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Le parcours exceptionnel de Paule Collard

Paule Collard est une petite bonne femme, haute comme trois pommes, qui est une des personnalités les plus respectées de la communauté mauricienne de Melbourne. Depuis trente ans, elle gère d’une main de fer The Mauritian Golden Age, le club du troisième âge qu’elle a créé et dont elle va abandonner la présidence ces jours-ci. Décorée par l’Etat de Victoria à plusieurs reprises pour services rendus à la communauté, Paule Collard a également créé le premier « home » résidentiel ethnique pour les seniors mauriciens. A la veille de ses 90 ans — et grâce au concours de Nella Roussel, une autre personnalité mauricienne de Melbourne — nous avons pu réaliser l’interview de cette battante qui revient sur les principales étapes de son parcours exceptionnel.

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Comment s’est déroulée votre enfance à Maurice, Paule Collard ?

Mon nom de jeune fille est Turenne. Je suis née à la route des Cassis à Port-Louis, dans une famille de huit enfants et dont j’étais l’aînée. Nous allions écouter l’orchestre de la police qui jouait les dimanches au Pleasure Ground. Mon papa, qui était policier, faisait griller des pistaches que nous mangions au jardin en écoutant le concert. Maman me faisait m’asseoir sur un petit banc pour regarder les enfants aller à l’école primaire. Un jour, la miss qui passait, m’a demandé si je voulais aller à l’école, j’ai dit oui et c’est comme ça qu’à 3 ans, je suis entrée à l’école. Pour le secondaire, comme nous étions trop “misère” pour que je puisse aller au collège de Lorette, j’ai fait mes études au collège Bhujoharry, qui était très bien, jusqu’à la forme V. Mes études terminées à 17 ans, j’ai dû attendre une année pour entrer au Training College et devenir institutrice.

Vous vous êtes mariée jeune ?

Oui, comme le faisaient toutes les jeunes filles à cette époque. J’ai rencontré Roger Collard, mon futur mari, chez des amis. Il était policier, comme mon papa et mon frère cadet. Nous nous sommes mariés et je suis allée habiter à Camp-de-Masque où il était posté. J’ai travaillé dans beaucoup d’écoles de l’île avant d’être enfin mutée à Rose-Hill, à l’école Notre-Dame-de-Lourdes, ce qui nous a permis d’acheter une maison à Beau-Bassin où sont nés nos six enfants.

Pourquoi avez-vous décidé d’aller vous établir en Australie ?

Nous avions une bonne vie, mais le climat politique s’est détérioré et il y a eu toute cette histoire autour de l’indépendance. Gérard, mon fils aîné, était âgé de 15 ans et participait aux manifestations, mon mari était tout le temps loin de la maison avec son travail, la vie devenait compliquée pour la famille. Pour l’avenir des enfants, on a alors décidé d’émigrer en Australie où un ami de mon mari pouvait nous « sponsor». On a fait les démarches et obtenu nos permis. Mon mari est parti là-bas pour chercher du travail. Il n’était pas trop content du travail, mais quand on vient d’arriver dans un nouveau pays et qu’on a besoin de nourrir une femme et six enfants, vous prenez ce qu’on vous donne. Les enfants et moi sommes arrivés en Australie par le bateau Queen Frederika en décembre 1967.

Quel souvenir gardez-vous de vos premiers jours en Australie, votre nouveau pays ?

Nous étions perdus parce que nous n’étions pas préparés à notre nouvelle vie. Quand on a fait notre application à Maurice on aurait dû nous avoir expliqué ce que la vie allait être en Australie. Nous préparer en quelque sorte. C’était une période triste et stressante, j’avais quitté une grande famille à Maurice et j’arrive ici avec les enfants, ne connaissant personne, mais on s’est débrouillé. Il y avait à l’époque le white Australian policy, mais au lieu d’être ignorés, parce que nous étions des « coloured », nous avons été tout de suite acceptés par nos voisins, notre entourage. Je quittais une grande famille à Maurice et j’arrive ici avec les enfants, ne connaissant personne, mais enfin on s’est débrouillé. Je ne voulais plus être institutrice, je voulais faire autre chose, parce qu’il y avait du travail partout et dans tous les domaines. J’ai eu un travail dans une factory de lingerie, mais la paye était bien maigre et les ouvriers étaient maltraités par le patron. Du coup, j’ai changé d’idée et j’ai fait mon application pour entrer dans les écoles. On m’a dit que j’avais d’excellentes notes, des années d’expérience, mais que j’avais un accent français très, trop prononcé, et qu’on ne pouvait pas m’envoyer dans les écoles, parce que les élèves allaient parler anglais comme moi ! On m’a demandé d’essayer de perdre cet accent et de revenir dans trois mois. En rentrant à la maison, je rencontre une Australienne à qui je raconte ce qui est en train de m’arriver. Elle me dit qu’elle fait partie d’une association de femmes et m’invite à venir les rejoindre pour parler et pratiquer l’anglais. Elles m’ont appris à perdre mon accent français pour parler l’anglais avec l’accent australien et j’ai été acceptée et envoyée dans une école avec des enfants à problèmes et des enfants d’immigrés. J’ai beaucoup appris dans cette école où je suis restée sept ans pour enseigner l’anglais et les mathématiques. Après ces sept ans, nous avons pu acheter une maison et j’ai demandé mon transfert pour une école proche de mon domicile.

