Cette semaine a été dominée par la visite du président kényan, Uhuru Kenyatta, qui fait suite à celles du président du Mozambique, Filipe Nyusi, et du président de Madagascar, Andry Rajoelina. Le Mauricien a rencontré Amédée Darga, un passionné des questions africaines, pour faire le point sur les relations entre Maurice et le continent. Il y a, selon lui, beaucoup plus d’opportunités à prendre dans la région qui peuvent soutenir la croissance des entreprises du pays. Toutefois, dit-il, « nous n’avons pas encore fait le plein de fruits ».
Nous avons reçu cette semaine la visite du président du Kenya, Uhuru Kenyatta. Comment cette visite vous interpelle-t-elle ?
J’accueille cette visite avec plaisir et il est intéressant de noter que c’est le troisième président africain que Maurice reçoit cette année. Nous avons eu la visite du président du Mozambique et celle du président malgache qui est un pays voisin avec lequel nous avons des relations très importantes. Maintenant, nous recevons le président du Kenya qui est en visite d’Etat chez nous. Cette démarche du gouvernement est extrêmement positive. C’est l’affirmation d’un rapprochement encore plus important avec le continent africain. Le pays a déjà des relations très avancées sur le continent africain au plan officiel. À part notre appartenance à l’Union africaine, nous sommes bien ancrés dans le COMESA, la SADC et les pays de EAC. Nous sommes également très présents sur le plan diplomatique et des négociations diverses, comprenant les protocoles liés au commerce et à l’économie, etc.
Depuis une quinzaine d’années, une partie du secteur privé s’est impliqué de plus en plus à Maurice pour faire du commerce et y investir. Il a découvert l’intérêt du continent et aujourd’hui, les opérateurs mauriciens sont bien implantés dans une quinzaine de pays. D’autres font du commerce en Afrique du Sud, au Kenya, en Ouganda, etc. Nous avons cueilli beaucoup de fruits. Les entreprises qui sont allées en Afrique tirent des bénéfices intéressants. Dans certains cas, les revenus et les profits des entreprises en Afrique soutiennent celles de Maurice. C’est le cas pour la MCB, et pour certaines compagnies sucrières qui dans la mauvaise conjoncture actuelle, avec un niveau de prix très bas, se maintiennent grâce aux revenus et bénéfices de leurs investissements en Afrique. Cependant, nous avons encore du chemin à faire. Nous n’avons pas encore fait le plein des fruits à cueillir. Il y a beaucoup plus d’opportunités à prendre dans la région qui peut autant soutenir la croissance des entreprises que celles du pays.
Avez-vous l’impression que le sens d’appartenance au continent africain ne s’est pas suffisamment développé ?
Il y a une grande évolution à cet égard, mais le sens d’appartenance ne s’est pas encore bien installé à Maurice. Il faut reconnaître qu’il y a quelques années, même la population créole de l’île, pourtant d’origine africaine, avait des préjugés par rapport à l’Afrique. En raison de la colonisation et l’éducation qui était européocentrique, de l’exposition aux médias occidentaux, il était normal qu’il y ait des préjugés par rapport à l’Afrique. Dans la communauté créole, ces préjugés ont disparu et le sentiment d’être proche de l’Afrique est très présent. Il y a même une fierté. Mais ce n’est pas un sentiment unanime dans toute la population mauricienne. Quelquefois, dans l’interaction entre les officiels de l’establishment et les Africains, on sent que les préjugés sont encore là. Ils s’expriment avec une certaine arrogance et quelquefois, presque en commettant un délit de faciès. Je connais beaucoup d’individus arrivant à Maurice et qui sont immédiatement suspectés de quelque chose. Ces préjugés gênent le rapprochement. Il y a donc quelque chose à faire à ce niveau.
Quelle est la source de ces préjugés à votre avis ?
Il y a un préjugé presque épidermique, sans raison. Ensuite, il y a l’ignorance qui prend toute son importance au niveau des opérateurs économiques qui rechignent à saisir des opportunités. S’il y a effectivement des opérateurs qui se sont installés dans certains pays africains pour investir, il y a d’autres qui auraient pu le faire mais qui ne l’ont pas fait pour plusieurs raisons dont ces préjugés qui engendrent la peur. L’Afrique n’est pas comprise. Il leur manque de l’information. Ces opérateurs n’essaient pas de faire des efforts pour comprendre, avec pour résultat qu’ils entretiennent une perception négative concernant la sécurité, l’instabilité et les risques.
Est-il vrai que certains se sont heurtés à des problèmes ?
