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TRANCHES DE VIE | PORTRAIT – L’homme et le père qu’était l’historien Auguste Toussaint…

… vu par son fils André Georges Toussaint de Paris

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Auguste Toussaint arrive au monde le 8 septembre 1911 à Port-Louis, fils d’Alfred Toussaint et de Marthe Alice de Baize.

Mon père a évoqué quelques fois son enfance difficile sur le plan matériel. Il a été marqué par le décès de son père dans la période de pénurie qui fait suite à la Première Guerre mondiale. Sa mère quitte Port-Louis pour aller chez des parents à Curepipe. Elle gagnera sa vie en faisant des travaux de couture.

Auguste est alors âgé de 7 ans, son frère Edouard de 6 ans. Leurs études secondaires de 1924 à 1931 au Collège Saint-Joseph puis au Collège Royal leur fournissent une bonne éducation classique en anglais. Auguste se passionne pour les civilisations latines. Mais très vite, il doit trouver un emploi et devient bibliothécaire à la Fondation Carnegie de Curepipe. Sa fonction, qui lui donne accès à de précieux livres et documents, l’incite à écrire des chroniques pour les journaux, Le Cernéen, Le Mauricien, et Advance. En 1936, alors qu’il n’a que 25 ans, il publie son premier ouvrage Port-Louis deux siècles d’histoire (1735-1935).

En 1938, mon père fonde La Société de l’Histoire de l’Ile Maurice pour favoriser les recherches historiques, qui publie de nombreux ouvrages et documents, dont le plus remarquable, le Dictionnaire de Biographie Mauricienne, est régulièrement enrichi depuis 1941.

Il entretient une correspondance avec une jeune Mauricienne. Marie Joséphine Thérèse Adam, fille de Jean-Baptiste Adam, originaire des Seychelles, et de Cécile Arnulphy, a vu le jour le 17 décembre 1913, à Curepipe, Ile Maurice. Elle a vécu son enfance aux Seychelles, dans l’archipel des Chagos et à Madagascar. Auguste fait la connaissance de Thérèse chez leurs cousins, les Griffiths. Thérèse part rejoindre sa famille installée à Madagascar.

En août 1938, Auguste Toussaint épouse Thérèse Adam à Manakara, Madagascar. Les jeunes mariés regagnent l’île Maurice après les célébrations du mariage. Thérèse est très fière de Madagascar, ce pays qu’elle portera toujours dans son cœur. En 1940, de cette union naît un premier fils, Jean-Baptiste Jacques.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Auguste est mobilisé sur place pour enseigner au Couvent de Lorette de Port-Louis. Il devient maître-assistant en histoire au Collège Royal en 1942 et co-écrit avec Patrick Barnwell un manuel scolaire intitulé A short history of Mauritius.

A cette époque, l’historien rencontre régulièrement les déportés juifs originaires d’Europe de l’est, arrivés en 1940, et qui ont été regroupés à la prison de Beau-Bassin. Il leur donne des cours de français et d’anglais et en profite pour apprendre l’allemand. Il nous fera visiter le cimetière de Saint-Martin, qui se trouve près du réservoir La Ferme, où sont enterrés nombre de déportés. Une trentaine sont morts du typhus peu après leur arrivée.

Pendant cette guerre, l’Ile Maurice se retrouve isolée et soumise à la surveillance de sous-marins ennemis. Ses connaissances des plantes et des racines permettent à ma mère de palier la pénurie de vivres.

En janvier 1945, Auguste devient Archiviste en chef des Archives nationales de l’Ile Maurice et consacre la majeure partie de son temps à sauver et réorganiser le fonds.

Deux autres fils arrivent au monde, Joseph Claude en 1945 et André Georges en 1946. Une fille, Thérèse May voit le jour en 1948.

Les deux aînés naissent aux Casernes, Route du Jardin, à Curepipe. Les deux derniers, dans la demeure coloniale qu’il acquiert en 1946, Rue Rochecouste, à Forest-Side. Cette demeure n’existe plus.

Des employés habitaient la cour. Je me souviens d’Eugénie, d’origine africaine, aux cheveux blancs, qui nous chantait des berceuses et nous racontait des histoires de loup garou.

Cette maison demandait beaucoup d’entretien et un menuisier-charpentier y travaillait régulièrement. J’aimais le voir manier de grandes scies et des rabots en tous genres en travaillant des pièces de bois exotiques. Je montais parfois sur le toit pour suivre les réparations.

