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Cédric de Speville : « il y a une perception de corruption à Maurice »

Cédric de Spéville occupe depuis septembre dernier la présidence de Business Mauritius, instance regroupant les organisations sectorielles du secteur privé. Dans l’interview qu’il nous a accordée cette semaine, il appelle à travailler pour « plus de transparence à tous les niveaux », estimant en effet qu’au-delà des classements de Maurice dans divers rapports ou indices, il existe « une perception de corruption » dans le pays. Le président de Business Mauritius plaide également en faveur d’une institutionnalisation du dialogue entre le gouvernement, le secteur public et le secteur privé, tout en soulignant qu’avec la mise en place de l’Economic Development Board, nous bénéficions d’une réelle opportunité de faire des avancées sur le plan économique. Selon lui, le pays a cependant besoin d’une feuille de route en matière de développement économique qui soit « claire, discutée et partagée ».

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Vous avez accédé il n’y a pas longtemps aux fonctions de président de Business Mauritius. Quelle impulsion ou sens de direction comptez-vous donner personnellement à cette instance suprême du secteur privé mauricien ?
En plus de la consolidation des actions de Business Mauritius, j’ai deux objectifs clairs pour mon mandat. D’abord, de faire en sorte que Business Mauritius puisse contribuer à établir des partenariats réels entre les PME et les « grands groupes ». Le but est que nous puissions éviter les préjugés et les incompréhensions car toutes les entreprises, ainsi que les associations et les autres partenaires sociaux, ont tout à gagner en apprenant à collaborer efficacement ensemble. Or, à ce jour, j’ai un peu l’impression qu’il y a deux équipes, et ça n’a pas de sens.
Le second objectif est de contribuer au progrès de la bonne gouvernance à Maurice. Pour cela, il va nous falloir prendre des positions tranchées sur des sujets délicats, mais c’est la seule manière de faire avancer les choses positivement. Il nous faut aujourd’hui œuvrer pour plus de transparence à tous les niveaux.

Concernant le premier objectif, pourquoi est-il difficile de mettre en place ces partenariats ?
Cette collaboration aurait dû se mettre en place de manière naturelle car nous sommes appelés à travailler ensemble. Il n’y a pas de relations conflictuelles entre les grands groupes et les PME. Mais il y a, selon moi, encore de la place pour mieux structurer cette collaboration.

S’agissant du second objectif, où pensez-vous que le bât blesse ?
Il y a définitivement encore des progrès à faire au niveau de la bonne gouvernance. Tous les citoyens se prononcent pour une transparence accrue.

Business Mauritius comprend des organisations défendant les intérêts de divers secteurs de l’économie mauricienne. Est-il facile de concilier tous ces intérêts ?
Avant tout, précisons que Business Mauritius ne se substitue pas aux associations sectorielles. Pour répondre directement à votre question : non, ce n’est jamais simple de concilier, mais c’est à mon avis tout l’intérêt de l’existence même de Business Mauritius, soit de faire en sorte que l’écoute et le dialogue permettent de trouver des terrains communs à tous, et non continuer à segmenter ou cultiver son propre jardin. Le but est de soutenir les propositions transversales et certains arbitrages sont inévitables. Mais si cela se fait dans le dialogue et l’intérêt général, on en ressort gagnant.

Dans le passé, on a eu droit à des réunions de haut niveau entre le gouvernement et le secteur privé sur une base régulière. Il y a eu même des souhaits pour que ces réunions soient perpétuées. Comment se porte aujourd’hui le dialogue gouvernement-secteur privé ?
Le succès de Maurice repose en grande partie sur la qualité du dialogue établi entre la communauté des affaires, le gouvernement et le secteur public. Quels que soient les gouvernements, le respect et la confiance entre ces trois composantes sont indispensables pour avancer. Au-delà des relations interpersonnelles construites au fil du temps, je pense qu’il est essentiel d’institutionnaliser ce dialogue, d’en faire un rendez-vous régulier. C’est ce souhait d’une réunion périodique élargie sur base trimestrielle que j’ai exprimé récemment au Premier ministre en compagnie du CEO de la BoM.