Certes, mais que faut-il entendre par là ? Il y a 54 pays en Afrique. Il ne faut pas mélanger les choses. On ne peut pas mélanger le Soudan et la Namibie. On ne peut faire l’amalgame entre la République centrafricaine et le Kenya. Si quelqu’un choisit le mauvais endroit, il ne peut pas blâmer tout le continent. Deuxièmement, lorsqu’on investit à l’étranger, la règle sacro-sainte veut qu’il faille savoir évaluer les risques et définir sa stratégie en conséquence. Il n’y a pas plus ou moins de risques d’aller faire des affaires en Inde ou en Chine qu’en Afrique. Les conditions pour faire des affaires sont aussi difficiles en Asie qu’en Afrique. Donc, on ne peut pas dire qu’il y a des problèmes en Afrique et qu’on n’y va pas. Si des investissements en Côte d’Ivoire ou dans un groupe hôtelier au Maroc ont été des échecs, ces pays ne peuvent en être tenus responsables. Le problème vient de l’incapacité d’évaluer la situation et de projeter cette évaluation sur ce qui va se passer afin de savoir si on est dans le bon endroit ou pas, avec les bons partenaires, dans le bon montage, et une bonne stratégie de sécurisation des risques.
Il y a également la réticence des Mauriciens d’avoir recours à des professionnels pour les guider dans leurs démarches. Si vous voulez faire un safari, vous avez besoin d’un guide afin de ne pas vous exposer à tous les dangers qui se présentent. Cela s’applique également aux investissements. Si vous vous engagez dans un projet sans avoir les conseils des professionnels qui connaissent le pays ou la région, vous risquez de prendre de mauvaises décisions. Ce qui explique que certains ont connu des déboires dans certains pays. Ce n’est pas le pays qui doit être blâmé, mais c’est l’entrepreneur qui n’a pas réussi son entrée.
Quels sont les types d’entreprises qui peuvent s’installer en Afrique ?
Je suis d’avis qu’il a des opportunités pour les petites et moyennes entreprises en Afrique. Je peux citer de nombreux exemples pour montrer que si une petite entreprise avait étendu son opération dans un pays africain, cela lui aurait permis de gagner sur le plan de l’économie d’échelle et probablement, elle aurait fait beaucoup plus de profits en Afrique qu’à Maurice. Je suis convaincu qu’il y a beaucoup d’opportunités pour que davantage d’entreprises mauriciennes exportent ou investissent en Afrique.
Quels sont les types d’entreprises qui peuvent s’installer en Afrique ?
Je suis d’avis qu’il a des opportunités pour les petites et moyennes entreprises en Afrique. Je peux citer de nombreux exemples pour démontrer que si une petite entreprise étend son opération dans un pays africain, il peut non seulement gagner sur le plan d’économie d’échelle mais également faire beaucoup plus de profits en Afrique qu’à Maurice. Je connais un entrepreneur de Plaine-Verte qui fabriquait des matelas en éponge. Il s’est rendu en Tanzanie pour développer une entreprise de matelas. La question n’est pas qu’il ait une grosse entreprise mais il avait la connaissance. C’est cette connaissance qui a fait qu’il a pu développer une entreprise là-bas parce que personne n’avait cette connaissance en Tanzanie et personne n’avait eu la vivacité d’esprit pour dire que je vais développer un business là-bas. Je suis convaincu qu’il y a encore beaucoup d’opportunités de ce genre pour que plus d’entreprises mauriciennes exportent ou investissent en Afrique.
Que pensez-vous de l’idée de faire de Maurice un centre financier pour l’Afrique ?
C’est une bonne chose. D’ailleurs, de plus en plus d’opérateurs dans le “global business” et dans le service financier pénètrent le continent. L’avantage de cette activité est qu’il n’y a pas de barrière régionale. S’il est très difficile d’exporter un produit vers le Ghana, il est plus facile d’implanter dans n’importe quel pays une entreprise de services financiers. C’est également le cas pour les services de consultants, d’informatique de comptabilité.
Faudrait-il une aide de l’État aux entreprises qui veulent s’installer en Afrique ?