Mon père était très attaché à cette maison à trois combles recouverts de bardeaux de teck. C’était, paraît-il, un ancien couvent. Au départ, trois varangues circulaires étaient fermées par des panneaux vitrés. Il les fit remplacer par des panneaux pleins susceptibles de résister à de fortes rafales de vent. Petit à petit, il consolida l’habitation. Lors du cyclone Carol en 1960, avec la famille, il combattit le vent et l’eau pendant des heures. Sachant qu’après le passage de l’œil du cyclone, les vents soufflent avec autant de violence mais en sens contraire, il fallait colmater les brèches par tous les moyens. Une grosse armoire fut utilisée pour fermer l’accès à la cuisine dont la toiture avait été totalement soufflée par le vent. Mon père fut très heureux d’avoir sauvé la maison. Nombre de belles demeures aux alentours n’ont pas résisté. Carol compte parmi les cyclones les plus dévastateurs qui balayèrent l’île.

Auguste Toussaint en compagnie
de l’écrivaine Marcelle Lagesse

Auguste Toussaint avait acquis au cours de ventes privées divers meubles et s’était constitué une bibliothèque qui entourait le salon. Ma mère protégeait les livres de son mieux contre les insectes et l’humidité. Il travaillait fort tard derrière un bureau composé de deux séries de tiroirs. Il avait devant lui des porte-plumes rapportés de voyages sans oublier la boîte de cigarettes. Il se mettait à fumer la pipe par la suite.

Outre des livres de référence, sa documentation était rangée sous forme de fiches classées avec méthode. Il travaillait tard, dans le silence que nous devions respecter. Le chien de la maison couché sur le tapis lui tenait compagnie.

Sur l’un des murs était accrochée une sanguine le représentant en une caricature esquissée par un artiste de la Place du Tertre, à Paris.

La maison était décorée de tableaux, d’épées, et de diverses armes de tribus d’Afrique et de Madagascar. Il s’était auparavant constitué une collection de sabres, d’épées et de pistolets dont il dut se débarrasser à l’arrivée des garçons.

Dans la salle à manger, Auguste tenait à dîner sur une table bien dressée et à boire du bon vin. Il trouvait que les vins français voyageaient mal. Il découvrit les vins d’Afrique du Sud, de Lourenço-Marques au Mozambique portugais, puis d’Australie qu’il conseilla aux importateurs mauriciens. Il avait quelques bonnes bouteilles de rhum parfumé ramenées de l’île de la Réunion.

Dans le jardin, il avait introduit des plantes étrangères dont le ‘bottle-brush’. Il en avait vanté les qualités décoratives à ses amis botanistes. Après avoir bu une tisane digestive aux feuilles d’ayapana, il lui arrivait d’aller faire une promenade avec son chapeau, sa pipe et une canne.

Auguste prenait le train à la gare de Forest-Side pour Port-Louis. Je me souviens de magnifiques wagons en bois et de grosses locomotives dont la fameuse Garat. Il fallait de puissantes locomotives pour monter vers les hauts-plateaux situés à quelque 600 mètres d’altitude. Puis, il s’acheta une grosse voiture anglaise de la marque Morris, qu’il fit peindre en vert olive. Il la remplaça quelques années plus tard par une Austin-Cambridge de couleur crème et grise, intérieur en cuir rouge, dotée d’un moteur puissant. Il lui arrivait de me faire tenir le volant, assis sur ses genoux.

J’ai retrouvé plus tard cette complicité sur la nationale 20, non loin de Paris, en direction d’Antony. Les freins de ma vieille 2 CV ayant lâché, je lui demandais d’utiliser le frein à main pendant que je slalomais entre les voitures. A l’arrivée, je m’attendais à des remontrances de sa part, mais fut surpris de le voir rire aux éclats de notre mésaventure.

Il aimait échanger avec des visiteurs de France, des historiens, des chercheurs ou des femmes et hommes de théâtre. Il recevait régulièrement des intellectuels mauriciens, en particulier celles et ceux qui s’intéressaient à la littérature, à l’histoire et à la politique. Il les encourageait à faire des recherches et à les publier. Son collaborateur Monsieur Harold Adolphe, Madame Marcelle Lagesse et Madame Madeleine Li Thio Fan, étaient de ceux là.

L’historien entretenait une correspondance avec le monde entier.

Nous lui devons tout particulièrement l’attachement à notre île natale. Nous visitions bien sûr les lieux historiques et les musées. Nous allions saluer le poète Robert Edouard Hart à Souillac, voir la tombe des aïeux dans le fabuleux cimetière marin.

L’ancêtre de la famille, originaire de Thionville en Lorraine, avait débarqué à l’Isle de France en 1795. Il s’était installé comme chirurgien de marine à la Savanne et avait racheté le domaine agricole de la Roseraie.

