PAULA LEW-FAI
1966-1967
J’ai 11 ans et je viens d’atterrir au RCPL. Ma mère est aux anges : « Surtout pas d’école de bas étage. » C’est tout ma mère. Je suis Pat Kwee. C’est mon prénom entier, pas Pat et Kwee comme nom de famille. « Kwee, Kwee, un nom de famille ? Ca n’existe pas le clan Kwee, ni à Maurice ni en Chine ! » Mais quelle idée de m’affubler ainsi de ce Kwee qui me fera la cible idéale de quolibets – Fan Kwee (désignant la communauté créole à Maurice, Kwee étant le diable : un renvoi à « Sinwa li pa dimounn, kan li mor li vini yap (diable) », Pak Kwee, (allusion à ceux ayant la peau blanche, Pak étant la couleur blanche), Cui Cui, petit oiseau sautant de branche en branche, moi qui ne suis de nulle part. Pat Kwee, Pak Kwee ? Tendance valorisée socialement du blanc ?
Autour de moi, il y a des mouvements, des ondes plutôt qui, imperceptibles au départ, se feront de plus en plus précis. J’entends que mon pays va accéder à l’Indépendance, que nous aurons notre propre drapeau et notre hymne national. Je ne comprends pas trop l’impact que cela aura sur notre île. Il y a des peurs de certains, paraît-il, que toutes les femmes auront à porter le saree, qu’elles seront des proies potentielles et deviendront les maîtresses de ceux au pouvoir… Ceux que je connais de la communauté créole parlent de partir pour l’Australie. Moi, je flotte. Je dois éviter à tout prix le collège de « bas étage ». Ma mère, je ne peux la décevoir. C’est une question de fierté absolue pour elle. Sa revanche. Pour moi, c’est la clé de mon indépendance, vitale pour me retrouver.
Ma mère, créole chinoise, ressemble physiquement à son père, venu de Meixian (Moyuen, lieu d’origine de la plupart des chinois Hakka venus à Maurice) et qui avait pris pour concubine une créole de couleur. J’étais toujours étonné de me voir entouré de créoles lors des mariages des familles de ma mère…elle la chinoise! Mon père aussi est un créole chinois et, à mon jugement, je ne vois rien qui trahissent ses origines chinoises : un teint foncé, des cheveux ondulés, de grands yeux noirs avec de longs cils. Il parle souvent d’opéras – Carmen, La Traviata etc.; son livre fétiche est « Le Rouge et le Noir ». C’est en lisant ce livre que je compris ensuite pourquoi il signait de temps à autre Julien Sorel. Lors des mariages des familles de mon père, je me trouve toujours entouré de chinois. Au fait, sa sœur s’est mariée avec un chinois de la rue Arsenal, et ils ont onze enfants (une large fratrie fréquente dans beaucoup de familles chinoises). Mon père dit que sa mère était créole chinoise et sa grand-mère maternelle, originaire du Pondichéry ; son père était un créole chinois. Mon parrain/oncle est un musulman catholique, ma marraine/tante est une « noire ».
Oui, comment me retrouver sur le seuil de ce RCPL, mythique collège d’élites du pays? Moi, Pat Kwee, à l’identité flottante. À l’image de mon île. Au RCPL, je me retrouve parmi la crème de l’intellingentsia junior du pays. Les amis de classe sont hétéroclites…peu de blancs…ils fréquentent alors les collèges de Curepipe. Les hindous viennent à la fois des régions rurales et urbaines; ceux des villes se démarquent des autres par leurs noms de famille déjà connues et leur brin d’arrogance. Ils arrivent au collège en voiture. Beaucoup d’entre nous marchent ou viennent à vélo. Qui ne connaît pas le hangar abritant les vélos du RCPL? Les élèves chinois viennent presque tous de Port-Louis où se situent beaucoup de « star schools ». Leurs aînés ont fréquenté la « Chinese Middle School », fondée en 1912, mais les parents ont vite compris que l’avenir de leurs enfants passe par le système éducatif à l’européenne. Sans état d’âme, ils ont fait le saut, enjoignant les plus jeunes à être parmi les meilleurs. Il y a peu d’élèves musulmans et créoles. J’y retrouve beaucoup d’amis de l’école de la Salle, près du Champ de Mars. Qui suis-je, à quel groupe m’affilier ? À quelle communauté j’appartiens ?
