Rajen Narsinghen, chef du département de droit à l’université de Maurice, passe en revue dans une interview qu’il nous a accordée les forces et faiblesses de la Constitution de Maurice dans le sillage d’un atelier de travail consacré à la question constitutionnelle organisée par l’UoM la semaine dernière. Il souligne l’importance d’un partage des pouvoirs entre le Président et le Premier ministre. Selon lui, dans le contexte actuel le Premier ministre mauricien est un « elected monarch ». Il émet par la même occasion une série de propositions susceptibles d’améliorer la Constitu- tion qui, malgré tout, a fait ses preuves pour maintenir la cohésion sociale et l’État de droit sur notre territoire.
L’Université de Maurice a organisé la semaine dernière un atelier de travail sur la Constitution. Pouvez- vous nous en parler?
Nous célébrons actuellement le 50e anniversaire de l’Indépen- dance. C’est un moment exaltant dans l’histoire du pays. Il ne faut pas oublier que nous célébrons aussi le 50e anniversaire de notre Constitution. C’est dans cette foulée que le département de Droit de l’UoM a jugé bon d’engager une réflexion profonde sur la Constitution de Maurice.
Nous avons réuni tous les experts mauriciens dont des membres du barreau, des lé- gistes comme Milan Meetarbhan et Rosario Domingue de la Law Reform Commission pour jeter un regard nouveau sur le droit constitutionnel. Didier Michel, un collègue à
Il y avait également le chef juge des Seychelles et le président de la Haute Cour constitutionnelle de Madagascar. Cette conférence a été en quelque sorte une pla- teforme de droits comparés pour voir comme les problèmes d’ordre constitutionnel étaient résolus et quelles étaient les solutions. Ils ont également jeté un regard sur la Constitution de Maurice.
Qu’avez-vous constaté ?
À Maurice on a noté que cer- taines personnes ont adopté la posture selon laquelle rien n’est bon dans la Constitution. Ce n’est pas le cas. Les praticiens qui sont intervenus à l’université ont expliqué que la Constitution a été préparée au cours de deux conférences constitutionnelles en 1961 et 1965 connues comme les Lancaster House Conferences.
Nous avons expliqué le contexte dans lequel notre Constitution a été rédi- gée par les techniciens britanniques sous la direction d’Abel De Smith considéré comme le père fon- dateur de la Constitution mauricienne. Certaines personnes ayant une formation ex- clusivement anglaise pensent que la Constitution est comparable à la pratique constitutionnelle en Angleterre. Loin de là. Comme l’explique le professeur De Smith dans une publication parue en 1968 intitulée The Modern Law Review, la Constitution de Maurice est unique au monde. Elle a donné lieu à de longs débats entre tous les leaders présents à Londres notamment sir Seewoosagur, Sookdeo Bissoondoyal, Razack Mohamed. Même les opinions de ceux qui étaient contre l’indépen- dance comme sir Gaëtan Duval et Jules Koenig, entre autres, ont été prises en considération. Une Constitution est un contrat so- cial passé à un moment de l’his- toire. Il est malheureux que ce ne soit pas un produit 100% mauri- cien mais beaucoup d’éléments constitutionnels ont été apportés par des Mauriciens. Donc on ne peut affirmer que la Constitution est un produit purement britan- nique et doit être rejetée. En fait, elle reflète ce que les Mauriciens voulaient à cette époque.
Pouvez-vous donner des exemples?
Je peux citer le Best Loser System, qui a été introduit à la suite des pressions exercées sur SSR qui, au départ, était opposé à cette idée. Par ailleurs, contrairement à ce qui existait dans certains autres pays du Commonwealth le gouverneur général mauricien, après l’accession de Maurice à l’in- dépendance en 1968, disposait de certains pouvoirs sensibles. Cer- taines personnes étaient à cette époque d’avis qu’on ne pouvait mettre tous les pouvoirs entre les mains du Premier ministre.
Donc de 1968 à 1991, la Constitution prévoyait que le gouverneur général disposait de certains pouvoirs. Il était nommé par la Reine d’Angleterre sur la recommandation implicite du Premier ministre et sa destitution éventuelle était faite “at her majesty’s pleasure”. Ce qui implique un accord ou une sollicitation de la part du Premier ministre. Lors du passage à la République en 1991, les pouvoirs du gouverneur général ont été transposés au Président.