Notre père nous parlait des Hollandais à Vieux-Grand-Port, précisant que les ruines très connues étaient françaises. Il faisait revivre sous nos yeux la bataille du Grand-Port, d’abord à partir de reconstitutions au musée, puis sur site, faisant cracher les batteries côtières.

C’était un guide merveilleux au Jardin tropical de Pamplemousses. Il admirait Pierre Poivre qui en était le principal botaniste. Par ailleurs, il nous initia aux merveilles du musée de Port-Louis : représentations du Dodo et d’espèces disparues, de poissons gigantesques, presque des monstres marins aux mâchoires impressionnantes, tortues géantes et lamantins, fabuleuses collections de coquillages, d’oiseaux, de papillons dont beaucoup étaient originaires de Madagascar, d’insectes inquiétants.

Avec mon oncle Edouard Toussaint qui eut dix enfants, parfois avec nos cousins Pélicier, nous allions en pique-nique à Flic-en-Flac, au Morne, à Riambel et à Gris-Gris, à Flacq, à Cap-Malheureux ou à Choisy.

Ils aimaient les soupes aux crabes, aux tec-tec, aux poules ou aux bigorneaux que nous rapportions d’Albion ou de Pointe-aux-Sables.

Elle avait amélioré ses connaissances en art culinaire auprès de sa belle-mère. En excellente cuisinière, elle élaborait des plats européens, indiens, chinois ou créoles. Par exemple, il lui était arrivé de mélanger de tendres morceaux d’ourite, petite pieuvre, à des camarons, grosses écrevisses d’eau douce, accommodés à la sauce rouge parce que des visiteurs imprévus s’étaient laissé inviter et que les camarons n’y suffisaient pas.

Mon père appréciait le « tandrac », la chauve-souris, le singe, le « tripou ».

Anecdote : May, âgée de 7 ans, avait un lapin blanc, aux yeux roses. Un beau jour, le père décide de le faire passer à la casserole. Panique ! Un de nos amis remplace le lapin blanc par un autre qui fera l’affaire en cuisine et sera très apprécié à table, sauf de May. Quelque temps plus tard, le lapin blanc donnait naissance à des petits… C’était une lapine.

Nous allions aussi à la cueillette de goyaves à Mare aux Vacoas, au Piton du Milieu ou aux Gorges de la Rivière-Noire, qui finissaient en gelées et en pâtes de fruits.

Mes parents aimaient la musique et l’opéra. Ils allaient aux représentations à Port-Louis ou à Rose-Hill. Il lui arrivait d’entraîner ma mère dans une valse ou un tango près du meuble gramophone. Il nous acheta une belle radio qui nous permit aussi de découvrir les artistes des années 60.

La maison d’Auguste Toussaint, Rue Rochecouste, Forest-Side, en 1946

Auguste Toussaint nous fit donner des cours de peinture et nous ouvrit ses livres d’art sur les peintres classiques, les impressionnistes, ou les surréalistes. J’avoue n’avoir compris les teintes des tableaux d’un Sisley qu’une fois que j’ai atterri au mois de septembre 1966 sous le ciel européen aux couleurs relativement pâles. Il me fit admirer les impressionnistes au musée d’Orsay lors de l’un de ses voyages à Paris.

Il lui arrivait de transformer la table de la salle à manger en table de ping-pong ; nous fit découvrir le badminton et nous incita à pratiquer divers sports, encouragés en cela par les frères d’origine irlandaise du Collège Saint-Joseph, aux yeux desquels sports et études étaient tout à fait complémentaires.

Humaniste, il pratiquait la religion catholique à l’église Sainte-Thérèse et était ouvert à tous les cultes. Nous visitions églises, temples, mosquées et pagodes. Il nous emmenait assister aux cérémonies les plus caractéristiques : marches sur le feu, fête du dragon, ou messe de Noël. Les véritables trésors de l’Ile Maurice résidaient dans la présence et la cohabitation de groupes de populations d’origines diverses.

Mon père s’intéressait à toutes les communautés, à leurs cultures et nous a élevés dans cet esprit d’ouverture. Il avait été impressionné par l’hospitalité naturelle qui lui avait été prodiguée en 1958 en Inde, y compris dans les régions les plus pauvres. Le plus nécessiteux des hommes lui aurait donné sa chemise sans espérer quoique ce soit en retour. Quoi de plus noble !

Il connaissait parfaitement les constructions et aménagements que Port-Louis devait à Mahé de La Bourdonnais, à Pierre Poivre ou au vicomte de Souillac ; plus tard aux Anglais.

Les divers quartiers de la capitale où avaient tendance à se regrouper les communautés n’avaient pas de secret pour lui.

