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Pierre-Marie Adam (Grand maître de la Grande loge de France) : « Maurice et La Réunion devraient servir de modèle en matière de tolérance interculturelle »

Pierre-Marie Adam, 72 ans, a été élu Grand maître de la Grande loge de France depuis l’année dernière après avoir occupé divers postes à responsabilités au sein de l’obédience française. Son objectif est de perpétuer les valeurs de tradition, de spiritualité et d’humanisme qui constituent, dit-il, les fondements de la Grande loge de France. Dans une interview accordée au Mauricien, il appelle à la mobilisation face aux enjeux contemporains, qu’il résume par la devise : « Aller vers l’idéal et comprendre le réel ! »

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Vous en êtes à votre première visite à Maurice. Pouvez-vous nous en parler ?

Lorsque j’ai été candidat et, a fortiori, lorsque j’ai été élu, j’ai décidé que j’irai à la rencontre des frères. Cela voulait dire prendre contact, être proche, partager à la fois ce qu’ils sont, la façon dont ils travaillent, la façon dont ils sont entrés dans la démarche maçonnique. Et l’image que la Grande loge leur renvoie et ce que eux renvoient comme image là où ils la pratiquent. La franc-maçonnerie n’est pas circonscrite à l’Hexagone, elle est dans le monde, c’est-à-dire dans les régions éloignées, dont Maurice, La Réunion, Madagascar… Je profite à la fois de cette idée et du fait qu’il y a des événements qui se passent dans cette région pour y effectuer une tournée, accompagné du second Grand maître adjoint et d’autres grands officiers. Nous voulons que les frères nous voient, nous parlent et partagent avec nous. Et nous voulons, de notre côté, voir qui ils sont et comment ils travaillent.

Quelle évaluation faites-vous des activités de la Grande loge de France dans la région et à Maurice ?

L’océan Indien est une région où la Grande loge de France est bien implantée, où les frères sont impliqués, où ils pratiquent leur rituel avec sérieux. Ils travaillent dans les loges avec beaucoup d’ardeur et se comportent de façon humaniste et responsable dans le monde dans lequel ils évoluent à titre professionnel. Nous avons des frères opérant hors de l’Hexagone l’image de personnes très concernées par les principes et les valeurs de la franc-maçonnerie.

Est-ce que vous encouragez les francs-maçons à s’impliquer aussi bien dans les loges que dans la société locale ?

J’ai pour modèle des Grand maîtres comme Gustave Mesureur, Pierre Simon et Henri Tort-Nouguès. Le premier, qui a été Grand maître dans les années 1900, parce qu’il était un homme de terrain. Il était ministre et fondateur d’un certain nombre de structures et c’était également un franc-maçon de qualité. Pierre Simon était pour sa part un médecin impliqué dans la politique sous l’égide de Simone Veil. Et puis il y a Henri Tort-Nouguès, qui disait qu’on ne peut se contenter d’être dans la réflexion mais qu’il fallait être dans l’action. Cela ne sert en effet à rien de passer son temps en réunion à réciter le rituel si, derrière ce travail initiatique, il n’y a pas un effort, en dehors des loges, en vue d’améliorer les choses. J’encourage d’ailleurs donc les Maçons à s’impliquer dans le travail en loge mais également de sortir des loges pour s’impliquer dans la vie. Je ne leur demande pas de le faire avec une bannière ou des slogans, et surtout pas en tant que groupe de pression. Ils peuvent s’impliquer individuellement et dans la façon de se comporter dans l’exemple qu’ils donnent dans les valeurs qu’ils défendent dans la qualité du travail qu’ils accomplissent et l’action dans laquelle ils sont engagés dans leur environnement. La Grande loge de France ne s’exprime pas en tant que tel sur les grands problèmes du temps. Toutefois, les francs-maçons de la Grande loge s’impliquent, parlent, travaillent et agissent en respectant les valeurs qui sont les leurs.

En 2019, quelle est la pertinence de la franc-maçonnerie dans la société ?