Ma tendre enfance, jusqu’à 11 ans, je l’ai passée rue Odette Ernest, Great Salt Pan à l’époque. Nous habitions une maison individuelle sans toilette et salle de bains privées, dans une grande cour où, quotidiennement nous côtoyions comme voisins immédiats: Aka Maggie, avec ses interminables longs cheveux blancs, ma tante Tina, la sage-femme, Mme France qui se vantait toujours de son salmi canard, Bhai Hassim, le chauffeur de bus, Ah Ham, le cuistot d’un restaurant de Curepipe et sa femme, coiffeuse qui faisait des mises en pli (toni), et Lal, l’électricien. Le sens du partage et de la solidarité était alors une évidence et notre différence d’appartenance à telle ou telle communauté ne fut jamais un sujet de débat. Il y avait un grand tamarinier et deux jujubiers dans la cour et à l’époque de la cueillette, nous nous retrouvions tous en dessous pour les ramasser à notre guise tandis que Baye Hassim secouait de toute sa force les branches chargées de fruits. À chaque fin de mois, Monsieur Ramtoola, le propriétaire venait collecter les loyers.
En 1967, nous fûmes la première famille à quitter la cour de mon enfance. Je me souviens bien du visage bouffi de ma maman tellement elle pleurait de cette séparation. Mes deux aînés, frère et soeur, avaient déjà commencé à travailler et notre situation financière s’était améliorée du fait de trois salaires, comprenant celui de mon père. Du coup, ma mère abandonna son rôle de la modiste du coin, qui lui permettait d’arrondir les mois difficiles mais qui me permettait de voir de plus près les femmes du coin, qui n’étaient pas toutes de bonnes mœurs! Ma maman était une femme respectée; elle avait un rôle de rassembleur et tenait aussi des cycles (« sit » en créole) à 12 personnes. Les participants étaient tous des personnes de confiance. Les samedis, les femmes faisaient le ménage en chœur en écoutant à tue-tête l’émission radiophonique « Ménagères à vos postes! ». Les dimanches après-midi, ma mère jouait au bingo avec les voisins dans une grande cour ou allait au cinéma, et je l’accompagnais toujours. Les séances débutaient à 13h pour se terminer vers 19h. Notre déménagement rue Tank Wen en 1967 nous permit de louer le rez-de-chaussée d’une maison rose en béton et à étage avec des antivols en forme d’éventail. Le propriétaire habitait au 1er. Nous avions notre toilette et salle de bains privées mais point de cour… point d’arbres et, encore plus dramatique, plus de va-et-vient du voisinage.
Bambin, je fréquentais l’école maternelle de la famille Hortense, située à la rue Tank Wen et l’école primaire de la Montagne. Quand j’eus 8 ans, voyant mes bons résultats aux examens, ma mère me fit transférer à l’école de la Salle afin de m’éviter ce « bas étage » que je ne mérite pas, selon elle. Tous les jours, j’étais accompagné d’une collégienne et son amie qui fréquentaient un collège non loin car le trajet se faisait à pied. En cours de route, souvent ma chaperonne me donnait des cours d’éducation sexuelle ou m’apprenait les paroles des chansons de Dalida. À l’école de la Salle, c’était ma première incursion dans un milieu scolaire plus dynamique et dominé par de petits chinois bien éveillés.
En quête
À l’approche de l’Indépendance (du pays et de la mienne), la question de l’identité sociale de chacun devient peu à peu cruciale. On se démarque, on se positionne, on est pour ou contre, on se fabrique des antagonismes qui étaient autrefois gommés par la lutte pour la survie quotidienne. Mes amis d’origine chinoise me donnent l’assurance qu’en période post-indépendance, en cas d’éviction du pays de Mauriciens non hindous, ils seront accueillis à bras ouverts en Chine. Les mulâtres ou gens de couleur parlent d’immigration vers l’Australie. Pour moi, créole chinois, la question du pays où moi, je me dirigerais en cas d’éviction est mise sur le tapis. Question colle sans réponse. J’en suis consterné et confus. C’est le déclic de ma quête existentielle.
À qui parler de tout cela ? Nous sommes peu nombreux, de créoles chinois. Encore moins parmi ceux qui aspirent à devenir l’élite du pays. La compétition est intense. Il y aura des places à prendre au sein de la classe dirigeante, une fois les Anglais hors du pays. Les possibilités semblent infinies et le désir de combler les attentes des parents est fort. Nous pouvons rêver et faire advenir nos rêves. Cette gratification-là – récompenser les parents pour leurs sacrifices consentis – est un puissant moteur. Des enfants chinois (garçons et filles) des régions rurales ou de Rodrigues viennent habiter à Port-Louis sans leurs parents, cohabitent chez un proche ou s’entassent dans une pièce meublée, louée pour l’occasion et étudient, étudient. Sans rechigner, sans broncher. Quel stoïcisme ! Nous, les « Pan Nao Si » (la moitié du cerveau remplie de m….), nous les regardons avec effarement, avec envie. Leurs vies paraissent si simples, axées qu’elles sont sur un seul et unique objectif : réussir et le plus brillamment possible. Nous, nous sommes dispersés, dans nos multiples appartenances, incapables de nous focaliser, tiraillés dans nos allégeances et nos fidélités.