Quand est-ce que vous avez eu l’idée de créer un club pour les seniors mauriciens ?

Quand j’ai pris ma retraite à 60 ans, après 23 ans de service dans l’enseignement public australien. Entre-temps, les enfants avaient grandi, travaillaient et avaient quitté la maison pour se marier. Quand la maison est devenue trop grande pour mon mari et moi, on a acheté un bout de terrain pour y faire construire une petite maison. Avant ma retraite, j’avais pris six mois de long service leave. Au départ, je voulais créer un petit groupe d’amis de mon âge, le troisième, qui pourrait se rencontrer, sortir, aller au cinéma et au restaurant. Nous avons commencé avec dix personnes qui venaient chez moi une fois par mois, puis deux, puis trois fois. Au même moment j’ai été invitée à visiter un club grec ou j’ai rencontré Ian Wilson un conseiller municipal de Dandenong, quartier où habitaient de nombreux Mauriciens. Ian, qui m’a beaucoup aidée par la suite, travaillait dans le social et m’a proposé de créer un club pour les Mauriciens. Il me dit que si j’arrivais à constituer un groupe de dix Mauriciens, je pourrais avoir une salle municipale pour tenir les réunions et j’ai dit : pourquoi pas? C’est comme ça que j’ai créé, en avril 1998, le Mauritian Golden Age Club, à Dandenong. A la première réunion on était à 10 avec un seul homme, un mois après, la nouvelle s’étant “fanée” dans la communauté, nous étions 20 et à la fin de l’année, nous étions cinquante et la salle commençait à devenir petite. Au fur et à mesure que le club grandissait, nous changions de salle pour arriver à celle où nous sommes aujourd’hui et qui peut accueillir plus de deux cent cinquante personnes.

Quelles ont été les premières difficultés au début du club ?

Il n’y avait pas beaucoup de difficultés au début. La grande difficulté est arrivée quand j’ai découvert qu’il y avait des personnes, des Mauriciens, qui ne pouvaient plus habiter avec leurs enfants. J’ai hébergé deux chez moi et c’est ainsi qu’est née l’idée de la maison de retraite, un « home » pour les vieux. J’avais déjà remarqué que dans la communauté mauricienne les vieux étaient quasiment casernés chez eux, ne sortaient, que pour s’occuper de leurs petits-enfants, les emmener à l’école et faire le ménage et la cuisine pendant que leurs enfants travaillaient. Et puis, à un moment, quand les petits-enfants ont grandi et pouvaient aller à l’école, on n’a plus besoin des grands-parents. Certains avaient besoin de trouver un endroit pour vivre. Quand on a ouvert Abbeyfield Home on a eu dix personnes tout de suite.

Comment avez-vous fait pour trouver le terrain et l’argent pour faire construire la maison ?

