Il y a des mots qui interpellent autant qu’ils fâchent tant ils se sont attachés, au fil du temps, à des idéaux en voie d’extinction, pour peu cela dit que l’on y accorde un minimum d’attention. C’est le cas de la « croissance », dont l’on se fait tous à la fois témoin et l’écho, le plus souvent sans même en prendre conscience. C’est que le terme est vendeur, accrocheur. Semée par nos politiques en toutes saisons, qu’importe que le vent souffle de droite ou de gauche, la « croissance » réjouit jusqu’à le plus commun des mortels pour la simple et bonne raison qu’il renvoie à l’idée d’un idéal de développement personnel : plus il y a de croissance, plus le gâteau national grossit; et plus il augmente, et plus notre propre part gonflera. Une équation basique, somme toute, mais qui, du fait de l’omission d’un ensemble d’autres facteurs, s’avère totalement fausse, le résultat de la croissance ayant en réalité pour effet d’augmenter surtout le capital des nantis, et donc du gouffre séparant les plus riches des plus pauvres.
Depuis les années 70’ pourtant, un autre mot est apparu, plus anodin, car bien moins séduisant, celui de « décroissance ». Selon ce concept (politique, économique et social), la croissance économique apporterait davantage de nuisances que de bienfaits à l’humanité. À l’époque, il faut dire, ses promoteurs, y compris les plus érudits, se faisaient tantôt traités de fous, tantôt se butaient à un déni orchestré par les plus puissants du monde, tous évidemment partisans d’un capitalisme exacerbé.
Sans compter que, depuis, le monde a radicalement changé. Des murs sont tombés, de nouvelles puissances économiques ont émergé, les dollars se sont multipliés et les pipelines ont gonflé. Bien sûr, il y a eu des crises, à l’instar de celle de 2007-2008, dont le monde s’est plus ou moins relevé, sans toutefois en tirer les leçons qui s’imposaient. La « religion » de la croissance continue de fédérer, d’endoctriner les masses dans les pays développés ou en voie de développement, de véhiculer l’idée selon laquelle la planète pourra encore longtemps vivre à crédit, nous donnant ainsi la garantie que notre petit confort quotidien ne sera jamais hypothéqué. Mais tout cela est faux, archifaux. Il n’empêche que si un politique, où que ce soit dans le monde, avait le courage (ou la folie) de présenter un programme axé sur la décroissance, nul doute qu’il devrait dans le même temps faire une croix sur ses possibilités d’être élus.
La croissance a en effet dépassé l’effet de mode pour s’installer dans nos mœurs. Le problème, c’est que si celle-ci, en biologie, renvoie à l’idée d’un développement progressif, comme une fleur émerge peu à peu de terre, sa variante économique, elle, aurait plutôt tendance à se comporter comme une mauvaise herbe. Cette notion, fondée, rappelons-le, sur l’accumulation de richesses, est en effet génératrice d’inégalités sociales et profondément destructrice de la nature. À l’opposé de la décroissance qui, elle, pose les bases d’une société fondée sur la qualité plus que sur la quantité, sur la collaboration plus que sur la compétition.
Une petite poignée d’experts avait pourtant déjà tiré la sonnette d’alarme dès 1972. Leurs travaux ont été publiés, leurs thèses discutées, leurs projections corroborées sur plusieurs décennies. Avec pour seuls résultats de provoquer les foudres des uns et les moqueries des autres. Impossible en effet pour le Pdg de multinationale d’imaginer que la poule aux œufs d’or finira par arrêter de pondre ou pour les compagnies pétrolières d’accepter de fermer leurs robinets d’or noir sous prétexte qu’ils viendront bientôt à en manquer. Avec les résultats que l’on connaît.
Quelques décennies plus tard en effet, et sans pouvoir chiffrer le montant du gaspillage frénétique engrangé depuis, nous sommes entrés en zone rouge. La tempête est en vue, et le terme dépasse hélas celui de la simple métaphore. À ces téméraires experts des années 70’ viennent aujourd’hui s’en ajouter des milliers, lesquels font des projections pour le moins peu réjouissantes. Ainsi avertissent-ils qu’au dérèglement climatique, dont nous subissons déjà les douloureuses (et torrides) conséquences, viendront s’ajouter des guerres du pétrole, des guerres de l’eau. En sus de guerres de territoires lorsque, poussés à l’exode par la famine, les pandémies et la sécheresse, des centaines de millions de réfugiés chercheront des terres plus accueillantes.
Voilà donc ce à quoi la croissance nous aura amenés. Aujourd’hui, face à ce mur qui se dresse devant nous, nous n’avons toujours pas décidé d’appuyer sur la pédale de frein. Nos politiques comme les principaux acteurs de notre économie continuent de vomir chaque jour le mot « croissance », tant et si bien que nous ne saurions dire combien de fois il est apparu dans nos seules colonnes rien que depuis début janvier. Et ce n’est pas quelques propos environnementalistes distillés çà et là qui rendront moins anachronique cette voie que nous avons décidé de poursuivre : celle d’une « anti-société » malade de sa propre richesse.
Michel Jourdan