A son avis de grand voyageur, le plus beau monument au monde était le Taj Mahal, ce mausolée édifié au XVIIe siècle près d’Agra en Inde, chef-d’œuvre de l’architecture moghole, dédié à la mémoire de l’épouse de l’empereur Shah Jahan.

Nous l’accompagnions quand il allait embarquer sur les bâtiments Jean Laborde ou Ferdinand de Lesseps des Messageries Maritimes qui nous impressionnaient. Nous croisions parfois dans la rade quelques fleurons de la marine anglaise ou française. Ces navires et leurs équipages venaient en particulier porter secours aux habitants après les cyclones : La Jeanne d’Arc, les porte-avions Le Clémenceau puis Le Foch.

A l’aéroport de Plaisance, nous avons connu les super-constellations à hélices puis de longs courriers à réacteurs.

A son retour, il nous parlait de ses fabuleux voyages à travers le monde, dont il ramenait des photos, des livres et des souvenirs. Une fois, il ramena une dinde vivante de l’île Rodrigues dans son grand panier tressé en bambou, destinée à être passée au four au Nouvel An.

Il cultivait un humour à l’anglaise. Par exemple, on l’appelait le Docteur Toussaint compte tenu de son diplôme (doctorat d’histoire) comme cela se fait en Angleterre ou en Allemagne. Cela prêtait parfois à confusion. Il assumait alors le rôle de médecin et donnait des conseils dans des cas bénins à ceux qui se méprenaient sur sa personne et il s’en amusait.

On se souvient de son franc-parler ; il n’hésitait pas à défendre son point de vue, au besoin par voie de presse. Il lui est arrivé de s’adresser à la Reine pour résoudre un différend qui l’opposait à sa hiérarchie.

Avait-il mauvais caractère ? Il était certes exigeant, rigoureux, ponctuel, donc impatient et s’efforçait d’être juste. Il pouvait être soupe au lait, mais avait du caractère plutôt que mauvais caractère. Notre père était sévère mais nous aimait, même s’il ne le manifestait pas ostensiblement.

Tout compte fait, ce pater familias avait bien assumé ce prénom Auguste qu’il avait eu du mal à supporter au début. Il avait de l’ambition pour ses enfants et citait un proverbe malgache qui dit : Izay adala no toa an-drainy : insensé celui qui ne fait pas mieux que son père. Il nous fixait la barre très haut.

Il nous a orientés vers les études supérieures, de préférence vers l’Europe. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés à la Cité Universitaire Internationale à Paris, Jacques fréquentant la Sorbonne, Claude et moi (Georges) Sciences Po. May fit des études de lettres à la faculté de Nice-Marseille.

Notre mère a contribué à nous éduquer sur des bases très chrétiennes. Elle ne manquait pas de nous faire des dictées et nous encourageait à lire. Elle m’avait offert l’un de mes premiers livres, Le vieil homme et la mer, d’Ernest Hemingway. Elle déclamait des fables de La Fontaine ; nous chantait de vieilles chansons françaises et des airs d’opéra ; nous a transmis sa passion pour la littérature, l’histoire, la géographie et les arts.

Elle fut émue de voir partir ses fils pour l’Europe. En 1969, elle accompagna sa fille pour ses études en France. Cela lui donna l’occasion de retrouver sa famille de Madagascar qui vivait autour de Toulon depuis les années 60. Elle vivra dès lors dans le Var.

Mon père s’installa avec sa cousine Annie Griffiths, 3 rue Pasteur à Forest-Side. Il continua à écrire et à voyager.

La mort accidentelle de sa fille May en 1983 fut une épreuve très difficile à surmonter pour mes parents. Ce terrible choc provoqua chez lui une première alerte cardiaque. Un peu plus tard, la maladie de Parkinson se déclarait.

Il s’éteint le 18 janvier 1987, à Curepipe où il est enterré. Dans le lointain, l’on peut voir la chaîne de montagnes de la Savanne…

Notre père était à mes yeux un vrai Citoyen du Monde, respectueux de son prochain. Il fut un formidable ambassadeur pour Maurice. Un exemple pour nous.

Je fus très ému lorsqu’à son enterrement, Ram, son vieil employé aux archives, me dit :

Mo finn perdi mo Papa, ou pou ranplas li  –  J’ai perdu mon père, vous devez le remplacer… Lourde tâche je l’avoue.

Ma mère fut une grand-mère adorable pour ses petits-enfants, en particulier pour les deux filles de May. Elle termina ses jours, entourée de sa famille de Madagascar le 27 février 1997 à Toulon, ce port où elle venait admirer des fleurons de la Royale, les porte-avions Clémenceau et Foch qui lui donnaient des occasions de raviver ses souvenirs.

Nous devons beaucoup à nos parents.

 

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