Comme l’a souligné De Smith dans un article publié dans la presse britannique, le système parlementaire mauricien est une version adaptée du système West- minster et tient compte du fait que Maurice est une société plurielle. Il avait par la même occasion ex- pliqué en quoi la Constitution de Maurice est différente des autres Constitutions en vigueur dans les pays du Commonwealth. Une des préoccupations de l’époque était l’indépendance judiciaire. La création du poste de DPP était une originalité. En Angleterre jusqu’à 2005-2009 le lord chancel- lor était l’équivalent de notre Attorney General. Il avait un droit de regard et pouvait prendre cer- taines décisions concernant les procès. Or, à Maurice nous avons un Office of the DPP, et un DPP complètement indépendant, qui est nommé par la Legal and Ju- dicial Service Commission alors que le chef juge est nommé par le président après consultation avec le Premier ministre.
La hantise de De Smith et des autres était comment d’assurer la « security of tenure » dans les postes sensibles. C’est ainsi qu’en 1992, alors qu’auparavant le gouverneur gé- néral pouvait être “dismissed by the Queen” éventuellement à la suite d’une demande du PM, la convention veut que lorsque le Premier ministre fasse une demande à la Reine elle doit l’accep- ter. C’est là que Maurice ne suit pas exactement le modèle anglais car afin de s’assurer que le pré- sident ne soit pas complètement à la solde du Premier ministre et du gouvernement en place, les dirigeants ont alors introduit la section 30 de la Constitution qui prévoit un mécanisme assez lourd pour révoquer le président. Aux termes de cette section, c’est un tribunal institué par le chef juge qui doit étudier les “particulars” susceptibles de destituer un président.
Ce n’est pas juste de dire que le président n’est qu’un “rubber stamp”. Ainsi, le Président de la République nomme un président de la PSC. Il peut renvoyer une législation devant le parlement une première fois. Qui plus est, après une élection, il a une cer- taine discrétion pour nommer un Premier ministre. En 1976, on a vu que le Gouverneur général a exercé son droit en nommant SSR comme PM et non pas le leader du MMM Anerood Jugnauth, qui avait pourtant remporté les élections.
Dans les autres cas, comme l’institution d’une Commis- sion d’enquête, le président ne peut agir sans avoir obtenu les instructions du Cabinet, du Premier ministre …
Avec tout le respect des profes- seurs de droit ou des légistes, ils ne peuvent pas faire croire qu’ils ont le monopole du respect de la Constitution. Le bureau du Pre- mier ministre avait dans un communiqué affirmé que l’institution d’une Commission d’enquête par la présidente était une violation de la Constitution. Pour moi, la section 83 de la Constitution sti- pule clairement que pour toute matière constitutionnelle, c’est la Cour suprême et éventuellement la Cour d’appel et le Judicial Committee of the Privy Council qui peuvent se prononcer sur la constitutionnalité d’une mesure ou d’une décision ou d’une loi. Il y a donc une thèse présentée par Mme la présidente et l’autre par les avocats. En tant qu’une per- sonne objective, j’adhère à l’idée que si les débats avaient conti- nué, ce n’est ni le PMO ou les grands légistes privés et ceux de la présidence qui sont habilités à se prononcer sur la constitu- tionnalité de l’institution de la Commission d’enquête. C’était à la Cour suprême de le faire. La question est de savoir s’il y a eu usurpation des pouvoirs de la Cour suprême. En tout cas, il est exagéré de parler de coup d’État. À la limite il y a eu une mauvaise interprétation de la présidente ou une mauvaise utilisation de certains articles de la Constitution.
La majorité des légistes ont affirmé que c’était une vio- lation de la Constitution… Quatre ou cinq légistes l’ont dit. Toutefois il y a deux thèses. Même si dix avocats ont dit oui, on ne juge pas une affaire sur la base du nombre d’avocats qui ont approuvé ou désapprouvé. Le Ul-timate Guardian of the Constitution is the Supreme Court. C’est donc à la Cour suprême de tran- cher. La crise est maintenant passée, à l’avenir le problème pourrait se poser à nouveau.
Ne croyez-vous pas qu’avec la crise qu’on a connue toute l’idée de partage de pouvoirs entre le Premier ministre et le Président a pris un mauvais coup?
