Dans l’entretien accordé au Mauricien, Rama Sithanen, expert en matière électorale, fait une analyse critique du projet de loi sur la réforme électorale qui sera débattu au Parlement à partir d’aujourd’hui. « Cette disposition sera remplacée par les pouvoirs discrétionnaires des leaders des partis », dit-il. L’ancien ministre des Finances révèle avoir écrit au Premier ministre pour lui faire part de ses appréhensions et émettre plusieurs propositions. Il estime que l’élimination de la disposition “fair and adequate representation” de la Constitution constitue un grand danger pour la cohésion sociale.
Rama Sithanen, avez-vous pris connaissance du texte de loi sur la réforme électorale qui sera débattu au Parlement à partir d’aujourd’hui ?
Oui. En premier lieu, il n’y a aucun changement entre ce qui a été annoncé il y a deux mois et le contenu du texte de loi qui a circulé. Ce qui peut être interprété comme un manque de volonté pour introduire une réforme électorale. Dans ce type de réforme qui est extrêmement compliquée et sensible, il est nécessaire qu’il y ait des consultations avec, d’une part, des experts internationaux et d’autre part, avec tous les acteurs politiques afin de dégager un consensus pour la réforme. Je constate qu’il n’y a eu ni l’un ni l’autre, et c’est une première dans l’histoire électorale du pays.
Est-ce qu’il n’y a pas eu suffisamment de consultations avec des étrangers jusqu’à maintenant ?
Il n’y a pas eu de consultation sur la réforme proposée par le gouvernement actuel. La première réforme électorale a été guidée par Malcolm Trustram-Eve. La deuxième fois, l’exercice a été mené par Banwell et John Stonehouse. Par la suite, après l’indépendance, il y a eu Sachs et Carcassone. La présente réforme a été préparée par une équipe partisane sans consultation avec les experts étrangers.
Ne se sont-ils pas inspirés des rapports précédents ?
Pire, ils ont rejeté ce que les experts ont proposé et acceptent ce que les experts ont rejeté. Il n’y a pas eu de consultations avec des partis politiques et la société civile. Les suggestions et propositions faites de part et d’autre n’ont pas été prises en considération. Beaucoup de personnes me disent que l’objectif du gouvernement est de présenter un projet de réforme tellement inacceptable qu’il sera rejeté par tout le monde. Par la suite, il y aura un “blame game” pour accuser l’opposition de n’avoir pas accepté la réforme. C’est très cynique.
Mais c’est la première fois qu’un projet de loi sur la réforme électorale est présenté au Parlement depuis l’Indépendance….
C’est un projet de réforme qui n’en est pas un. Une non-réforme. Un seul parti avait laissé entendre qu’il voterait “under protest”. Maintenant je vois qu’il ne votera pas car le projet est tellement mauvais.
Je me demande si ce n’est pas, comme le disent les Anglais, un “fig leaf”, un prétexte pour ne pas introduire la réforme. Il y a des choses dans ce projet qui n’ont aucun sens. Nous sommes un petit pays et presque tout se sait. D’après ce que nous entendons, même les gens très polis et très respectés de l’Electoral Supervisory Commission l’ont critiqué, bien sûr de manière diplomatique. Et le commissaire électoral, qui est un gentleman indépendant et respecté, aurait émis des réserves sur certains aspects de la réforme.
Et pourtant, une réforme électorale est nécessaire…
Tout à fait. Une réforme électorale est nécessaire et elle est possible si le gouvernement met de côté cette intransigeance et cet entêtement d’aller de l’avant avec une réforme qui n’a pas de sens. À moins qu’il le fasse pour la galerie et pour dire à la Commission des droits de l’homme des Nations unies, à la Cour suprême et au Privy Council qu’il a essayé mais qu’il n’a pas de majorité nécessaire pour le faire. Et par conséquent, le système électoral restera inchangé.
Vous auriez pu être au Parlement demain. Qu’est-ce que vous auriez dit ?
Il aurait fallu puiser dans les trois rapports qui contiennent des propositions valables sur la réforme électorale et “let’s take the best out of the three reports”. Il y a le projet de loi du Gouvernement, le compromis de 2014 entre le PTr et le MMM et le rapport de la Commission Sachs de 2002.
Revenons sur le texte de loi…
Il est nécessaire de faire une analyse critique de ce projet de loi. Il y a le bon, le dangereux, le très mauvais, le mauvais, le regrettable, le peut être amélioré et les omissions. Commençons par le bon. Le “First-Past-The-Post” a été maintenu comme le socle de notre système électoral. C’est le gagnant du FPTP qui déterminera le parti ou l’alliance qui gouvernera le pays. C’est une bonne chose parce que nous sommes habitués à cette pratique. En deuxième lieu, le “three-member constituencies” est maintenu, ce qui est important pour avoir une diversité de représentation. Troisièmement, c’est une bonne chose que nos compatriotes n’aient pas à déclarer leur communauté pour se présenter comme candidats. Finalement, le seuil de 10% est un choix mesuré dans un pays pluriel, multiethnique et multireligieux. Cela évite que des partis politiques soient créés uniquement sur la base de l’ethnicité ou, de la religion pour faire de la politique.