2017 est sur le point de se terminer. Quel regard jetez-vous sur l’évolution de la situation socio-économique du pays pendant l’année ?
D’un point de vue économique, le bilan est moyen car nous sommes en dessous des objectifs fixés en début d’année en matière de croissance. L’investissement stagne, les gains de productivité et la création de valeurs ne sont pas suffisants…
D’un point de vue social, il y a la perception d’une dégradation du “law and order”, une perte des repères et de cadres pour toute une génération ayant cessé de rêver… Les problèmes de la drogue et de l’argent facile, avec une certaine banalisation de la corruption, sont des signaux auxquels nous devons être très attentifs. Notre objectif à tous, sans exception, doit être de tout faire pour inverser cette tendance et briser le cercle vicieux de la pauvreté. Ça doit demeurer l’objectif numéro un pour le gouvernement, les syndicats, la communauté des affaires… Même si les débats quant aux moyens pour y arriver continueront, naturellement !

Quels sont, selon vous, les secteurs qui méritent une attention particulière, compte tenu du contexte économique global et des enjeux ?
Nos recommandations ne sont pas nouvelles, mais si je devais en choisir trois, ce seraient d’abord le renforcement et la simplification du cadre régulateur et de l’indépendance des institutions. Ensuite l’ouverture, au sens large du terme, aux talents étrangers aussi bien qu’aux idées nouvelles. Et enfin, une hausse de la productivité, qui passe entre autres par l’amélioration des infrastructures de support, des logistiques, de la connectivité informatique, etc. Il y a un vrai potentiel dans le secteur des TIC, qui est aujourd’hui sous-exploité.

L’Economic Development Board (EDB) est en train, petit à petit, d’être mis en place. Avez-vous des attentes particulières par rapport aux attributions de cette organisation ?
Il y a de grandes ambitions et attentes pour ce qui concerne l’EDB. D’une part de créer un “one stop shop” pour la promotion des investissements et la facilitation des affaires et, d’autre part, de coordonner et planifier le développement socio-économique du pays. Pour réaliser ces ambitions, il y a plusieurs étapes importantes à franchir, et cela ne sera possible qu’avec un board solide et des équipes exécutives compétentes et indépendantes. Nous avons aujourd’hui, avec l’EDB, une réelle opportunité de « make a big step » si les choses sont faites dans les règles de l’art. Si ce n’est pas le cas, ce sera non seulement une occasion ratée, mais aussi un gros risque d’avoir tout concentré sous un même toit.

Estimez-vous que l’EDB devrait s’atteler davantage à la planification du développement économique du pays avec, entre autres, l’élaboration de plans de développement sur une base triennale ou quinquennale, comme par le passé ?
Il est crucial que nous puissions voir à long terme et que Maurice puisse faire des choix avisés pour son modèle de développement. Gouverner c’est prévoir, mais c’est aussi choisir. Il faut que la feuille de route en matière de développement économique soit claire, discutée et partagée. On ne peut pas juste sauter sur toutes les opportunités. Il faut avoir le courage de choisir. Juste comme exemple, les questions de faire de Maurice une destination pour le “bunkering” ou encore pour l’aquaculture marine à grande échelle sont des questions majeures et les décisions à court terme ne peuvent être prises à la légère. Sans préjuger du bien-fondé ou non de ces projets, ce sont typiquement des sujets qui, à mon sens, devraient être « cadrés » et faire l’objet d’un consensus national.
Je pense qu’un EDB bien constitué aidera à répondre à ces questions touchant à notre modèle de développement. Maurice est une petite île et les conséquences de quelques mauvais choix peuvent être quasi irréversibles. Ayons la sagesse de toujours privilégier le long terme au court terme…

L’amélioration du cadre d’investissement a été plébiscitée dans le rapport 2018 de la Banque mondiale sur la facilitation des affaires (“Ease of Doing Business”). Mais ce rapport met en relief certains domaines où des efforts accrus doivent être déployés pour corriger certaines situations. Quelle est votre analyse de ce rapport ?
Malgré les failles éventuelles – comme dans tous les classements –, ce classement est important car il est regardé par les investisseurs et permet un “benchmark” pour que nous continuions à nous améliorer. La promulgation de la Business Facilitation Act (BFA), pour laquelle Business Mauritius a beaucoup collaboré avec le ministère des Finances et du Développement économique et la BOI, a été un point important dans le classement de cette année. Tout classement est relatif et notre rang ne sera amélioré que si nous continuons les réformes essentielles.
Selon le rapport de la Banque mondiale, nous devrions faire des progrès au niveau des lois du travail pour introduire plus de flexibilité. Il y a aussi d’autres points techniques, mais importants, concernant le « getting credit » avec la mise en place d’un “Credit Information System” plus précis, ou encore l’acceptation des « movables as collaterals ».