L’État doit avoir une approche géographique mieux ciblée et ne doit pas s’impliquer directement dans les investissements en Afrique. La stratégie du gouvernement doit être de soutenir la démarche des entrepreneurs privés. C’est ainsi qu’à un certain moment, on a essayé de chasser en tous sens sans réfléchir à une approche cohérente, rationnelle et plus porteuse. Je ne vois vraiment pas le bon sens pour Maurice de s’investir dans la création des zones économiques au Congo Brazzaville ou au Sénégal. Il n’a aucun intérêt économique pour Maurice. Ce n’est pas parce qu’on a rencontré tel ou tel président qu’on l’invite à Maurice en pensant pouvoir développer des relations économiques avec son pays. Je pense qu’on a fait le bon choix cette année avec le président du Mozambique, celui du Kenya et de Madagascar est une évidence. Aller chercher le Congo Brazzaville, le Gabon ou le Sénégal et ensuite s’investir dans une démarche économique est une approche futile, non réfléchie. D’ailleurs, on ne dispose pas jusqu’ici du bilan de ces démarches.
Maurice doit se focaliser, du moins en ce qui concerne les investissements, et au commerce de produits sur la région où on est mieux ancré. Je pense à la région est africaine et celle de l’Afrique australe. L’Afrique centrale est une région encore brouillée. L’Afrique de l’Ouest est une région lointaine où on peut s’étendre pour l’exportation des services, un des domaines où on n’a pas encore fait le plein. Il y a des choses qui sont faites par le privé. Je connais une société de services informatiques mauricienne qui, depuis trois ans, fournit et met en place tout le système des télécommunications en Éthiopie. Alors que les statistiques sont bien recueillies sur le plan de l’exportation des produits, nous n’avons pas suffisamment de données sur l’exportation des services. Or, des services sont exportés sur certains pays. Nous avons la SIL qui travaille sur la Namibie et le Botswana. La compagnie Softpro opère en Éthiopie. Je répète que nous n’avons pas encore fait le plein, que soit au niveau de l’exportation, de l’implantation des entreprises et de l’exportation des services. Si l’énergie investie au Sénégal ou ailleurs en Afrique de l’Ouest était investie en Afrique de l’Est, on aurait rempli notre verre davantage.
Il faut donc bien se préparer avant de s’engager dans un projet…
Tout à fait. Je peux vous citer un projet qui devrait se concrétiser cette année Cinq compagnies mauriciennes moyennes se proposent d’exporter leurs produits en Tanzanie. Elles ont des produits différents. Je leur ai conseillé de conjuguer leurs efforts afin qu’elles partagent les coûts. Ensuite, un effort collectif est plus susceptible de réussir. Elles ont accepté de s’associer et comptent créer une “Mauritius Trading House” en Tanzanie qui deviendra leur comptoir de commerce pour écouler leurs produits dans ce pays. Ainsi, elles disposeront d’un entrepôt commun à partir duquel elles pourraient distribuer leurs produits sur le marché local.
Vous avez l’occasion de faire des tournées en Afrique. Comment les Africains voient-ils les Mauriciens ?
L’île Maurice a une très bonne image en Afrique sur beaucoup de plans : la bonne gouvernance, le progrès économique, le niveau de vie élevé. Pour les Africains, il y a à Maurice un vrai développement économique, social et humain. Les Mauriciens également sont très bien perçus. Souvent notre réputation est surfaite. Les Africains ont l’impression que les Mauriciens peuvent tout faire alors que ce n’est pas le cas. Ils se tournent vers nous pour trouver des choses que nous ne sommes pas encore capables de fournir. Il n’y a aucun problème concernant la mise en place de sociétés africaines à Maurice et beaucoup sont déjà dans le “global business” et ce depuis plusieurs années. Toutefois, les Africains cherchent des financements pour leurs projets et pensent que Maurice peut être un centre de montage financier. Or, nous sommes encore très faibles en ce qui concerne la capacité de faire des montages financiers. Les banques sont très frileuses, elles ne savent pas faire de bonnes évaluations de risques. Donc, elles préfèrent ne pas s’y aventurer. Nous manquons toute la panoplie de compétences professionnelles pour faire des montages financiers alors qu’il y a une grande demande. Nous perdons donc des opportunités. Il faut attirer les compétences et créer l’écosystème approprié. Les Africains en veulent.
Est-ce que l’éducation supérieure est un créneau porteur ?
Tout à fait. L’éducation est un créneau intéressant et s’inscrit dans la perspective du “knowledge hub” que Maurice veut développer. Il y a déjà un certain nombre d’étudiants africains à Maurice. Nous pouvons en avoir beaucoup plus. Il faut d’abord bien nettoyer ce secteur en faisant la différence entre les bonnes universités et les universités « marron » qui ne sont pas bonnes pour notre image. Ce travail est en train d’être fait. Il faut offrir des cours appropriés pour attirer les étudiants africains, mais il ne faut pas croire qu’il n’y a pas d’universités en Afrique. Dans certains pays comme le Kenya et le Zimbabwe, il y a des universités qui sont supérieures à celles qu’on a à Maurice. Toutefois, nous n’avons pas encore fait le plein. À l’époque, on avait prévu d’attirer quelque 5 000 étudiants étrangers à Maurice. Nous accueillons actuellement autour de 1 300 étudiants africains. Donc, nous avons encore des efforts à faire.
