Connu pour son combat de longue date contre le fléau de la drogue, l’ancien président, Cassam Uteem, se prononce, dans cette interview, sur le rapport Lam Shang Leen. Outre les recommandations qui y sont faites, notre interviewé est d’avis que la guerre ne sera gagnée que « lorsqu’il y aura une collaboration étroite entre les pays de la région en matière de lutte contre le trafic de drogue ». Pour lui, « notre société a atteint un stade de pourrissement avancé » et « il est temps d’agir sans tarder ni tergiverser ». Il observe que « si la volonté politique est présente, tout devient possible ». Et de souligner qu’il s’agit d’un « combat que tous ensemble: gouvernement, Opposition, société civile, nous pouvons et devons gagner. Nous ferons fausse route si nous cherchons à en tirer un capital politique ».
Cassam Uteem, vous avez beaucoup œuvré contre la drogue. Si nous avions déjà une idée de l’ampleur de ce fléau dans notre société, le rapport Lam Shang Leen est venu mettre en relief, de manière plus détaillée, la situation telle qu’elle prévaut. Comment accueillez-vous ce rapport?
Des travailleurs sociaux œuvrant auprès des toxicomanes dans des centres de réhabilitation avaient, il y a des lustres, tiré la sonnette d’alarme et mis en garde les autorités concernées de l’ampleur du fléau de la drogue et des ravages qu’il faisait en particulier chez les jeunes, avec des conséquences très graves pour la société. Des listes de noms des trafiquants notoires, certains faisant partie de ce qu’on pourrait qualifier de la mafia, ont été remises, au risque et péril de leurs auteurs, à certains dirigeants politiques du pays, et non des moindres. Malgré les saisies de drogue, quelquefois importantes, et des arrestations des présumés trafiquants, on avait l’impression que rien ne pouvait endiguer ce fléau tandis que les trafiquants, les gros requins, semblaient jouir de protections occultes. Avec le rapport de la Commission d’enquête sur la drogue présidée par l’ex-juge Lam Shang Leen, on arrive à mieux comprendre et à mieux saisir les ramifications de ce trafic qui n’a pas fini de gangrener toutes les sphères de notre société. On pourrait dire, en paraphrasant le grand Shakespeare, something is rotten… in the Republic of Mauritius.
Des professionnels censés représenter l’ordre, l’éthique et la loi ont été épinglés par le rapport: de gardes-chiourme aux policiers en passant par des hommes de loi dont deux membres du gouvernement qui ont eu à démissionner dans le sillage de ce rapport. Est-ce la « corruption » à son summum? Êtes-vous inquiet pour votre pays?
Évidemment que c’est une situation fort inquiétante et même dangereuse car elle démontre que notre société a atteint un stade de pourrissement avancé : certaines institutions fondamentales du pays ont été infiltrées par des hommes et des femmes au service de la mafia, des représentants de l’ordre sont devenus les complices de dangereux malfaiteurs, des gardes-chiourme ont agi en courriers et des hommes de loi en courtiers. Le pays traverse une période de crise sans précédent : crise de confiance dans nos institutions et dans les hommes et les femmes qui les dirigent et qui sont censés nous protéger et faire triompher la justice. Il est temps d’agir et d’agir sans tarder ni tergiverser si on prétend être intraitable dans sa détermination de combattre ce fléau.
La Commission fait mention du manque de confiance du public dans la Police et souligne que celle-ci va même jusqu’à prévenir les trafiquants quand il y a des descentes policières… Reconnaissez-vous ici notre île Maurice dont on aime à vanter auprès des touristes le sourire facile, la politesse, et la paix…
L’appât du gain facile ou du bien mal acquis qui donne accès à un style de vie confortable et qui permet souvent de baigner dans le luxe n’offusque plus personne et ne donne plus mauvaise conscience. Pourquoi lui et pas moi, se demande le corruptible ou le corrompu ? Le policier ne peut-il devenir lui aussi informateur et être récompensé pour service rendu ? Le consumérisme et le matérialisme à outrance, érigés en culte, sont en grande partie responsables de la dérive comportementale du citoyen mauricien. On fait fi de l’éthique et puisque ‘moralite pa ranpli vant’ tout devient alors possible et permissible. Loyauté, fidélité et le respect du bien commun ne sont plus des valeurs recherchées. Elles sont devenues obsolètes!
