Notre invitée de ce dimanche est Lindsey Collen, pionnière de la lutte pour l’émancipation de la femme à Maurice. Dans cette interview réalisée vendredi après-midi, Lindsey Collen raconte les débuts du Muvman Liberasyon Fam (MLF), fait le bilan de la cause des femmes depuis 1976 et analyse les avancées comme les reculs. Elle dit sa conviction qu’il faut que la lutte continue pour que les femmes soient libérées et que règne l’égalité avec les hommes.
Lindsey Collen, vous faites partie des pionnières de la lutte féministe à Maurice. Quels ont été les débuts du MLF local ?
Notre mouvement est né en 1976 dans le prolongement de la révolte des étudiants de 1975 revendiquant le droit à l’éducation gratuite. Nous voulions mettre sur pied une association pour lutter pour les droits des femmes et avons commencé à faire des réunions à travers l’île. Nous avons alors découvert qu’il existait déjà, depuis des années, des women’s associations à travers l’île. Elles avaient été créées depuis une vingtaine d’années par le PTr et l’IFB pour revendiquer le droit au vote pour les femmes. Il existait une revendication pour l’accès à la contraception — le planning familial — à laquelle s’opposait les forces qui avaient combattu l’indépendance. À l’époque, les hommes ne se sentaient pas concernés par la contraception, mais les femmes, souvent battues sur cette question, ont réussi à imposer le contrôle des naissances, empêchant ainsi Maurice de devenir l’overcrowded barracoon que prévoyait V. S. Naipaul.
Dès le départ, il y a un débat sur le nom à donner à l’association et le sens de son combat. Certaines opposent le concept du féminisme à celui de la libération de la femme…
Cela fut une des premières divisions dans le mouvement des femmes et provoqua de longs débats. Certaines, proches du MMM, refusaient de réclamer la dépénalisation de l’avortement, de crainte de perdre des votes au moment des élections. Il était pour nous impossible de mener le combat pour les droits de la femme sans poser la question de la légalisation de l’avortement. C’est comme ça qu’une quinzaine de femmes, dont je faisais partie, ont décidé de créer le MLF. Nous avons établi une liste de dix revendications principales pour mener le combat. Sur la liste, il y avait le droit à la contraception et l’avortement, bien sûr, à l’égalité dans l’éducation, le droit au travail avec un salaire égal et la revendication d’une loi – déjà – contre le harcèlement sexuel, entre autres.
Comment les Mauriciennes ont-elles accueilli ces propositions révolutionnaires à l’époque ?
Elles étaient plus avancées que nous sur le terrain des revendications. En 1978, nous créons la plateforme Solidarité Fam, qui regroupe toutes les associations féminines du pays pour faire un meeting au Jardin de la Compagnie. Je suis allée dans l’association Madam, de Belle Vue Maurel, pour une réunion de conscientisation. La réunion se tenait dans une baitka et l’assistance était composée d’une quarantaine de femmes d’environ cinquante ans. J’avais peur d’aborder la question de l’avortement, craignant de provoquer des remous, mais ce sont elles qui ont réclamé que, non seulement l’avortement soit légalisé, mais qu’il soit pratiqué dans les hôpitaux !
Quelle a été la réaction des hommes à ces revendications féministes ?
Je crois que les hommes ne savaient pas, ne voulaient pas savoir des choses sur l’avortement. Pour eux, c’était une affaire de femmes dont ils ne voulaient pas se mêler. D’autant que nous avions pris le soin de souligner que nous menions la lutte contre le système patriarcal, pas contre les hommes, que nous ne considérons pas comme des ennemis, mais comme des victimes du système, comme les femmes.
Ce qui n’empêche pas le MLF d’interdire ses réunions aux hommes dès le départ. Cette exclusion n’était-elle pas excessive ? Il y a quand même beaucoup d’hommes qui sont plus féministes que certaines femmes !