Je remarque alors que l’art n’est pas le « cup of tea » de mes amis. Mon goût prononcé pour les arts de la scène à un si jeune âge me surprend tandis qu’ils jouent au foot et parlent formules mathématiques. Moi, je m’amuse à traverser les 110 m de haies en grand écart dans l’air et ne parle que de la marche turque de Mozart, la truite de Schubert ou la danse macabre de St-Saens. Les heures de récréation, je les passe en classe de dessin. L’alignement des pupitres/chevalets dans la classe de dessin me fascine…tel des chevaux de courses en position de départ! Les murs sont tapissés de reproductions des tableaux de Degas montrant des filles en tutu sur scène. Des sculptures de Camille Claudel et de Michelangelo ornent une grande table de la classe. Je suis sous le choc en apprenant qu’il y a des vandales parmi mes amis qui s’amusent à voler les 33 tours de la classe de musique et les détruisent. Le pourquoi de ces gestes infâmes fut toujours une énigme pour moi tout comme pour eux. Peut-être qu’ils étaient en phase à ce qui se passait en Chine?
Mais, ils sont si bons en toutes les matières. Comment font-ils, ces jeunes si doués ? J’aurai pu, oui j’aurai pu, je ne suis pas moins intelligent mais mes intérêts sont ailleurs. Je me plonge dans la découverte de la musique « Appréciation musicale » de Mme Martial, de la peinture « L’Appréciation et les rudiments de la peinture » de P. de la Hogue Rey/Clément d’Unienville, du pop art de Serge Selvon, de retour d’Allemagne, dans les pièces de théâtre organisées par le collège grâce à Denis Julien ; je m’investis dans les cours de formation corporelle de Hawkins, Pierre Philogene, dans les visites régulières aux galeries Max Boullé, les théâtres de Port-Louis avec le décorateur Gérard Barry et du Plaza, les salles de cinéma dont celle du Plaza où officie Mme. Lajoie, l’ouvreuse, toujours coiffée d’un boubou, hurlant dans le noir à tout contrevenant « ‘Teignez’ cette cigarette ». Ah le cinéma ! Le dimanche à partir de 13h avec projection de 3 films entrecoupés de « réclames » ou des visites officielles de la Reine d’Angleterre dans le monde. On en sort le soir, avec une migraine. Pendant ce temps, dans le quartier chinois, passent des sketchs burlesques et le ballet « Le détachement féminin rouge ». Les discussions animées entre fidèles de Mao et nationalistes de Chang Kai Sek restent cantonnées au périmètre des clubs ou associations chinoises tels « Heen Foh » et ne versent jamais dans le grand public. La discrétion avant tout. Nous sommes dans des univers étanches, mes camarades et moi. Par quel mystère suis-je tombé dans le domaine de l’art et de l’esthétique ? Un sourire, une grâce d’un de mes ancêtres aux multiples racines ?
Pour nos anniversaires respectifs, on s’invite à dîner et je remarque que nous sommes toujours réunis autour d’une table en formica rouge sans nappe ni napperons assortis. Les plats sont exquis et servis dans des bols en porcelaine. Les tables et les tabourets sont les mêmes dans toutes les familles chinoises. Chez nous, les jours de fête, tout un rituel est établi pour mettre la table. On ne lésine pas sur les accessoires de décoration et le futile. L’esprit pratique des Chinois ne finit pas de m’étonner. L’essentiel pour eux est de bien manger. Et silence, on mange et on boit. Peu d’alcool. Uniquement pour de rares occasions – une fois l’an, au restaurant, du whisky « White Horse », sur chaque table, et au maximum trois ou quatre tables. La sociabilité se réduit à l’essentiel. Pas de grands rires, de voix fortes. Ce serait se montrer vulgaire. Tout est mesuré, trop mesuré pour moi. Je ne suis pas de ce milieu. Pour la Fête du Printemps, je ne suis jamais invité. A cette occasion, mes amis organisent des boums et la possibilité de ma présence est débattue au « Chinese Parliament ». Le verdict est dur: les non chinois sont exclus de la boum des « lizie boutonier » (les yeux en forme de boutonnière) ! J’en suis mortifié!