Les barons de la drogue semblent aisément étaler leurs tentacules sur des hommes influents comme des avocats et des hommes politiques. Du fait de cette proximité entre trafiquants et hommes politiques, les premiers semblent invincibles. Pensez-vous qu’il soit vraiment possible de lutter efficacement contre eux ?
Si la volonté politique est présente, tout devient possible. Le bon exemple doit venir d’en haut et aucune incartade ne doit être tolérée. C’est dans ce contexte qu’on évoque souvent la nécessité d’un code de conduite pour certaines professions. L’Assemblée nationale, le Cabinet des ministres, le Bar Council doivent avoir le pouvoir de sanction et doivent utiliser ce pouvoir à bon escient. Les relations entre avocats et trafiquants doivent être uniquement des rapports professionnels. Il y a ceux qui agissent pour faire triompher la justice et ceux qui se font complices des hors-la-loi. Ces derniers doivent être sévèrement punis et même disbarred si les faits sont avérés. C’est alors qu’on pourra combattre comme il se doit ces relations incestueuses qui permettent aux trafiquants d’inonder le pays de la drogue et bénéficiant de l’argent sale pour le partager à la ronde.
S’agissant de la proximité entre trafiquants et politiciens, le rapport souligne aussi l’urgence d’une loi sur le financement des partis. La Commission évoque à titre d’exemple la possibilité que l’argent provenant de barons de la drogue ait été utilisé pour financer la campagne électorale en 2014… Partagez-vous l’idée de l’urgence d’une telle loi ?
Absolument. La proximité entre trafiquants et politiciens, cependant, ne date pas d’hier. Vous vous souviendrez que c’est au risque de notre vie que, trente ans de cela, mes colistiers d’alors durent faire face à la mafia d’un faubourg port-louisien et dont la proximité avec les détenteurs du pouvoir servait de couverture pour leur commerce criminel et pour perpétrer leurs actes de terreur contre les adversaires politiques de l’opposition. Que depuis ce temps-là et même avant, les trafiquants de drogue finançaient les campagnes électorales de certains partis politiques, et en particulier quelques politiciens véreux, est un Secret de Polichinelle. Il est donc grand temps, pour cette raison et pour d’autres raisons encore, de légiférer afin qu’il n’y ait plus d’opacité dans les finances des partis politiques.
L’Opposition réclame la démission du gouvernement et la tenue des élections générales dans le sillage de ce rapport décrit comme ‘accablant’ pour le pouvoir qui aurait échoué dans sa lutte contre la drogue… Pensez-vous que cela soit justifié ?
Le gouvernement actuel a eu le mérite de nommer une Commission d’enquête sur la drogue, avec un président et des assesseurs respectés, et cela a permis à la population de faire le constat dont nous avons parlé un peu plus tôt. Je pense qu’il doit maintenant logiquement et sans tarder, mettre en œuvre les recommandations de la Commission. La temporisation serait néfaste car elle permettrait à la mafia et aux brebis galeuses de se réorganiser et de préparer leur nouveau mode d’opération. L’enjeu est de taille. Nous parlons d’un trafic qui brasse des milliards de dollars et il y a des gens qui n’hésiteront pas une seconde pour reprendre leur sale besogne. Time is of the essence, comme dit l’Anglais et il faut battre le fer pendant qu’il est encore chaud. Le temps des élections viendra quand il viendra…
Quelles sont les recommandations qui vous semblent être prometteuses, et lesquelles vous semblent moins efficaces ou moins faciles à réaliser ?
Je n’ai pas encore eu le temps de hiérarchiser les propositions et recommandations de la Commission qui me semblent être toutes pertinentes et urgentes, mais d’ores et déjà nous savons que l’ADSU ne peut continuer à opérer dans sa présente structure, que la prison ne devrait plus être le quartier général des trafiquants de drogue bénéficiant des précieux conseils légaux même pro-bono, que des mesures urgentes et adéquates devraient être prises pour une plus grande vigilance à l’aéroport et dans le port, qu’une Cour spéciale doit être créée pour les cas concernant le trafic de la drogue, qu’il ne devrait plus être possible d’utiliser les casinos et les maisons de jeux pour le blanchiment d’argent, que le financement des partis politiques doit faire l’objet d’un projet de loi…
Dans son rapport, la Commission d’enquête met en exergue que la bataille ne sera pas gagnée sans l’aide des ONG, hommes religieux et de parents responsables. Votre avis?
