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Jean-Francois Koenig , ARCHITECTE : « Le principe de l’étalement urbain, régi par l’économie, doit être repensé »

L’architecte de renom Jean-Francois Koenig tire la sonnette d’alarme. Maurice est sous la menace des bulldozers et du béton, et il est temps d’agir. Le professionnel qui intègre la verdure dans chacun de ses projets propose diverses solutions pour stopper le bétonnage du pays et lui donner un avenir durable accessible à tous.

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 Dans le contexte qui est celui des 50 ans de l’indépendance du pays, pensez-vous qu’il estaujourd’hui temps de penser aux générations futures, car une destruction de l’environnement serait en marche ?

En effet, le développement actuel de Maurice se fait aux dépens de l’environnement. On continue de construire de petites maisons individuelles qui s’étalent dans les terres. Ce phénomène d’étalement urbain réduit les espaces verts qu’il y avait entre les villes, et s’étend au-delà de ses limites. Tous ces espaces verts qui existaient entre Curepipe et Vacoas, entre Vacoas et Quatre-Bornes, Quatre-Bornes et Rose-Hill, et Rose-Hill et Port-Louis ont disparu. De grands arbres, souvent centenaires, comme les flamboyants, ont été abattus pour laisser la place aux bâtiments, faire passer des fils électriques, ou encore pour élargir les routes quand ça aurait pu être évité avec un planning intégré et plus réfléchi. Ce bétonnage des espaces verts se propage dans toutes les régions de l’île, et s’est récemment accéléré. Notamment dans les champs de cannes. La canne étant aujourd’hui considérée comme moins rentable, la spéculation foncière prend le dessus sur l’agriculture. Cela est aussi dû au fait que le Mauricien souhaite avoir sa propre maison. Donc, on déborde dans les champs et l’on construit sans les normes de base de construction, et souvent sans architecte. L’espace urbain s’agrandi sans plan intelligent et sans que soient fixées les limites de l’utilisation du territoire. Les terres agricoles deviennent des « greenfield sites ».

Quels sont les problèmes sous-jacents à ce phénomène d’étalement urbain ?

Il y en a plusieurs, car tout est lié. Par exemple, le bétonnage sur des terres agricoles est la cause principale des inondations catastrophiques que nous vivons actuellement. Les bâtiments et les routes n’absorbent pas l’eau de pluie. Les réductions de surfaces des terres arables et l’augmentation du nombre de constructions — trop denses, les unes à côté des autres et souvent faites sans les canalisations d’eau et les drains adéquats — sont la cause des inondations. Par ailleurs, une maison n’existe qu’à travers ses infrastructures, ses réseaux routiers, d’eau, d’électricité, de télécommunication et de transports. Les infrastructures sont reliées au développement des bâtiments. Donc, plus ce phénomène d’étalement architectural a lieu, plus le réseau d’infrastructures s’étend en parallèle. Il s’étale de plus en plus loin des centres névralgiques du pays. Or, s’il est normal pour un pays en développement de connaître une augmentation du nombre de véhicules en circulation, cela cause néanmoins des problèmes de circulation. Se déplacer devient donc de plus en plus difficile.

Ne trouvez-vous pas que le gouvernement tente de remédier ce problème de circulation par la construction du Metro Express ?

Améliorer la qualité du transport public est essentiel. J’ai donc en effet toujours été pour le projet d’un métro léger. D’ailleurs, il aurait dû commencer il y a 20 ans, lorsqu’il avait été déjà question de le faire. Or, le projet actuel n’est pas un vrai « métro express », rapide et sur pilotis, mais plutôt un « tram » posé sur les routes. Il sera en conflit direct avec tout le transport routier. Il prendra de la place vitale sur nos routes, ralentira le trafic, sera ralenti lui-même par celui-ci, et augmentera le risque d’accidents. Vu l’étroitesse de nos routes, il sera très difficile, voire impossible dans certains endroits, de prolonger le tracé d’un « tram » au Nord, Sud, Est, Ouest par phases ultérieures. Il ne me semble pas qu’un tram plutôt lent, prenant de la place sur nos routes déjà engorgées par le trafic soit une bonne solution pour le pays. De plus, il y a eu beaucoup de polémiques récemment lorsque le public a appris que le tracé du tram écraserait sur son passage les arbres de la promenade Roland Armand. C’est une belle allée d’arbres et une promenade pédestre d’environ deux kilomètres, qui disparaît. Un vrai métro express sur pilotis aurait pu permettre d’éviter ce drame, et aurait aussi pu permettre de donner plus de flexibilité au tracé lui-même.

Avez-vous aussi en tête une solution pour contrecarrer ce phénomène d’étalage urbain ?