Au contraire! Dans le contexte mauricien nous avons toutes les raisons de croire qu’à travers le Premier ministre nous avons un elected monarch. Dans la pra- tique, il détient tous les pouvoirs. Sur papier, dans la section 64 de la Constitution certains pouvoirs exécutifs sont accordés au prési- dent de la République mais dans les autres sections, le cabinet dis- pose des pleins pouvoirs. Or le ca- binet est présidé par le Premier ministre, qui a le dernier mot.
C’est lui qui hire and fire. Il exerce également un contrôle sur le par- lement. Il a également plusieurs facteurs autres que le droit qui font que c’est le Premier ministre qui, en dernier lieu, impose son choix. Le castéisme vient ampli- fier davantage le fait qu’il est un “elected monarch”. Cela est-il bon pour la démocratie? La question se pose. Le droit Constitutionnel ne peut être abordé comme le droit pur. Il a également sa di- mension politique et on ne peut pas faire abstraction de cela.
À ce jour on parle de la réforme de la Constitution. En tant que Constitutionnaliste et en tant que professeur du droit constitu- tionnel, je suis convaincu qu’on doit préserver les essential fea- tures de la Constitution comme la séparation des pouvoirs, l’état de Droit, la souveraineté, la dé- mocratie et surtout l’indépen- dance du judiciaire et du DPP. La tentative de mettre des nominés politiques à la tête du bureau du DPP aurait été catastrophique. Possiblement on pourrait penser à un système collégial mais il ne faut pas chambarder le système…
Quid de la réforme propo- sée par le Ptr et le MMM en 2014?
En 2014, une des grandes questions concernait l’immunité du président. Mais la section 30 A prévoit déjà une immunité partielle. C’est-à-dire lorsque le président agit dans le cadre de ses fonctions, il bénéficie d’une immunité. Il est malheureux que les personnalités de Navin Ramgoo- lam et de Paul Bérenger avaient noyé le poisson car, à mon avis, cela aurait été une consolidation de la démocratie.
Je suis d’avis que le président ne doit pas être ni vase à fleur ni disposer de pouvoirs exécutifs. Je reconnais aussi que si l’on a un président élu au suffrage uni- versel, se posera le problème de légitimité entre le président et le Premier ministre. Par consé- quent, je suis plus en faveur de l’élection du président à travers un collège électoral élargi.
Quelles sont les réformes que vous proposez?
D’abord, nous pensons qu’il est temps d’inclure les droits socioéconomiques dans la Constitution comme tel est le cas pour des pays comme les Seychelles et le Kenya au chapitre des Droits de l’Homme. De la même manière, les droits culturels et environ- nementaux doivent faire partie de notre Constitution. Pourquoi ne pas prendre en compte éga- lement le droit des consomma- teurs et le droit des travailleurs. Certains pays, dont l’Afrique du Sud, ont introduit le concept de droits pro- gressifs et imposent une obligation de moyens et non pas une obligation de résultats sur l’Etat. Cela im- plique que la Constitution puisse prévoir que la mise en œuvre de ces droits sociaux économiques dépende des moyens dont dispose l’Etat.
La section 10 fait mention des droits des accusés; il faudrait également une législation. Quelque part dans la section 12, il serait bon d’introduire une sous-section le gouvernement arrive avec un projet important comme le métro léger, ce projet puisse être plébis- cité par la population à travers un référendum. Cela serait un approfondissement de la démo- cratie si la section 47 soit élargie sans tomber dans l’exagération.
Je suis d’avis qu’à part le LJSC et la PSC, une autre institution soit créée afin de procéder à la nomination de certaines per- sonnes dont le Commissaire de Police au lieu qu’il soit nommé par le Premier ministre. Par ailleurs, il faut également revoir la façon de nommer les membres de l’ICAC. Il faudrait à mon avis mettre l’ICAC comme une institution constitutionnelle qui est protégée par la Constitution. De la même manière que l’autono- mie de Rodrigues a été constitu- tionnalisée on devrait également pouvoir constitutionnaliser la démocratie régionale.
La fonction de l’Ombudsman doit être revue. Il doit être nommé par le Prési- dent après consultations avec le Premier ministre et le leader de l’Opposition et devrait avoir des pouvoirs exécutifs. Il faut qu’il y ait la volonté politique pour la ré- forme du système électoral et revoir la délimitation électorale. Fi- nalement il faut reconnaître que la Constitution a fait ses preuves en maintenant la cohésion so-ciale. Il faudra reconnaître la va- leur du professeur De Smith.