Je crois que la Commission a fait la part belle au trafic de la drogue et donc aux problèmes de la toxicomanie au niveau de l’offre et leurs recommandations mises rapidement en œuvre devraient permettre un ralentissement, avec un contrôle plus sévère, dans l’importation de ces substances toxiques. Il faut concurremment avoir une politique de réduction de la demande pour ces drogues et cela ne sera possible qu’à travers l’éducation et la sensibilisation, la prise en charge des toxicomanes dans des centres de réhabilitation agréés et la participation active des parents, des enseignants, des hommes religieux et surtout des travailleurs sociaux. Il y a dégénérescence du tissu social lorsque les institutions fondamentales que sont la famille, l’école, la religion et la société civile cessent de jouer le rôle qui est le leur. Le danger que représente la drogue pour notre jeunesse et notre société en général ne devrait être minimisé et chacun à son niveau doit assumer sa responsabilité d’éducation, de prévention et de sensibilisation.
Le Premier ministre réitère sans cesse sa détermination à combattre la drogue. Mais, ses propres membres dont celui qui a été son avocat, ont été épinglés par la Commission. Pensez-vous qu’il aura la volonté, de fait, à appliquer les recommandations faites par le rapport?
Je souhaite pour le pays que le Premier ministre passe de la parole à l’acte et qu’au nom de la jeunesse de notre pays, il s’arme de son balai pour le grand nettoyage, en commençant devant sa porte.
Un comité interministériel a été constitué pour appliquer les recommandations du rapport. Le PM n’a toutefois pas donné de date quant à la tenue de sa première réunion. Pensez-vous qu’un tel comité soit nécessaire? Cela ne retardera-t-il pas les choses? L’Opposition pense que c’est un “Move” politique…
Il y a parmi les recommandations celles qui ne méritent aucune étude préalable et d’autres qui demandent probablement consultation et étude approfondie. Il est de son intérêt propre et de l’intérêt d’une lutte efficace contre le trafic de la drogue que le Premier ministre prenne dans l’immédiat certaines mesures, dont nous avons déjà mentionné quelques-unes un peu plus tôt. Le combat contre la drogue, faudra-t-il le répéter, est un combat que tous ensemble, gouvernement, opposition, société civile, nous pouvons et devons gagner. Nous ferons fausse route si nous cherchons à en tirer un capital politique.
Si elles sont suivies à la lettre, ces recommandations sont-elles susceptibles de changer la situation selon vous ou y voyez-vous des obstacles ?
Les recommandations de la Commission pour importantes qu’elles soient ne sont pas exhaustives et il y a certainement d’autres actions à entreprendre pour arriver à mater les manœuvres, les ruses et les subterfuges de la mafia de la drogue. Sa capacité d’utilisation des techniques modernes dont elle dispose pour contrecarrer les mesures prises par un État pour contrôler l’entrée de la drogue sur son territoire ne doit être minimisée. Aussi suis-je de ceux qui pensent que cette guerre ne sera gagnée que lorsqu’il y aura une collaboration étroite entre les pays de la région – une coopération régionale en matière de lutte contre le trafic de la drogue. Il faut savoir que, ces dernières années, le fait notable en matière de trafic de l’héroïne est la nouvelle route maritime du Sud, à travers l’océan Indien, qu’emprunte la drogue à partir du ‘golden crescent’ mais surtout de l’Afghanistan, pour son acheminement vers l’Occident. Les pays où transitent aujourd’hui, les cargaisons d’héroïne sont tous situés sur la côte orientale de l’Afrique, en particulier le Kenya, la Tanzanie et le Mozambique mais également l’Afrique du Sud et dans une moindre mesure Madagascar. De ces pays sont réexportées les cargaisons d’héroïne à destination d’Europe et d’Amérique. Mais l’océan Indien est vaste et la quantité de drogues transportée chaque année, dans des navires sont de l’ordre de plusieurs dizaines de tonnes. C’est ainsi que pendant la traversée de l’océan ou à partir de ces États dont j’ai fait mention, des transactions, impliquant nos propres caïds et leurs acolytes, sont effectuées et qui finissent par l’entrée clandestine sur notre territoire, avec la complicité des ripoux, de grosses cargaisons d’héroïne par mer.
C’est la raison pour laquelle j’affirme que nous réussirons à maîtriser la situation uniquement si se développent entre l’État mauricien et les États situés sur le littoral est du continent africain une coopération et une coordination suivies au plus haut niveau.