Maintenant voyons le dangereux. Je consacre beaucoup de temps à étudier les arrangements institutionnels et les mécanismes constitutionnels dans les pays ayant une population plurielle et diverse. Afin de comprendre comment ils s’organisent afin d’assurer la diversité, l’inclusion, la représentation et la participation active dans l’arène politique, au Parlement et dans le Conseil des ministres. La représentation est d’une importance capitale, surtout dans un pays comme Maurice. Il nous faut avoir un Parlement qui reflète la diversité et la pluralité du pays et que tout le monde puisse se sentir à l’aise avec cette représentation Ce n’est pas du communalisme, ni du sectarisme ou de « noubanisme ». C’est la diversité, l’inclusion et la juste représentation dans les institutions primordiales pour notre démocratie.
Est-ce que, sur la base de ce que vous avancez, ne sommes-nous pas en train de déplacer le problème découlant du “Best Loser System” ?
Attendez un instant. Je suis en faveur de l’élimination dans la Constitution des références aux communautés. Toutefois, il faut nous assurer que toutes les composantes de la société plurielle soient représentées comme le prévoit la Constitution, qui insiste sur la “fair and adequate representation”, notamment la clause 5.1 de la première “Schedule” de la Constitution.
Maintenant, je ne sais combien de personnes réalisent que la clause qui sauvegarde et qui garantit le “fair and adequate representation” de toutes les composantes de la population a été enlevée dans le projet de loi et remplacée par une disposition bancale qui ne pourra satisfaire le principe fondamental de “fair and adequate representation”. C’est le plus grand danger de ce projet de loi.
C’est un problème que nous avons rencontré pendant longtemps. Beaucoup de personnes disent qu’il faut changer le “Best Loser System” mais il faut d’abord trouver un autre système adéquat et satisfaisant afin de rassurer les gens et assurer que la diversité, la représentation, l’inclusion, la chance de chaque compatriote de participer à la politique au Parlement ne seront pas diminuées. Or, la garantie constitutionnelle a disparu et est remplacée par un système qui dépendra de la discrétion, de l’arbitraire et du choix personnel des leaders politiques.
Ce que vous dites sur cette suppression est grave…
Cela m’inquiète beaucoup. Depuis 1967, afin de mettre en pratique l’article 5 (1) du First Schedule de la Constitution concernant le “fair and adequate representation”, huit “best loser seats” sont alloués aux communautés sous-représentées. Malgré la garantie constitutionnelle, il y a eu des communautés qui ont été sous-représentées lorsqu’on prend la moyenne pour les onze élections générales depuis 1967. La Constitution définit la proportion représentée par chacune des quatre communautés du pays, même si elle date de 1972.
Je me réfère à la situation d’inclusion et de représentation pour les onze élections depuis 1967 : sans le “best loser”, nos compatriotes de la population générale ont eu 25% de sièges alors qu’ils représentent 30,7% de la population. Sans le BLS, il y a une sous-représentation de 5,7 ‘percentage points ‘. En général, sur les huit sièges de “best loser”, pour que la population générale arrive le plus près possible de ce que la Constitution considère comme “fair and adequate representation”, elle doit obtenir six des huit sièges en moyenne. Après l’attribution de ces sièges, sa moyenne de représentation est passée de 25% à 29%. Ce qui est acceptable ‘from a broad- based representational standpoint’ malgré une légère sous-représentation mathématique. Sur la base de la proposition gouvernementale actuelle, j’ai analysé au moins cinquante possibilités. Il y aura une liste de 12 candidats qui sera présentée conformément au système de représentation proportionnelle et ce sera une liste fermée. Tout le monde sait que sur cette liste, au moins 12 couleurs du pays arc-en-ciel souhaiteraient se faire représenter. Il est clair que cette liste devra être équilibrée par rapport à tous les groupes du pays. On n’a qu’à voir comment les candidats sont alignés pour détecter tous les groupes qui seront en lice sur cette liste proportionnelle.
De plus, lorsqu’il s’agira de nommer les députés qualifiés pour les “additional seats”, il y aura beaucoup de groupes et sous-groupes qui considéreront qu’ils sont sous-représentés. Nous connaissons tous ces groupes et sous-groupes.