Jusqu’aujourd’hui, les réunions du MLF sont réservées aux femmes pour deux principales raisons. La première est que la femme ne se sent pas à l’aise de parler de ses problèmes, des ses problèmes intimes en particulier, en présence d’hommes. Et puis, il y a parmi ces hommes déclarés féministes des prédateurs qui viennent pour profiter de l’occasion. Ce phénomène n’est pas mauricien, mais mondial, comme l’affaire Weinstein aux États-Unis l’a démontré. N’oubliez pas que Weinstein, aujourd’hui le symbole même du prédateur sexuel, avait financé et participé à la marche des femmes contre Trump ! Mais je le répète : la lutte du MLF n’est pas contre les hommes, mais contre le système patriarcal qui opprime aussi bien les hommes que les femmes. Je voudrais dire que nous avons beaucoup appris des Chagossiennes, qui n’ont pas cette frayeur et ce respect mal placé que les autres femmes ont pour le système patriarcal. Elles ont vécu dans un système féodal dans les îles – comme sur un “tablissement sucrier” autrefois -, mais il y avait moins de discriminations entre hommes et femmes, ce qui fait qu’elles avaient une autre attitude vis-à-vis du pouvoir patriarcal et de ses représentants : chefs, sous-chefs, policiers, etc.
Pour le MLF, le principal obstacle/ennemi à l’émancipation des femmes c’est donc le patriarcat ?
Oui. Le système patriarcal mauricien, qui dérive du système colonial français, très lié à l’Église catholique — et aux autres églises pendant la colonisation anglaise —, qui était presque un État dans l’État. Après l’indépendance, cette influence a persisté, au point où les partis politiques, même le MMM, ont toujours refusé d’entrer en conflit avec l’église, de crainte que cela ne les affecte électoralement. Sans cette pression, le gouvernement travailliste aurait depuis longtemps légalisé l’avortement réclamé par les femmes. La résistance a été très dure et à Maurice certains n’ont pas hésité à relayer les arguments de l’extrême droite américaine sur le sujet. Souvenez-vous de cette photo avec un fœtus photographié à côté d’une pièce de monnaie qui a été distribuée lors des débats sur l’amendement à la loi. Cette méthode pour essayer d’influencer les Mauriciens a provoqué surtout un rejet pour ce genre de campagne qui est un manque de respect envers les femmes. Il a fallu des années pour amender la loi sur l’avortement, il a fallu que l’attitude de la société mauricienne change pour que cela soit enfin possible. Je dois ici dire que les autorités religieuses catholiques locales ont été en avance. Elles ont dit qu’il fallait comprendre les femmes qui se faisaient avorter une dizaine d’années avant le Vatican.
Quelles ont été les grandes avancées de la cause des femmes depuis la deuxième moitié des années 1970 ?
D’abord l’obtention de l’éducation secondaire gratuite après la revendication de mai 1975, qui a permis l’accès à l’éducation des filles. Il faut se souvenir qu’avant 1976, l’éducation secondaire était payante et que la majorité des familles mauriciennes ne pouvaient payer que pour un enfant. Et que, automatiquement, le garçon était choisi aux dépens des filles, même si ces dernières étaient beaucoup plus intelligentes ! Après l’éducation secondaire gratuite, on a aussi obtenu que les filles puissent avoir accès aux collèges techniques. Il faut compter dans les avancées le fait qu’on a fait entrer la contraception dans le système de santé du pays, ce qui a permis de passer d’une moyenne de dix enfants par famille à seulement deux ou trois. Il faut aussi dire que les débats et autres actions de conscientisation ont permis de lever le tabou sur l’avortement, ce qui fait que ce sujet est discuté plus librement aujourd’hui, même si la loi n’a pas été changée. Ce qui fait que, malheureusement, les avortements dans la clandestinité continuent, avec les risques sanitaires que cela peut comporter .
Il y a eu également des avancées au niveau du travail des femmes
L’emploi pour les femmes a constamment augmenté depuis l’indépendance jusqu’aux années 1985, avant de connaître une chute drastique ces dernières années. Au départ, les femmes avaient du travail comme employées de maison ou dans les champs, puis l’industrialisation a tout changé : les femmes et les jeunes filles sont entrées dans les usines et les bureaux par dizaines de milliers. Le fait que la femme ait travaillé et, de ce fait, obtenu une certaine indépendance financière a modifié les rapports sociaux. Le fait aussi que des dizaines de jeunes filles de la campagne, qui ne pouvaient aller à la boutique seule, aient trouvé le chemin des usines pour faire des night shifts a été une révolution. Au niveau du logement, il y a eu quelques avancées. La CHA a autorisé les femmes veuves ou célibataires avec enfants d’accéder à des logements à des tarifs préférentiels. Mais depuis, dans les années 1990, on a fermé la CHA et les classes laborieuses se retrouvent dans une pagaille sans nom au niveau du logement. Une situation qui est masquée dans les statistiques par ce que l’on appelle lakaz zéritié. Quand on fait des surveys, on demande à l’occupant d’une maison s’il paye une location ou non. Si celui qui est interrogé habite avec sa femme et ses enfants, peut-être ses frères et ses belles-sœurs, chez ses parents, il répond “non” et, du coup, est classé comme propriétaire. Ce qui augmente, sur les statistiques au moins, le nombre de Mauriciens propriétaires de leur maison.