Quand nous avons commencé le projet de la maison en 1996, le Golden Age existait depuis six ans. Et pendant un temps le council voulait vendre la grande salle où nous nous faisions nos réunions. Puis, une amie m’a dit de demander à gérer cette salle pour les locations. Avec l’aide de Rajoo Chetty, je l’ai fait pendant cinq ans au moins, ce qui a rapporté une certaine somme d’argent au club. Il y avait dans la même rue une vieille maison à vendre, nous l’avons achetée et l’avons revendue une fois et demie plus cher ce qui nous a permis de construire le home, avec des prêts et des dons. C’est en organisant des activités, en louant la salle que nous avons pu faire des économies pour le club. Et aujourd’hui vous savez ce qu’on me dit : qu’il faut partager les économies du club entre les membres ! Je dis oui, mais qu’est-ce qu’on va faire de la part des membres qui sont morts, hein ? Malgré ces tracas, certaines mesquineries, certaines contrariétés, nous avons pu mener à terme le projet. Il ne faut pas écouter certaines personnes qui sont juste là pour causer, pour vous ennuyer et chercher toutes sortes de “grimaces”. You do what you have to do and you do it well. Le home a été créé pour des Mauriciens habitant avec leurs enfants et ayant, disons des difficultés avec eux qui les empêchent de vivre ensemble. Nous avons dix chambres, plus une guest room. Cela coûte 720 dollars par quinzaine tout compris depuis les repas cuisinés jusqu’à la lessive en passant par tout ce qui est nécessaire pour bien vivre dans une maison, sans compter l’atmosphère de tranquillité. Mais, malgré la demande, nous ne pouvons pas faire plus de chambres ou construire un autre home. Nous ne sommes qu’une petite association de volontaires, nous ne devons pas prendre plus de responsabilités que nous ne pouvons tenir.

On dit que vous avez du caractère, un mauvais caractère même, que vous n’hésitez pas à crier pour imposer votre point de vue…

C’est vrai, mais il faut de l’ordre pour le bon fonctionnement du club. Les critiques, les bonnes peuvent aider, mais pas le bla-bla-bla et les palabres. Ceux qui ne sont pas contents, je les mets dehors. Si vous voulez faire quelque chose de bien, you have to put your foot down. Si quelqu’un me dit : Tu aurais dû faire ça comme ça, je dis : explique-moi. Si sa façon de faire est meilleure, je dis OK, d’accord. Mais si je vois que la proposition va mettre le club dans une impasse, je dis non. Et je le dis fort.

Est-ce que dans un club comme le vôtre les hommes sont plus faciles à manage que les femmes ?

Pas du tout. Because some men have got the idea that they are the MEN et que leur avis doit primer. Ce sont surtout les hommes qui avaient un bon travail à Maurice et qui sont venus ici tard et n’ont pas connu la situation du début, celle de la fin des 1960. Quand ils sont arrivés, les parents étaient là pour les accueillir, ils ont eu un bon travail, une bonne vie et maintenant qu’ils sont à la retraite, ils viennent au club et veulent tout diriger.

Ils ont essayé de vous diriger ?

Vous croyez vraiment que c’est possible ? J’ai su gérer les situations .

vous avez pu “dresser” les récalcitrants ?

On peut dire ça comme ça. Les critiques, les bonnes peuvent aider, mais pas le bla-bla-bla et les palabres. Écoutez, j’ai créé le club quand j’ai eu 60 ans et aujourd’hui je vais avoir 90. Pendant trente ans, j’ai dirigé le club et je n’ai pas besoin qu’on me dise aujourd’hui comment le faire ! Si vous avez des hommes dans votre comité il ne faut pas leur laisser imposer leurs points de vue. J’ai déjà dû faire partir trois qui étaient comme ça et qui voulaient faire changer notre Constitution. Il est plus facile de travailler avec les femmes, parce qu’avec elles on peut discuter, raisonner et finir par tomber d’accord. Les hommes, en tout cas, ceux avec qui j’ai eu affaire dans le club, avaient tendance à vouloir imposer leurs points de vue. Mais ceux qui voulaient “faire des grimaces” avec moi ont dû s’en aller, du jour au lendemain. Avec moi, ils ont eu à marcher droit.

Est-ce que Roger Collard, votre époux, a eu, lui aussi, à marcher droit ?

Et comment ! Mais seulement lui n’aimait pas trop causer et se contentait de bouder pour marquer son désaccord. J’étais tout le temps en train de faire quelque chose, j’étais tout le temps occupée avec les affaires de la communauté et il n’aimait pas ça. Nous étions très différents : moi, je faisais du social, lui aimait les courses et faisait toutes sortes de calculs pour savoir quel cheval allait gagner pour miser dessus. Evidemment, les calculs n’étaient pas souvent exacts !

Vos enfants vous ont-ils aidée à créer et diriger le club ?

Non, ils ne se sont pas beaucoup intéressés à mes activités. Les garçons suivaient leur papa et les filles avaient d’autres occupations. J’étais constamment occupée. Quand vous avez accepté une responsabilité, vous devez aller jusqu’au bout. Ceci étant dit, il y a des étapes dans la vie qu’il faut savoir respecter. Quand un enfant grandit, la maman veut toujours s’accrocher à lui et le retenir. Mais arrive un moment dans la vie où la maman doit laisser partir son enfant pour qu’il grandisse bien. Il est temps pour moi de quitter la direction du club. J’ai un bon comité et j’ai dit aux membres qu’il était temps que je me retire, j’ai l’âge requis pour le faire.

