«Il faut arrêter de mettre des murs et des enrochements le long des côtes qui enlaidissent le littoral sans forcément résoudre les problèmes et probablement les exacerbant» Week-End a fait appel à l’expertise de Vassen Kauppaymuthoo, océanographe et ingénieur en environnement, pour mieux expliquer le phénomène de désensablement des nos plus belles plages suite à un appel grandissant de nos lecteurs impuissants et désenchantés du rétrécissement des plages sous leurs yeux. L’océanographe, qui dénonce un certain nombre de pratiques humaines et de décisions hâtives ayant mené à cette situation qui a néanmoins pris naissance dans le réchauffement climatique, propose des solutions intégrées impliquant, en premier lieu, les habitants et entreprises locales. Pour l’heure, il tient surtout à alerter la population sur ce phénomène dévastateur qui pourrait, selon lui, faire disparaître plus de la moitié des Pas géométriques dans les décennies qui viennent. L’heure est définitivement à la prise de conscience.
Vassen Kaupaymoothoo, pouvez-vous nous expliquer ce qui se passe sur nos zones côtières ? Et les conséquences ?
Les zones côtières sont menacées à travers toute l’île. L’espace occupée par le sable diminue à vue d’œil. Ce phénomène est en train d’accélérer, et je pense que si rien n’est fait, plus de la moitié des Pas géométriques risquent de disparaître dans la décennie à venir: le niveau de la mer monte, les récifs et les coraux qui dissipent l’énergie des vagues se meurent, les vagues et les houles océaniques grossissent avec le changement climatique, et les murs en roches érigés sur la côte reflètent et accélèrent cette énergie qui arrive sur nos côtes. Tout cela combiné aggrave le problème.
Que proposez-vous pour endiguer ce désensablement des côtes ?
Il faut engager sans plus tarder une approche systémique de gestion intégrée des zones côtières impliquant des associations d’habitants. Il faut aussi mener des études spécifiques dans les diverses régions de l’île qui sont affectées par l’érosion côtière et mettre en place des mesures de protection qui prennent en considération l’esthétisme et les phénomènes océanographiques locaux pour ne pas aggraver le problème ailleurs.
Il faut retourner vers des mesures de protection plus douces et naturelles, comme revégétaliser nos côtes avec des espèces de lianes et de plantes qui fixent le sable, ne pas interférer avec la circulation et les courants marins, éviter de placer des structures en dur ou en roches qui ne font que refléter l’énergie, mais aussi impliquer les habitants, les utilisateurs de la mer, les pêcheurs, les plongeurs, et tous les citoyens afin d’établir un suivi du phénomène et enfin il faut des études détaillées proposant des solutions intégrées.
Outre Trou-aux-Biches, des photos de riverains à Mon-Choisy, à Bain-Bœuf et à Belle-Mare et des témoignages sur la situation à Pointe-de-Flacq, montrent que, globalement, la situation des plages s’est nettement aggravée lors de ces dix dernières années ?
Effectivement, l’érosion frappe la quasi-totalité des côtes sableuses de Maurice, mais aussi Rodrigues, Agaléga, Saint-Brandon et les Chagos. Et la situation s’aggrave de plus en plus vite à cause de l’emballement des phénomènes liés au changement climatique.
L’érosion semble variable et inégale. Y a-t-il des alternances de perdition et d’accumulation de sable ?
La présence d’une plage de sable est le résultat d’un équilibre fragile entre l’érosion et l’accrétion qui permettent de mesurer le déplacement des grains de sable. La première détermine le nombre de grains de sable qui quitte la zone, et la seconde, le nombre de grains de sable qui entre dans la zone. Si le nombre de grains de sable qui quittent la zone sous l’influence du courant est le même que le nombre de grains de sable qui entrent dans la zone, alors la plage est stable. S’il y a plus des grains de sable qui quittent la zone que ceux qui y entrent, il y a une plage dite en érosion et s’il y a plus de grains de sable qui entrent dans la zone qu’il y a de grains de sable qui sortent, on dit qu’il y a accrétion.
Tout cela se fait sous l’influence de la force des courants marins, des vagues et des houles, mais aussi de phénomènes géologiques complexes liés au déplacement vertical des masses continentales appelés réajustements isostatiques. La dynamique sédimentaire de nos belles plages résulte ainsi d’un simple bilan massique, un simple calcul mathématique qui détermine si nos plages sont stables, en érosion ou en accrétion.
Pour le commun des mortels, ce phénomène est surtout visible à l’œil nu. Quel est le rôle de l’activité humaine dans le phénomène ?
Le phénomène est surtout influencé par les effets du changement climatique, qui sont la conséquence des activités humaines. Ainsi, la quantité de chaleur accumulée dans les masses océaniques et l’atmosphère augmentent. Cela cause une dilatation des masses d’eau océaniques qui contribuent à 70% à la montée du niveau des océans et à la fonte des glaciers qui contribuent à 30% de la montée des océans. Le rythme de montée des eaux s’est accéléré dernièrement, passant de 2,1 mm par an à plus de 3,4 mm dans la région du Sud-Ouest de l’océan Indien. Et puis, il y a toutes les interventions locales, comme l’ouverture des passes, les activités nautiques et la construction des murets.
A Pointe-de-Flacq, une grande partie du sable qui est drainé va s’accumuler à l’extrême pointe de l’hôtel Saint-Géran, en face de Poste-de-Flacq. Quelles sont vos explications ?
