Les paroles à portée philosophique pour l’un et politique pour l’autre les différencient certes. Mais hormis cette opposition, le seggae de Kaya et de Ras Natty Baby a évolué dans une même direction, puisant ses fondements dans une quête identitaire.
Joël Achille
Le temps a creusé ses traits, marqué ses dreads et sa barbe. Mais sa mémoire, elle, garde bien vivante la glorieuse époque de la naissance du seggae. “Ce sont des souvenirs indélébiles.” Ras Natty Baby se rappelle précisément des dates marquantes, des rencontres précieuses et, surtout, de celui qui fut couronné roi du seggae. “Il n’y avait ni dualité ni rivalité entre Kaya et moi”, répond-il, en souriant, à ceux qui ont fait de ces deux pionniers du seggae des rivaux. “Ça, c’était dans l’esprit de nos fans. D’un côté, ceux de Racinetatane et de l’autre ceux des Natty Rebels. Nous étions conscients de leur état d’esprit. Nous avions évidemment deux colorations différentes à notre seggae. Me ant Kaya ek mwa, zame finn ena okenn rivalite.”
Seggae Sunflash.
Les deux seggaemen ont revendiqué des droits égaux, un système plus équitable et une politique plus juste. C’est dans cette optique qu’en décembre 1993, Kaya et Ras Natty Baby se présentent face à la presse autour d’une même table. Le moment est historique. Leur souhait de développer le seggae se concrétise à travers un concert annoncé à Goodlands. “Il y avait le Reggae Sunsplash. Nous voulions venir de l’avant avec un événement annuel, le Seggae Sunflash”, raconte l’interprète de Leve Do Mo Pep. “Nous n’avons pas pu tenir d’autres éditions parce que l’organisation coûtait cher et nous ne recevions aucune aide des autorités.”
Cette nuit-là s’enchaînent les performances de Kaya et Racinetatane, Ras Natty Baby et les Natty Rebels, Natty Jah, Tian Corentin, et du groupe réunionnais Soukouss Maloya. “Nous attendions 5,000 spectateurs; 2,000 à 2,500 personnes étaient présentes. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cet écart : il n’y avait pas autant de facilités de transport à l’époque et nous n’avions pas les moyens nécessaires pour faire une bonne campagne de pub. Nou ti sorti zis-zis, juste assez pour couvrir nos frais.”
Question d’identité.
Kaya et Ras Natty se rencontrent pour la première fois en 1983, à l’époque où les descendants d’esclaves s’embarquent dans une quête identitaire après des siècles d’oppression loin du continent noir. Le monde assiste également à la vulgarisation de la culture rastafari, portée par le reggae. “Kaya jouait seulement des morceaux de Bob Marley à cette époque”, se souvient Ras Natty. “Nous nous sommes rencontrés dans le cadre de la musique. On était alors au début de notre intégration dans la philosophie rastafari. Kaya venait souvent nous rejoindre à Richelieu, où on apprenait aux gens la musique, le sport, et aussi à lire. Il venait dormir chez moi à Beau Bassin et Chamarel. Nou’nn manze bwar ansam tou sa. Mw’asi mo ti pe al kot li Roche Bois.”
C’est le 30 octobre de cette année que se tient “la première manifestation purement reggae”. Le concert se tient à Richelieu “lor terin volebol”, avec “des instruments un peu rudimentaires”. Celui-ci connaît une deuxième édition, qu’organise Kaya, le 27 novembre 1983 à Roche Bois. Le reggae leur permet ainsi de fédérer autour de la question d’identité. Cependant, “il n’y avait pas beaucoup de spectateurs”, souligne Ras Natty Baby. “Le reggae était surtout associé à Bob Marley et au gandia. Les gens ne voyaient pas cela d’un bon œil.”
Langaz Madam Sere.
Les bases de leur quête étaient toutefois jetées et la musique devint ainsi un véhicule de revendications. “J’ai été le premier à chanter du reggae en kreol”, soutient Ras Natty Baby. Dans la foulée, une question fondamentale naît : “Kaya et moi, nous nous demandions si nous ne pouvions pas trouver un mélange entre le reggae et le séga.” Donner une teinte locale au reggae permettrait de mieux attirer les Mauriciens vers leur message d’unité. “Notre musique était devenue une plate-forme d’éducation, à travers laquelle les gens prenaient conscience de leur histoire.”
Le rythme du reggae incorpore peu à peu les temps du séga. À Chamarel, cette nouvelle musique trouve un nom peu racoleur : séga-reggae. “Nous n’avions pas encore retenu le terme seggae. Nou ti pe zwe li, lerla Kaya inn donn li enn nom. Letan fer resers lor langaz Madam Sere, kan dir “sega”, li vinn “sege gaga”. Lerla ki’nn retenir mo “seggae””, confie Ras Natty Baby, qui concède qu’à cette époque, on cherchait encore le subtil mélange entre le séga et le reggae.
Entre-temps, Kaya et Ras Natty Baby tracent leur chemin chacun de leur côté. Percy Yip Tong s’intéresse à eux. Ce jeune lauréat ambitionne de porter la musique mauricienne sur la scène internationale. “Percy est rentré à Maurice. Il est venu me voir par rapport au reggae. Nou’nn gagn bann konversasion, me nou pa’nn tro dakor ansam. Lerla li’nn al zwenn Kaya”, raconte Ras Natty. “An 1987-1988, dan Teat Porlwi, se premie fwa ki Kaya zwe enn konser seggae.”
L’envers du décor.
Après un voyage à La Réunion, “kan Kaya retourn Moris, li tir enn kaset, Seggae Nu Lamizik, ki dimounn inn aksepte”. Du côté des Natty Rebels, un opus de reggae sort dans les bacs en 1990. Puis, une Française monte pour eux un dossier et le groupe de Richelieu s’envole pour La Réunion. “C’est à ce moment-là qu’on commence à vraiment jouer du seggae. Un producteur nous a découverts et on a sorti Nuvel Vision. Nou tir sa Moris, lerla li exploze. Ziska zordi nou ankor ena rekor lavant.”
Assis devant chez lui, Ras Natty Baby contemple la légère pluie qui arrose Richelieu. “À Maurice, nous n’avons que deux musiques : le séga et le seggae. Mais le seggae est, lui, à 100% local, parce qu’il a vu le jour après l’indépendance. Aux jeunes, je dis que c’est cette musique que nous devons défendre.”
À la mort de Kaya en 1999, Ras Natty Baby se trouve en France. Les émeutes qui suivront intéresseront les médias internationaux, qui voyaient en Maurice une île pacifique et multiculturelle. “Quand je disais aux étrangers qu’à Maurice, il y avait des inégalités, personne ne me croyait.” Mais tout cela change en février 1999. “Les journalistes étrangers ont su ce qui se passait à Maurice. Ils m’ont tous contacté. Je suis passé sur des radios comme Europe 1 et RFI (Radio France Internationale) pour parler des problèmes à Maurice, pour dénoncer l’injustice, pour leur montrer l’envers du décor.”