J’ai fait les ‘best cases’ scenarios et des ‘average cases’ scenarios afin de savoir quel sera le niveau de sous-représentation de certains groupes spécifiques. Combien de membres de chaque communauté pourront se faire élire sur la liste de 12 PR et des six ‘additional seats’. Au lieu de 29%, la population générale obtiendra dans les meilleurs des cas 27% de représentation. C’est un recul considérable pour 30.7 % de la population. Il y aura donc une amplification de la sous-représentation d’une communauté importante parce qu’on a enlevé une garantie constitutionnelle qui sera remplacée par les pouvoirs discrétionnaires des leaders.
J’espère que les conseillers du Premier ministre ont fait des simulations sur des élections qui étaient extrêmement mauvaises pour certains de nos compatriotes. En 2005, la population générale avait seulement 21% élus sur la base de First-Past-The-Post. Après l’allocation des best losers, il y a eu 27%. Sur la base de la présente réforme, elle chutera à 24,6%.
Est-ce que le système de calcul que vous utilisez est fiable?
Tout à fait. J’ai pris des ‘best cases scenario’. Les chiffres sont clairs et le calcul est facile. Un problème surgira parce qu’on enlève une garantie qui donne un groupe, qui est sous-représenté, 75% des sièges de best losers pour lui accorder un nombre inférieur avec le nouveau modèle. La population générale commence avec un déficit de 6 sièges avec la suppression des 8 sièges de BL. Et elle doit partager avec 11 à 12 autres groupes les 12 sièges PR. It is not rocket science. Il y aura des élections où ils obtiendront moins de sièges avec 81 députés qu’avec les 70 députés actuellement. Si on prend des élections générales comme 2005 il y aura peut-être moins de députés de la population générale avec 81 députés qu’avec 70 députés incluant les best losers.
On est en train de souffler sur la braise. Je ne sais pas si cela se fait par ignorance ou négligence or par manque d’analyse pointue.
Pour vous cette question d’affinité est importante?
Pour moi c’est clair car sans la paix, la cohésion sociale, l’inclusion et le partage, ce sera difficile pour notre pays de prospérer. Cela ne marchera pas si des personnes pensent que le système est contre eux et qu’ils seront à nouveau les perdants. Déjà il y a des groupes qui estiment qu’ils sont sous-représentés. La proposition gouvernementale intensifiera la sous-représentation dans une institution où la visibilité est très importante. Le système proposé par le gouvernement pour remplacer le BLS est un danger pour la représentation de plusieurs composantes de la société mauricienne. Ce sera un recul par rapport à la représentation et la diversité telle qu’elle existe aujourd’hui.
Donc la volonté exprimée par le gouvernement concernant l’importance d’un gouvernement stable n’est pas suffisante?
C’est un autre débat. La stabilité est différente de l’inclusion et la diversité. Il faut avoir une cohésion sociale, une harmonie nationale, un partage. Nous avons vu des compatriotes aller se plaindre devant les Nations unies à Genève. Est-ce qu’ils ont raison ou tort est une autre histoire mais il y a déjà une perception. On ne peut amplifier cette sous-représentation. Cela sera également vrai pour nos compatriotes musulmans dans des élections comme en 1987 et 1976. Il faut absolument revoir ce système.
Que proposez-vous?
J’ai écrit au Premier ministre en vue de quatre solutions pour éviter cette amplification dans la sous-représentation de certains groupes. En premier lieu, j’estime que tous les partis politiques doivent être justes dans l’alignement des candidats afin de respecter la diversité et la pluralité dans notre société. En deuxième lieu, nous sommes obligés de permettre le « double candidacies » (le nom d’un candidat dans une circonscription peut, si son parti le souhaite, figurer sur la liste proportionnelle) sinon ce sera le massacre dans certaines élections pour certains de nos compatriotes. C’est le cas dans tous les pays qui pratiquent un système mixte. Sachs le recommande ainsi que l’alliance PTR-MMM en 2014. Sinon comment permettre à Alain Wong, Thierry Henri, Franco Quirin et Jean Claude Barbier d’avoir une seconde chance en 2014. Ou Sayed-Hossen, Soodhun et Chaumière en 2005. Ou Bérenger en 1983 ou Kasenally en 1987. C’est aussi simple que cela. Il faut inventer des solutions qui soient proches des garanties données par le Best Loser.
Pourtant on entend souvent dire que ceux qui ont perdu les élections ne peuvent entrer au parlement par d’autres moyens?
Parfois on sait pourquoi ils perdent les élections. C’est en raison du système électoral existant. Le Best Loser permet de repêcher certains perdants. On l’accepte aussi pour le Speaker et l’Attorney General. Donc, rien de nouveau.
Troisièmement, il faut permettre dans certains cas de mettre deux candidats sur le même rang sur la liste de représentation proportionnelle.
Comment faire cela?