Quels ont été les ratés dans l’avancement de la cause des femmes à Maurice ?
Il y en a plusieurs au niveau mondial et par conséquent à Maurice. À mon avis, le plus important c’est la récupération d’une bonne partie du mouvement des femmes, ce qui fait qu’aujourd’hui il y a, d’une part, les gender-gender et ceux qui militent pour la libération de la femme. Les gender-gender sont pour un partage des pouvoirs sans remettre en cause l’organisation de la société patriarcale, ce qui est notre objectif. Dans le système actuel, le pouvoir est détenu – à travers un conseil d’administration, des CEO, des directeurs et des sous-directeurs et les employés – par des hommes, cela que soit dans le secteur privé ou public. Le gender-gender propose que quelques-uns des postes de direction soient donnés aux femmes, alors que la majorité des employés, hommes et femmes, vont continuer à recevoir des ordres d’en haut, comme c’était le cas dans les systèmes féodal et colonial. L’action des gender-gender a dissimulé le problème de l’oppression subie par les femmes avec le discours suivant : Nous sommes égaux aux hommes, nous avons obtenu nos droits, il n’y a plus lieu de continuer le combat. Attitude que nous, au MLF, considérons comme une nouvelle forme d’aliénation que nous combattons et dénonçons au niveau mondial et local. Nous avons gagné et perdu, tout à la fois, certains combats.
Dans quels domaines, plus précisément ?
Au niveau légal. Nous avons gagné et perdu au niveau du changement de statut légal quand une femme se marie. Autrefois, quand elle se mariait civilement la femme devenait une mineure sous le contrôle de son mari, comme l’était une mineure sous le contrôle de son père. Dans la pratique, huit hommes sur dix n’utilisaient pas cette loi, mais deux sur dix le faisaient, et c’était déjà trop. Toutes les associations féminines se sont mobilisées, battues, et nous avons réussi à faire changer la loi. Le terme “mineur” a été remplacé par “épouse”. Nous avions aussi obtenu que tous les mariages religieux soient considérés comme des mariages civils, avec droits et protections qui vont avec pour les femmes, mais la loi a été changée par la suite. Et puis, au niveau des batailles perdues, il faut signaler la loi votée en 1991 qui permet à n’importe quel Mauricien marié civilement de déclarer légalement des enfants qu’il a hors mariage. Ce qui, pour moi, équivaut à légaliser la polygamie et, en tout cas, à moins protéger les droits de la femme mariée.
La création d’un ministère de la Femme a-t-elle été une avancée significative ou un frein dans la lutte pour l’émancipation de la femme ?
Au départ, quand le ministère était aussi celui des Droits de la Femme, c’était une avancée. Puis, le titre a changé au fil des années : il est devenu ministre de la Femme et de la famille, ministre de la Femme et des Enfants, et aujourd’hui il est celui du fameux Gender Equity et même des entrepreneuses. Au fil des années, le système a récupéré ce ministère pour en faire un de ses instruments. À la fin des années 90, le ministère de la Femme n’a plus seulement regroupé les associations féminines sous son aile, mais aussi les associations féminines socioreligieuses qui sont loin de promouvoir la libération de la femme. Au fil des années, les associations féminines ont été transformées en structures où on met en place des petites entreprises commerciales sur le modèle capitaliste, ce qui est une récupération du mouvement des femmes. Du coup, on s’est retrouvé dans une situation où des femmes sont devenues dirigeantes des petites entreprises employant des femmes pour générer des profits, pas pour leur apprendre à acquérir leur indépendance financière. Aujourd’hui, ces associations apprennent comment continuer à exploiter la main-d’œuvre féminine, comme le fait depuis toujours le système patriarcal capitaliste.
Le fait que des femmes aient été nommées à la tête de l’État est-il une avancée pour la cause des femmes ou ce que certains qualifient de « eyewash » ?