Vous allez pouvoir vivre sans diriger ce club qui est pratiquement votre dernier enfant ?

Mais j’ai d’autres activités dans ma vie, vous savez. J’ai des enfants, des petits-enfants, des amis que je ne vois pas assez souvent. Je vais garder la direction du Abbeyfield Home, dont je suis le manager.

Qui va vous remplacer comme présidente ?

Ginette Edouard qui est dans le club depuis des années et sait qui ce qu’il faut faire et le club fonctionne bien. Bien que nous nous appelions club du troisième âge, nous prenons des membres à partir de 50 ans. Nous avons 225 membres, avec quelques non Mauriciens et plus de femmes que d’hommes. Les femmes sont plus nombreuses, parce qu’elles jouent au bingo, tandis que les hommes moins nombreux jouent aux cartes et aux dominos plutôt. Et puis, nous avons une table de « gossips », ils portent leurs drinks et leurs gajacks et bavardent entre eux.

Quand vous regardez le chemin parcouru, êtes-vous satisfaite de votre parcours ?

Avec le recul, je me demande où j’ai trouvé le temps et puisé l’énergie pour faire tout ce que j’ai fait ! Ceci étant dit, il faut souligner que j’ai eu beaucoup d’aide pour réaliser tout ce que j’ai entrepris. Je voudrais citer Laval Maillard, malgré le fait qu’il m’avait surnommée “Petite peste” ; Rajoo Chetty, Manfred Labour, entre autres. Dans la vie, il faut essayer d’être juste et ferme, et je crois l’avoir été dans mes activités.

Comment expliquez-vous le succès du club, qui est un des plus grands clubs pour seniors de Melbourne?

Et un des plus riches aussi, parce que nous avons fait les choses comme il le fallait. J’ai eu la chance d’avoir de bons trésoriers et pour le club et pour le home. Le succès du club s’explique par le fait que j’ai toujours été bien entourée pour prendre les bonnes décisions. On dit que j’ai fait pas mal de choses, c’est vrai, mais cela n’aurait pas été possible sans le concours des membres du comité et des membres du club qui ont fini par comprendre que leur club n’était pas une organisation catholique, mais une association universelle ouverte à tous. Nous avons des activités au club, des causeries, des invités, des anniversaires, des repas et des sorties. On a même eu deux mariages entre les membres, dont un qui était, disons, cocasse. Une dame séparée rencontre un veuf, ils tombent amoureux et décident de se marier. A une semaine du mariage, ils sont venus me voir, affolés : ils ne pouvaient pas se marier, parce que la femme n’était pas légalement divorcée. On a dû faire toutes sortes de démarches légales pour que le mariage puisse avoir lieu.

Avez-vous un regret sur votre parcours de vie ?

Non. Je sais que j’ai fait beaucoup de travail pour la communauté et ce travail devait être fait. Mon but, en créant le petit groupe, qui est devenu le grand club d’aujourd’hui, était de regrouper les membres de la communauté mauricienne de Melbourne. A cette époque, il n’y avait pas de club mauricien pour les seniors et je savais à quel point certains d’entre eux se sentaient seuls, avaient besoin de compagnie. Je voulais créer un groupe qui ne ferait pas que se rencontrer une fois par semaine pour manger et jouer ensemble, mais un groupe pour les aider à gérer leurs problèmes et à mieux organiser leur vie. Je suis heureuse d’avoir fait ce que j’ai fait, d’avoir ouvert le home et d’avoir pu aider les gens.

Que vous reste-t-il à faire, Paule Collard ?

Me débarrasser de toutes les choses matérielles qui me restent avant le grand départ. J’ai déjà écrit mon testament et organisé mon enterrement. Je veux qu’on joue « What a wonderful world » de Louis Armstrong à mon enterrement. La seule chose qui me reste encore à faire est d’écrire mon homélie que le prêtre lira.

Vous allez écrire vous-même votre homélie ! Vous pensez que personne ne peut le faire aussi bien que vous ?

Vous pensez qu’il y a quelqu’un d’autre qui puisse mieux parler de ma vie que moi ? Je ne veux pas qu’on dise des bêtises ou du « non sense » sur moi à mon enterrement. Pour éviter cette éventualité, je préfère écrire moi-même mon homélie !

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