En présumant que le nom d’un candidat aux élections FPTP peut également figurer sur la liste proportionnelle on pourrait imaginer par exemple la liste proportionnelle du MMM comme suit: 1. Paul Bérenger; 2. Une femme; 3. Reza Uteem or Adeel Meah 4. Deven Nagalingum ou Baloomoody; 5 Une femme et ainsi de suite. Ainsi dans l’éventualité ou Uteem est élu et pas Meah ou le contraire, l’autre sera repêché. La même logique s’applique entre Nagalingum et Baloomoody. Sinon Adeel Meah aurait été à la dixième place et Baloomoody a la treizième. Donc en position inéligible pour avoir un siège PR. Cela se fait dans certains pays.
Finalement, dans l’éventualité que ces trois propositions ne produisent pas suffisamment de diversité et d’inclusion, il faudrait avoir la possibilité de nommer des ministres hors Parlement afin d’assurer la diversité comme cela se fait dans plusieurs pays. Il n’existe pas de pays démocratiques qui nomment des députés en dehors des élections. Par contre, la plupart des pays nomment des ministres en dehors du Parlement. C’est le cas en France, Belgique, Seychelles, Kenya entre autres. La diversité est une raison à ces nominations.
En gros ce projet est un recul considérable par rapport à la représentation de certaines composantes de la population. Il y aura aussi ceux qui ne sont pas reconnus par la Constitution aujourd’hui qui seront aussi désavantagés. Il y a ceux qui sont reconnus par la Constitution dont la sous-représentation sera accentuée et finalement ceux qui sont reconnus par la Constitution qui sont légèrement sous-représentés aujourd’hui et dont la sous-représentation pourrait augmenter. Honnêtement, si j’ai un choix à faire entre la proposition gouvernementale et le BLS, je choisirai la BLS plutôt que cette mascarade proposée par le gouvernement. Au nom de la cohésion sociale. No reform is better than a very bad reform.
Lorsqu’on parle de représentations on pense au recensement ethnique. Qu’en pensez-vous?
Je suis contre le « mirror representation ». Je suis en faveur d’un « broadbased representation ». Je vous signale qu’il y a déjà un recensement sur la base de religion. Je crois que les propositions que j’ai formulées peuvent apporter une solution au problème de représentation et d’inclusion. Cela se fait dans d’autres pays pluriels comme nous.
Vous n’avez pas parlé du très mauvais?
Évidemment ce qui est très mauvais, le système ne réduit pas l’écart entre le gagnant et le second parti. L’objectif principal de la réforme doit être la réduction de l’inégalité qui existe entre le pourcentage de voix et le pourcentage de sièges. Or la formule proposée fait le contraire de ce qui a été proposé par tous les experts. Quelle différence y a-t-il entre un écart de 57-3 et un de 66-12 ?
De plus, je ne suis pas d’accord que les leaders politiques choisissent six députés après les élections. Déjà les leaders politiques ont trop de pouvoir. Ces pouvoirs sont comparables à ceux dont disposaient les gouverneurs sous l’époque coloniale. Arbitraire et ‘corruptible’. Entre un riche et un pauvre.
La formule que j’ai proposée peut contribuer à résoudre un problème que le présent texte de loi veut résoudre à travers la nomination de six députés.
Je pense qu’on aurait dû envoyer un signal très fort en termes d’éthique et de moralité en politique . Les députés RP et additionnels, quelles que soient les circonstances, doivent retourner leurs sièges de manière inconditionnelle en cas de défection.
Il faut être juste avec les femmes. Au moins une femme candidate par circonscription et au moins un tiers de ministres qui sont des femmes. Elles sont à 50,6 % de la population.
Que fait-on des sièges additionnels?
Je pense qu’il faudrait éliminer les sièges additionnels et les fusionner avec les douze PR seats de manière à ce qu’il y ait 20 sièges PR. Ce qui nous donnerait un parlement de 83 députés qui est la moyenne entre 81 et 85 députés que le gouvernement a proposée. Donc 63 députés FPTP et 20 sièges de PR .
Il faut distribuer les 20 sièges de PR selon la formule de Sachs C afin de réduire l’écart qui existe entre le pourcentage de voix et le pourcentage de sièges, tout en garantissant une majorité pour celui qui a gagné le FPTP contest. Par exemple, en 1987, l’alliance MSM/LP/PMSD aurait préservé une majorité de 10 sièges pour gouverner malgré une différence de seulement 1 % en voix avec le MMM. Par contre pour des élections comme 1982, 1991, 1995, 2000 et 2014, ce n’est pas nécessaire de limiter la formule de Sachs C car l’écart est énorme entre les deux partis.
Une alternative à Sachs C est le ‘every vote counts formula’ qui va préserver une majorité pour le vainqueur du FPTP.