C’est vrai, je me dis. Que ferais-je à cette boum des jaunes? Moi, ni blanc ni jaune ni noir…
Sur ce constat, je suis convaincu que je ne suis pas comme mes amis chinois. À mon grand dam, je remarque alors comment les gens de la même communauté se regroupent à Port Louis. Les musulmans à Plaine-Verte, les créoles, non loin de l’église de St-François Xavier. Au fait, mes amis chinois habitent tous le même quartier de Port-Louis selon leur statut social – les moins fortunés habitent les dédales de China Town ou des bâtiments d’entrepôt, infestés de rats non loin du Marché central où ça sent le « bombli » et le poisson salé. Les plus fortunés habitent en général le quartier chic de Port-Louis, non loin de la pagode de la rue Volcy Pougnet. Là-bas, les maisons sont en béton et à étage ou maisons coloniales. Le jardin est toujours très propre avec des allées bétonnées et il y a même des saules pleureurs, plante rappelant ainsi la Chine millénaire. Nous, les créoles chinois, nous sommes ailleurs. Là, où nous pouvons vivre sans trop de stigmatisation, dans ce monde interlope sans statut social prédéfini au sein duquel nous devons être sur nos gardes, décoder les signes d’être acceptés ou non, nous excuser avant même d’importuner, mériter notre présence, notre place. Marcher sur la plante des pieds, toujours. Mais quelle galère ! Et cette indépendance du pays qui vient exacerber les questions d’identité.
Au collège, c’est la loi de la jungle. Comme je ne suis pas du genre très viril, on s’acharne sur moi en m’affublant de divers sobriquets « peu testosteronés ». Je rétorque à chaque fois! Il y a même des matchs de boxe organisés pour les virils qui se vantent d’avoir des poils pubiens, en exhibition pour leur âge précoce. À l’heure de la récréation, les chinois occupent le « basket-ball pitch » ou les tables de ping pong dans le hall. Je suis soit en classe de dessin ou à la bibliothèque quoique parfois je m’aventure dans les matchs de foot, seul jeu réunissant des joueurs de toutes les communautés et où je suis la risée de tous.
1968
Au collège, la vie reprend son cours normal. Le changement de recteur fait jaser plus d’un. Il se chuchote que le précédent a préféré se mettre à la retraite afin de ne pas trahir sa conviction politique devant l’obligation de jouer l’hymne national. Les discussions sur l’Indépendance du pays entre amis du collège reprennent de plus belle, sont très animées et remplies d’incertitude. La ségrégation spatiale, sociale, identitaire sans doute a toujours été là mais la réalité de l’Indépendance nous fait prendre conscience de ces fossés qui s’élargissent. Au lieu de nous réunir, nous sommes encore plus divisés. Quelle est loin l’unité dans la diversité ! Motherland ? Un concept sans texture. Même pas celle d’un léger nuage dans notre beau ciel bleu. Le drapeau national et ses couleurs ? Leurs symboles ? L’angoisse n’a pas de couleur.
Enfant, je vivais dans l’angoisse d’être indianisé. Et je me retrouve comme d’autres, la gorge nouée, les peurs d’antan réactivées. À midi, ce 12 mars 1968, le drapeau mauricien est hissé. Ma mère pleure toutes les larmes de son corps devant notre lamentable télé blanc et noir ! D’autres laissent leurs fenêtres ouvertes pour en faire profiter les autres. Que me reste-t-il de cette journée mémorable pour notre pays ? Pas grand-chose car la mémoire est ainsi faite que ce sont les images de la bagarre raciale de janvier 1968 qui ont occupé le devant de la scène et imprégné l’imaginaire collectif. Feu et violences comme on n’en a jamais connu. Mes cousins et cousines déménagent de la rue la Paix pour le Ward IV où j’habite. Comme dans un dortoir, nous dormons sur des matelas jonchés sur le sol en attendant que maman leur trouve une maison à louer. Le pays est en flammes mais pour nous, c’est fête tous les soirs sur la terrasse. On se fait surprendre par les phares de l’hélicoptère de patrouille du couvre-feu parfois et vite, on se faufile à l’intérieur de la maison. C’est un jeu. On s’amuse à se faire peur car au Ward IV, les hommes forment une patrouille le soir et tout danger imminent est signalé par des bruits en tapant sur la colonne électrique du coin. Ah, mon cœur ! Ils arrivent ! Mais non, un éclat de rire troue le silence.
L’Indépendance acquise, les bagarres raciales terminées, mon île reprend son souffle. Je reprends le mien aussi. Brisant le rêve de mon père d’avoir un fils médecin, j’intègre la fonction publique. Et vite aux cours de Val Cheung Chak, danseuse sud-africaine venue s’établir à Maurice.
À moi, le grand air de la liberté. L’art, la danse qui subliment toute chose.
Quête perpétuelle certes mais qui rassemble les identités morcelées et les transcende.
Je la souhaite pour mon pays. Cette quête authentique et toujours renouvelée, qui ne cède en rien aux manipulations et aux intérêts immédiats. Pour l’indépendance des esprits, ceux d’une nation toujours à la poursuite d’une vraie unité.