Le sable qui se déplace en causant une érosion locale de la plage ne se perd pas. Il est transporté sur des distances plus ou moins longues, soit pour être rejeté en dehors des récifs à travers les passes, soit en s’accumuler dans une autre partie du lagon, comme c’est le cas au Saint-Géran.
Le groupe hôtelier a tenté plusieurs dispositifs vers la fin des années 1990/début des années 2000. Elles semblent avoir été inefficaces à long terme, et parfois néfastes pour les zones voisines. Qu’en pensez-vous ?
En empêchant le mouvement naturel du sable et en interférant avec la dynamique sédimentaire de la région de façon non appropriée, on ne fait qu’exacerber le problème, en causant d’autres problèmes locaux. Prenons l’exemple des mesures adoptées durant les dernières décennies pour faire face à l’érosion : des experts étrangers ont recommandé la plantation de filaos pour couper l’effet du vent sur les dunes de sable dans les années 1980. On a ensuite pris la décision de les couper, car ils accéléraient l’érosion, selon d’autres experts étrangers dans les années 1990.
Des recommandations d’autres experts étrangers ont amené les autorités à placer des gabions sur la plage dans les années 2000, et la tendance actuelle de certains consultants étrangers est de placer des structures rocheuses avec un angle de 30 degrés le long des côtes, si ce ne sont des épis coupe-vagues. Comme on peut le voir, toutes ces mesures, parfois contradictoires, n’ont mené à rien. Et elles ont parfois enlaidi notre littoral, causant une accélération du phénomène d’érosion dans les zones alentours. On a ainsi eu tendance à jouer à l’apprenti-sorcier face à un phénomène qui demande une approche systématique globale intégrant les phénomènes locaux, régionaux et globaux, ainsi que la connaissance du terrain qu’ont les habitants des zones côtières et les utilisateurs de zones côtières comme les pêcheurs. La gestion de l’érosion côtière est complexe.
Un nouveau dispositif, une digue brise-lames, perpendiculaire à l’îlot Bananes, et décrié par les pêcheurs, a été installé en août/septembre 2017 pour protéger la plage de l’hôtel à Saint-Géran. Est-ce efficace ?
Beaucoup de mesures ont été prises ad hoc sans suivi sur le moyen et long terme, et je pense que c’est une des raisons des échecs des années précédentes, sans compter les dérangements causés aux autres utilisateurs de la mer, comme les pêcheurs, skippeurs, plongeurs et les simples citoyens qui utilisent la mer.
Parlez-nous de la situation et de l’avancement des démarches à Trou-aux-Biches ?
A Trou-aux-Biches, j’ai recommandé aux habitants d’envisager le problème d’une autre façon et de le gérer directement, en créant une association à but non lucratif afin de financer une étude et de déterminer les mesures qu’il faudrait prendre pour faire face à ce phénomène directement. J’ai mené l’étude et j’ai préconisé un certain nombre de solutions, et nous en sommes maintenant à l’étape de la liaison avec les autorités et la mise en place de mesures dans le long terme. Ces mêmes habitants ont également ont pris des mesures temporaires urgentes afin de protéger leur propriété, au vu des derniers évènements cycloniques qui ont aggravé la situation.
Cette même approche devrait être adoptée le long du littoral mauricien, à travers l’île, afin de faciliter la compréhension globale du phénomène et d’aller vers les autorités avec des projets intégrés de protection de la zone côtière.
A Bain-Bœuf, des sacs ont été placés dans la mer pour atténuer la perte de sable. Un matelas qui ne semble pas pour autant efficace lorsqu’on constate l’accélération de l’érosion.
Les sacs de sable constituent un “sparadrap”; une solution à court terme afin de pouvoir arrêter l’hémorragie, mais pas une solution à long terme. Cependant, ils absorbent plus l’énergie océanique et s’intègrent mieux à l’environnement que les murs.
Quelles sont les meilleures mesures urgentes à prendre ?
Il faudra tout d’abord sauver les meubles et tenter de freiner l’érosion, avant d’entreprendre une étude océanographique et environnementale locale et régionale pour comprendre la cause réelle du phénomène et les solutions appropriées, sachant que la meilleure solution technique peut ne pas être forcément appropriée pour des raisons sociales ou esthétiques, et ensuite assurer un suivi de la mise en application des mesures, avec des réajustements, si nécessaire. C’est pour cela que je pense qu’il faut arrêter de mettre des murs et des enrochements le long des côtes qui enlaidissent le littoral sans forcement résoudre les problèmes, mais qui probablement les exacerbent.
Et ensuite ?
Alerter l’opinion publique. L’érosion côtière va augmenter avec les années, comme on a pu le constater. Ce phénomène crée une pression sur notre zone côtière qui est très importante, non seulement pour le secteur touristique qui est un pilier de notre économie, mais aussi pour toutes ces familles qui habitent au bord de la mer, ainsi que nos infrastructures stratégiques: port, routes, etc. On ne pourra pas résoudre le problème du jour au lendemain, car c’est un phénomène de très grande ampleur et qui est lié au changement climatique et ses conséquences. L’adaptation et la résilience face à ce phénomène exigent une mobilisation du public à travers la création d’associations de gestion intégrée par les habitants et les hôtels.