L’étalement urbain doit être stoppé et le développement repensé. Car si Maurice veut connaître un développement durable, elle doit concilier trois pôles essentiels : l’environnement, le social et l’économie. L’absence d’un seul de ces pôles peut empêcher Maurice d’accéder à un avenir meilleur. Aussi, les constructions devraient se concentrer autour des centres névralgiques du pays, soient les écoles, centres commerciaux, bureaux, centres sportifs et ainsi de suite. Il faut surtout que les Mauriciens de tous les milieux soient placés au cœur de ces projets. Tout ou presque doit pouvoir être facilement accessible à pied de préférence, ou pas trop loin en voiture, à bicyclette, ou en transport public intégré, selon le modèle de quartier. Il y aurait ainsi une baisse de la circulation routière, et moins de pollution. Il faudrait transformer l’existant plutôt que de penser continuellement à construire du neuf dans les espaces verts ou agricoles. Construire sur des « brownfield sites » remonterait ainsi le niveau des habitations et bâtiments existants. Le modèle idéal est plus compact, plus haut, ne dépassant pas trois étages pour les habitations, à l’image du modèle réunionnais qui est très bon. Au centre des bâtiments, il faut vraiment faire de la place aux jardins, aux pelouses, aux arbres, au sport. Je pense que le planning gouvernemental a un rôle important à jouer pour que cela devienne une réalité. Ce qui est tout à fait possible et déjà réalisé ailleurs.

Que feriez-vous des espaces de terres restants, une fois cet étalement urbain stoppé ?

J’ai toujours pensé que Maurice avait besoin d’un immense jardin public, situé dans le centre de l’île, à Highlands. Au lieu de construire une « Smart City » pour les riches, qui n’est en aucun cas destinée à la population générale, l’État devrait plutôt penser à faire un projet à caractère social et environnemental qui consisterait à donner toutes les terres de Highlands aux Mauriciens pour en faire un immense jardin public. Il serait une alternative à la plage, un loisir plus accessible, une bouffée d’oxygène pour les habitants et les villes elles-mêmes. Paris a le Bois de Boulogne, le Luxembourg, les Tuileries, etc. Londres a Hyde Park, Regent’s Park, Kew Gardens, Richmond, et une quantité de petits squares. Pourquoi l’île Maurice n’aurait-elle pas son Central Park, à l’image de celui de New York ? Évidemment, je ne compare pas ces grandes villes à Maurice. Mais je les cite en exemple, car nous sommes actuellement en train de devenir un New York sans son Central Park. On s’étouffe de béton. Jamais New York ne vendra Central Park à la spéculation foncière. ICela étoufferait la ville entière. Ne pouvons-nous pas penser Maurice en termes d’environnement et de social plutôt qu’en termes de spéculation foncière ? Je m’interroge lorsque je vois ces projets extravagants, nécessitant de grandes dépenses à risque, proposés pour de Highlands. Avec notre végétation luxuriante, ne pas avoir ce projet de jardin reviendrait à renier le type d’environnement dans lequel on vit, ainsi que le caractère et l’identité même de notre île tropicale. Une identité qui d’ailleurs se perdra dans le béton si nous continuons ainsi.

Selon vous, cette politique n’est en aucun cas appliquée par le gouvernement ?

Non, bien au contraire, on laisse faire n’importe quoi. Je suis dévasté quand je vois qu’il y a des destructions de notre patrimoine architectural. L’architecture fait aussi parti de notre environnement. Je pense notamment au bâtiment public qui s’appelait la School à la rue Edith Cavell, à Port-Louis. S’y trouvait le ministère de l’Éducation, et avant cela, une école. C’était le plus vieux bâtiment fait en bois de Port-Louis. Fait à l’époque française, qui avait une valeur historique, architecturale et patrimoniale indéniable. Le gouvernement a subitement décidé de la démolir pour construire une Cour suprême. Or, le centre de la Justice mauricienne n’est pas du tout situé dans cette région de la ville. C’est donc une nouvelle Cour suprême désaxée qu’ils vont construire sur les cendres de la School, un bâtiment classé, et qui avait une plaque inscrite « Protected by Law ». J’ai fait parti d’un groupe d’architectes qui est allé voir le ministre de la Culture, sous l’égide de la Mauritius Association of Architects (MAA), pour demander des explications aux lois qui avait été votées au Parlement, qui consistaient à dire qu’il était possible de démolir des bâtiments protégés nommés “Patrimoine National”. Ils ont donc changé la loi pour ne pas risquer d’être poursuivis au civil. Cette action choquante a été récemment suivie par la destruction du HMS Hospital, un bâtiment construit par les Anglais pendant la colonisation. Il avait un toit d’un genre unique, un des plus grands à Maurice. On aurait juste pu le rénover, construire à côté les nouvelles ailes comprenant les salles d’opération modernes et les chambres, etc. Ces démolitions témoignent d’un véritable manque de respect de l’environnement, de l’architecture et de la culture. Récemment, j’ai aussi été choqué d’apprendre que des bulldozers avaient débarqué à la plage du Gris-Gris. C’est une plage avec une écologie stable, qu’il ne faut pas toucher, pas même un brin d’herbe. L’Etat compte soi-disant améliorer la plage, mais ne fera que la gâcher en dérangeant son écosystème fragile, mais stable. Les tortues de mer viennent pondre sur la plage ! Ces projets se passent dans l’obscurité. La population, souvent désinformée, ne peut pas réagir à temps.