Un autre rapport, soit le Mo Ibrahim Governance Index 2017, montre que Maurice a gagné des points et consolide sa position de No 1 en Afrique. Cependant, de nombreux observateurs, en particulier la presse étrangère, s’étonnent de ce classement de Maurice en faisant notamment référence au recul du pays en matière de lutte contre la corruption. Quelles sont vos observations ?
Je n’ai pas d’étude objective autre que celle de Mo Ibrahim pour vous répondre. Ce que je peux vous dire, c’est ce que je pense : la corruption est un cancer, un cercle vicieux infernal qui détruit des vies comme des économies toutes entières. Je trouve qu’on a trop tendance à banaliser ce terme, à en parler de manière distante et déconnectée. Au-delà des classements, il y a une perception de corruption à Maurice, laquelle est amplifiée par les réseaux sociaux et des enquêtes journalistiques de plus en plus poussées et engagées. Ce qui me fait peur, c’est que nous puissions, en tant que peuple, devenir résignés. « Laiss li pran so sans… ! » est une phrase qui m’horripile ! Sans système clair, y compris concernant le financement des partis politiques, c’est la porte ouverte à toutes les spéculations. Nous devons agir.

Sur quel plan des progrès devraient être fait ? La transparence dans les décisions gouvernementales et dans la conduite des affaires est-elle un sujet préoccupant pour vous personnellement ?
Il l’est pour tout citoyen. Nous voulons tous vivre dans un état de droit. Et cela relève de notre devoir de préserver les bonnes pratiques et d’en construire d’autres.

Business Mauritius a émis un communiqué la semaine dernière pour rappeler les engagements à respecter en matière de financement des partis politiques, surtout en prévision de la partielle au No 18. Diriez-vous que la norme préconisée dans le code de bonne gouvernance est la plus appropriée dans le contexte local ?
Je pense que nous devons aller plus loin. Le système de financement des partis politiques à Maurice est opaque et nous devons y remédier car cela nuit à l’ensemble du jeu démocratique. En l’absence de règles claires, toutes les spéculations sont permises. Il faut nous assurer que les entreprises déclarent les fonds versés et que les partis politiques déclarent à leur tour, en toute transparence, les fonds reçus et les dépenses effectuées, et que cela puisse être audité, comme pour toutes les entreprises. Au sein de Business Mauritius, nous sommes actuellement en train de travailler sur des propositions très concrètes, que nous soumettrons dans les semaines qui viennent.

Les partenaires sociaux se sont réunis la semaine dernière pour décider de la compensation salariale pour 2018. Business Mauritius semble avoir adopté une attitude conciliante, non sans avoir évoqué la nécessité de trouver une formule qui réconcilierait à la fois la compensation salariale, le “Minimum Wage” et la Negative Income Tax. Quelle est la politique salariale qui conviendrait le mieux au pays dans la conjoncture ?
Tous les ans, j’ai l’impression d’un « tug of war destructeur » ou chaque partie tire le plus fort possible de son côté, quitte à brandir des arguments déraisonnables, avec une valse de menaces, de “walk-out”, etc. Quand je prends un peu de recul, je me dis que c’est un peu dommage : l’avancement des uns ne peut pas se faire au détriment des autres. Nous sommes tous dans le même bateau et le challenge est vraiment de voir comment réussir ensemble. Pour une économie ouverte comme Maurice, ce ne sont que les gains de productivité qui permettront de maintenir notre compétitivité – et donc des jobs correctement rémunérés – sur le long terme. Ça paraît logique et simple, mais sans confiance et partage au sein de nos entreprises, la tâche est dure !
La compensation salariale, le “minimum wage” ou encore la Negative Income Tax sont de bonnes idées en soi… même si « the devil is in the details » dans certains cas. Nous devons aussi faire attention à ne pas rajouter de couches de complexité. Nous sommes en faveur d’un système simple, facilement compréhensible.
Finalement, avec l’objectif de donner autant de supports que possible à ceux au bas de l’échelle, nous pensons que la question du ciblage au lieu de subventions universelles mérite d’être reprise. Les outils technologiques existent aujourd’hui pour une administration simple et transparente.