Ces nominations n’ont absolument aucune valeur dans la lutte pour l’émancipation et la libération des femmes. Peut-on dire, avec ce qu’on découvre sur la présidente de la République, qu’elle fait honneur à la cause de la Mauricienne ? N’oublions pas que la Présidente a été nommée à ce poste sur un critère communal et parce qu’elle est une femme. Cela ne suffisait pas, et on le constate de plus en plus.
u Comment expliquez-vous que beaucoup de nominés politiques de l’actuel gouvernement se retrouvent dans des situations, disons, difficiles ?
Tout simplement parce qu’il faut que la personne nommée à un poste, qu’il soit une femme ou un homme, ait fait preuve de responsabilité, que ses capacités aient été testées. Il ne suffit pas d’être une femme et de faire partie d’un lobby communal pour être compétente. C’est pour cette raison, entre autres, qu’au MLF nous sommes contre le système de quotas et de discrimination positive pour les femmes. La finalité du combat est de permettre à toutes les femmes d’avancer, de se libérer, pas seulement à quelques privilégiées choisies par les hommes et qui, souvent, font pire qu’eux.
On dirait que, depuis quelque temps, la Mauricienne se mobilise moins pour des combats de société
C’est également le cas du Mauricien. C’est normal. Le travail est plus difficile à obtenir et celles qui ont un emploi n’ont qu’une priorité : le conserver. Par ailleurs, avec la fermeture des grandes usines, les femmes ont été obligées de redevenir employées de maison ou de travailler dans des petites entreprises qui n’encouragent pas la revendication syndicale.
Quel est l’avenir de la Mauricienne pour vous ?
Son avenir est lié à celui de Maurice et va dépendre de la production, de la création d’emplois et d’une vraie politique de logement. Si on continue à promouvoir des IRS, des hôtels et des golfs – il va s’en construire une demi-douzaine à Rivière-Noire -, l’avenir sera extrêmement sombre et risque de déboucher sur de la violence entre ceux qui n’ont pas grand-chose et les propriétaires d’IRS entourés de fils barbelés. Je crois qu’un réveil est en train de se faire, parce que nous recevons de plus en plus de demandes de renseignenments de la part de jeunes femmes. C’est lent, mais beaucoup plus intéressant que lors des dix dernières années. Je crois qu’elles réalisent qu’elles n’ont pas de grandes perspectives d’avenir. Le choix est entre quitter Maurice, aller travailler sur un bateau, travailler dans une petite entreprise ou travailler comme bonne dans les IRS. Tout cela ne mène pas loin et inquiète la Mauricienne, qui commence à se poser des questions et cherche à s’organiser pour faire face aux problèmes.
Comment expliquez-vous qu’en dépit du fait qu’elles soient majoritaires sur la planète, les femmes sont toujours en train de se battre pour l’égalité ?
Parce que le patriarcat est un concept qui a été, pendant des siècles – et parfois avec violence – et souvent avec le soutien des religions, implanté dans la tête des femmes et des hommes. On leur a fait croire que c’est le meilleur système qui soit. C’est, en fait, un système hyper organisé pour se protéger et séduire ses adversaires par des stratégies comme le gender-gender, qui est une récupération de la lutte des femmes, par le système pour empêcher la vraie libération et émancipation de la femme. Nous avons, au MLF, pris du temps pour comprendre cette stratégie et réfléchir sur les moyens de lui résister. Il ne faut pas attendre le gender equity et le quota pour quelques-unes, mais réclamer l’égalité pour toutes et tous. L’égalité et les quotas sont destinés à nommer quelques femmes à des postes de responsabilité pour leur demander de perpétuer le fonctionnement du système qui aliène une majorité de femmes et d’hommes. Mais tout cela est en train d’être remis en cause aux États-Unis et a créé un mouvement international qui est en train de secouer toute la planète.
Finalement, croyez-vous qu’un jour votre rêve se réalisera-t-il et que les femmes et les hommes seront vraiment égaux à tous points de vue ?
Oui, je le crois. Cela prendra du temps, le temps qu’il faudra, mais cela finira par arriver. Les changements profonds à tous les niveaux finiront par arriver, c’est inéluctable. Est-ce qu’on aurait pu imaginer, il y a cinq ans, que l’affaire Weinstein, avec ses répercussions mondiales, puisse arriver ? Est-ce qu’on aurait pu imaginer il y a seulement un an que des femmes et des enfants américains manifesteraient dans les rues et forceraient des compagnies commerciales américaines à arrêter de subventionner le lobby des armes ? Ce n’est pas toujours facile, c’est bien souvent décourageant, déprimant, mais on arrive parfois à remporter des victoires. C’est pour cela que, pour le MLF et pour moi, la lutte continue.