Justement, que pensez-vous de l’accaparement actuel de ces plages publiques pour ériger de nouvelles constructions ?

Le Mauricien a besoin de loisirs comme n’importe qui. Le week-end, il sort pour aller à la plage. Alors, quand on voit qu’une plage populaire comme Pomponette est vendue à des étrangers pour qu’ils fassent leur projet hôtelier et faire profiter des touristes au détriment du Mauricien, je trouve ça inacceptable. Cela démontre que le gouvernement trouve plus d’intérêt à faire des affaires à court terme plutôt que d’avoir de l’égard pour le bien-être de sa population et des générations futures.

Pensez-vous que la mise en place de nouvelles législations puisse permettre à l’État de mieux prendre en compte l’environnement ?

Un politicien, s’il a vraiment le peuple de Maurice à coeur, n’a pas besoin qu’on lui fasse un procès pour qu’il comprenne qu’il faut qu’il conserve les plages publiques ou un bâtiment classé patrimoine national pour les Mauriciens. Il me semble que ça devrait aller de soi pour lui ! Dans le cas de la School, ils ont changé la législation pour avoir la liberté de démolir le patrimoine architectural. La législation existante ne fut même pas respectée. Dans l’intérêt du pays, les politiciens ont plutôt besoin d’une leçon de prise de conscience écologique et de respect du patrimoine architectural.

Vous pensez donc que le respect de l’environnement n’est pas vraiment ancré dans les consciences, qu’elles soient citoyennes ou étatiques ?

Non, les Mauriciens n’ont pas du tout la culture du respect de l’environnement. Ils jettent leurs déchets sur le bord des routes, sur les plages…. Il suffit de regarder les bordures de routes ou passer sur les plages publiques un dimanche soir pour le constater. Tout est sale. Les politiciens eux-mêmes ne démontrent pas qu’ils ont cette culture. Je n’ai pas entendu un seul politicien se scandaliser quand l’arbre bicentenaire devant la gare du Nord à Port-Louis a été abattu il y a seulement trois semaines ni se mettre debout contre le projet gouvernemental à Gris-Gris. L’environnement est pourtant à l’ordre du jour à l’échelle planétaire. Aujourd’hui, personne ne peut prétendre ne pas avoir conscience des enjeux environnementaux. Que sert-il d’aller signer les accords de Paris pour ne pas les appliquer par la suite ? J’aimerais entendre des positions claires et nettes de tous nos politiciens sur l’environnement, surtout lorsqu’il y a de telles démolitions, délits et menaces sur sa protection. Une prise de conscience collective est nécessaire. Il faut former dès le plus jeune âge les élèves à une éducation environnementale. Lors d’un voyage au Japon, j’avais été épaté de voir que chaque élève d’une école primaire avait un pot à son nom à l’extérieur de chaque classe dans lequel il ou elle avait planté un arbre et avait la responsabilité de s’en occuper tous les jours sous l’œil du professeur. Faut-il que ces enfants de 6 ans viennent donner des leçons à nos politiciens, nos économistes, nos hommes d’affaires, ou à notre population pour qu’on comprenne la valeur et le respect de l’environnement ?

Quelle est votre vision de l’avenir ? Le pays peut-il éviter ou non de devenir synonyme de béton ?

J’ai plutôt peur de l’avenir du pays si nous continuons comme ça. Je crains que l’on soit en train de foncer droit dans le mur, et que la beauté de cette île ne soit gâchée. Mais si certaines des solutions intelligentes sont suivies, le pire peut être évité. On a déjà perdu beaucoup de terres et de bâtiments en bois du meilleur de l’architecture traditionnelle mauricienne. La préservation de notre patrimoine architectural et de l’environnement ne devrait même pas être un débat. Ça devrait être normal. L’écrivain américain Marc Twain a déclaré après un séjour à Maurice : “Mauritius was made first, and then heaven ; and that heaven was copied after Mauritiu.s’’ Un Mauricien qui a l’île Maurice à coeur ne voudrait pas que ce paradis soit détruit à cause de mauvais choix.

Propos recueillis par Chloé SARTENA

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