Comment appréhendez-vous 2018 ? Diriez-vous que le pays est bien parti pour réaliser une croissance de plus de 4% l’année prochaine ?
À ce stade, il semble en effet que nous devrions atteindre les 4%. Le secteur de la construction devrait “perform” correctement. Idem pour le tourisme. Il y a aussi un pipeline de projets intéressants qui s’accumulent depuis quelque temps dans le secteur de l’énergie. La mise en opération de l’Utility Regulatory Authority devrait aider à concrétiser ces projets d’investissement.
L’état de notre balance commerciale, lui, est inquiétant : nous devons soit exporter plus, soit consommer plus de « local » si nous voulons maintenir notre rythme de vie. Tout cela nous ramène à l’urgence d’agir pour améliorer notre productivité et, par conséquent, notre compétitivité.

Venons-en au groupe Eclosia, qui ne cesse de s’épanouir dans le paysage économique local. Pouvez-vous élaborer sur ce développement et les projets d’avenir ?

Nous sommes heureux de pouvoir continuer de développer des projets qui ont du sens pour nous et qui sont “hopefully” pour le pays. La quasi-totalité de nos bénéfices annuels sont réinvestis pour développer nos entreprises et réaliser de nouveaux projets. À Maurice, nous sommes en pleine transformation avec la mise en place d’un nouvel Enterprise Resource Planning. Nous finalisons aussi la construction d’une nouvelle plateforme logistique qui permettra à Panagora de servir encore mieux les Mauriciens dans les coins les plus reculés de l’île. Nous démarrerons sous peu la construction d’Odysseo – l’oceanarium – avec nos partenaires. Au niveau régional, les choses se passent aussi correctement et nous devrions être en mesure d’annoncer des projets d’investissement importants à Madagascar, au Kenya et aux Seychelles dans les mois qui viennent.
Nous sommes très bien implantés à Madagascar. Nous y avons tissé des liens forts avec de petits producteurs et nous croyons dans l’avenir de la Grande Île, qui occupe une place importante dans l’activité de notre groupe. Au Kenya, nous posons les premiers pas dans la filière avicole, plus précisément à Nakuru. Nous allons commencer petit mais nous pensons que le potentiel est important. Notre approche est de ne pas aller trop vite en besogne, de bien saisir les enjeux, de nouer des liens avec la population et, surtout, de bien comprendre le contexte local. Pour ce qui concerne les Seychelles, nous comptons y mener à bien un projet agroalimentaire.
J’ajouterai par ailleurs que 90% des activités du groupe Eclosia se font à Maurice. Nous voulons poursuivre dans la voie du développement de nos opérations locales. Il y a des projets qui seront mis en chantier.

Est-ce que l’expansion future du groupe passera par un développement organique ou par acquisition ?
Historiquement, le développement d’Eclosia s’est fait en interne. Nous aimons créer. Nous sommes plus dans une démarche entrepreneuriale que financière.

Eclosia envisage-t-il une cotation en Bourse ?
Non, ce n’est pas à l’agenda. Je dois cependant faire ressortir que certaines entreprises du groupe, notamment Les Moulins de la Concorde Ltée, Liverstock Feed Ltd et Tropical Paradise Co Ltd, sont cotées en bourse. Nous allons également ouvrir au public l’actionnariat d’Odysseo, notre oceanarium, qui sera opérationnel en 2020.

Une question personnelle : vous faites partie de la liste 2017, élaborée par l’institut Choiseul, des 100 leaders africains. Qu’est que cela représente pour vous ? Quelles sont les valeurs que vous vous évertuez à défendre au sein de votre entreprise et de la communauté des affaires ?
J’avoue avoir été un peu surpris par ce classement, que j’ai découvert dans les colonnes du Mauricien. Mais honnêtement, ça ne me parle pas beaucoup. Il faudrait que je rencontre les membres de l’institut Choiseul pour me faire une opinion. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir un impact positif sur le long terme et de contribuer à des choses utiles !

Êtes-vous optimiste pour l’avenir ?
Très optimiste… du moins pour le court terme. Pour moi, les problèmes représentent également des opportunités pour améliorer la situation. Il ne sert à rien d’être défaitiste.

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