Par ailleurs, nous avons quelque chose que nous n’avons pas su utiliser à bon escient. Le gouvernement mauricien offre 50 bourses aux Africains. C’est une bonne démarche, mais nous aurions pu utiliser le montant dévolu à ces bourses dans le cadre de nos relations avec d’autres pays . On aurait pu, par exemple, mettre cinq bourses à la disposition de dix pays avec qui nous avons de bonnes relations et où on a des intérêts. Un autre secteur où on n’a pas encore fait le plein est le tourisme africain. Je trouve étonnant et choquant qu’on n’ait pas fait de campagne de marketing touristique sur certains pays africains. Il n’y a pas eu de campagne de marketing ni sur le Kenya ni dans d’autres pays de la même catégorie alors que ces derniers disposent d’une classe moyenne qui pourrait venir à Maurice. Nous accueillons 4 000 touristes du Kenya. Cela ne devrait pas être difficile d’attirer 10 000 touristes kenyans à condition de faire la promotion nécessaire. De la même manière, il ne devrait pas être difficile d’attirer 4 000 touristes zimbabwéens malgré la situation économique dans ce pays parce qu’il y a une classe moyenne capable de payer son séjour à l’hôtel.
Quid de l’agriculture ?
Le potentiel est énorme. Toutefois l’agriculture est un domaine où il n’y a que quelques opérateurs mauriciens qui peuvent s’aventurer. L’échelle est beaucoup trop grande pour des opérateurs agricoles mauriciens. Un petit planteur mauricien qui se rend en Afrique se sentira perdu. Il faut que ce soit de grosses entreprises qui ont la capacité de faire des investissements dans le secteur agricole dont le sucre. Elles le font déjà. Si quelqu’un fait une demande pour 10 arpents de terre en Afrique, les officiels africains vont se moquer de lui. Soit on prend 1 000 arpents ou rien. Or, une superficie de 1 000 arpents est immense pour un petit agriculteur mauricien.
Par contre, là où il y a un immense potentiel, c’est dans l’agroalimentaire. Déjà, certaines entreprises mauriciennes dont Eclosia et Innodis ont investi avec succès dans le développement du poulet industriel à Madagascar et au Mozambique. D’autres auraient pu aller développer des industries orientées vers les légumes en boîte ou les jus de fruit. Il y a aussi beaucoup d’opportunités pour les opérateurs moyens dans le secteur textile, non pas pour l’exportation mais pour le marché domestique en Afrique.
Quel conseil donneriez-vous aux entrepreneurs mauriciens ?
Il faut y aller en prenant les professionnels pour vous aider, en faisant le bon choix du pays et en étudiant le contexte dans lequel vous allez opérer. Si vous faites tout cela, il est certain que les bénéfices seront beaucoup plus importants que ce que font les entreprises à Maurice.
On a parlé du travail abattu par le gouvernement et le secteur privé, mais sur le plan diplomatique, on considère que Maurice est sous-représentée en Afrique. Qu’en pensez-vous ?
La représentation diplomatique de Maurice en Afrique est très pauvre. Elle tient en ligne de compte des considérations autres qu’une vraie stratégie politico-économique. Elle s’inscrit souvent dans le cadre d’une stratégie tournée vers la politique intérieure plutôt que vers les intérêts nationaux. Sur toute la région de l’Afrique de l’Est et d’Afrique australe on est faiblement représenté. En Afrique de l’Ouest, on est absent. On a une grande pauvreté en termes de représentation diplomatique.
Le mot de la fin…
J’espère que le Premier ministre choisira le président de la Namibie comme son prochain invité. Cela pour plusieurs raisons. En premier lieu, le président de la Namibie a déjà visité Maurice lorsqu’il était Premier ministre. Il a gardé de bons souvenirs de l’île. La Namibie est un énorme producteur de poissons et exporte 600 000 tonnes annuellement. Son centre de recherche en matière marine est le plus important en Afrique subsaharienne. Ce serait très enrichissant de développer un échange de compétences entre Albion Fisheries Centre et une institution de cette importance qui a des compétences et des capacités nettement supérieures à Maurice. Par ailleurs, la SIC est le pourvoyeur numéro un de services informatiques au gouvernement namibien alors que la minoterie Les Moulins de la Concorde a des liens étroits avec la Namibie.