La Franc-maçonnerie s’adresse à ceux qui veulent donner du sens à la vie qu’ils mènent et aux actions qu’ils entreprennent, à ceux qui veulent faire en sorte que les choses s’améliorent dans l’environnement qu’ils fréquentent, qui s’assurent que les droits des personnes soient respectés. Lorsqu’on parle de droit, cela veut dire le droit à la dignité, le droit au respect, le droit à la liberté de pensée et, certainement pas la discrimination, l’exclusion et les interdits. On a mené récemment en France un combat sur la laïcité sur la base de la loi de 1905 sur la liberté de culte. Ces valeurs restent d’actualité. La Franc-maçonnerie les promeut et les met en avant. Tout le monde cherche à donner un sens à sa vie. Tout le monde cherche à travailler dans son environnement pour qu’il soit meilleur et faire en sorte que les choses aillent mieux. Ce sont quelques-uns des engagements des francs-maçons.

La franc-maçonnerie est-elle en concurrence avec d’autres organisations philanthropiques ?

La franc-maçonnerie existe à l’extérieur avec des structures de philanthropie, c’est-à-dire la solidarité. Nous sommes adeptes de cette solidarité aussi bien entre frères qu’avec ceux qui sont dans le besoin et la difficulté. Ce n’est pas nécessairement notre corps de métiers qui repose sur l’initiation et le symbolisme. En revanche, la solidarité envers les hommes fait partie de notre engagement.

Cette solidarité est quelquefois associée au sectarisme, au communautarisme ?

Est-ce qu’il est anormal que l’on soit solidaire avec des membres de sa famille ? Est-ce qu’il est anormal que l’on privilégie notre regard sur ceux qui nous sont les plus proches ? Cela ne fait pas partie de nos obligations qui exigent qu’on aide son frère. Lorsqu’on aide ceux qui sont plus proches de nous, cela n’interdit pas d’ouvrir son regard sur les autres qui ont besoin. Concernant la question de réseau d’influence ou de réseau de privilégiés, il faut rester dans les règles. Il ne faut pas vouloir traverser la loi ou les interdits. Lorsque dans votre environnement proche et parmi vos frères vous connaissez un chirurgien, un avocat, un notaire, quelqu’un qui va vous conseiller, vous aider et vous permettre d’avancer dans la résolution de vos problèmes, et s’il se trouve que ce soit un frère, pourquoi iriez-vous chercher ailleurs ? D’ailleurs, chez les frères, les conseils et le secours constituent une démarche loyale et honnête. Il faut toutefois respecter les règles et ne pas vouloir transgresser les lois.

Il s’agit donc d’éviter les dérives ?

Nous avons des règles et des structures pour juger le comportement des uns et des autres.

Vous avez choisi comme devise “Aller vers l’idéal et comprendre le réel”. Que voulez-vous dire ?

Nous entrons en Franc-maçonnerie parce que nous avons à l’esprit un idéal à mettre en œuvre. Cet idéal ne tient pas compte de l’endroit où on vit et des conditions dans lesquelles on vit. Cet idéal est un but à atteindre et correspond aux objectifs que nous nous donnons dans nos textes, à savoir l’amélioration des conditions humaines au plan intellectuel, spirituel, moral et matériel. L’idéal consiste à faire en sorte que le monde soit meilleur lorsque nous le quitterons que lorsque nous y sommes entrés. Toutefois, pour avancer, il faut comprendre la réalité, comprendre comment les choses fonctionnent, comprendre les problèmes qu’il y a à résoudre et comprendre les programmes d’actions qui permettront d’améliorer les choses et les faire progresser.

Donc, c’est un mixte entre là où je veux aller et la façon dont je veux le réaliser, sans ignorer les difficultés, les pesanteurs, la réalité du terrain et la réalité des gens, ce qu’ils attendent, ce qu’ils sont prêts à accepter et ce qu’ils refusent de faire. Entre ces deux volets, il s’agit de trouver la voie qui permettra d’améliorer les choses.

Votre devise est inspirée de Jean Jaurès, qui est le père du socialisme français, et donc de gauche…

Il faut relire le discours de Jean Jaurès à la jeunesse et relire ce qu’il disait sur ce que devait être l’existence, la vie, les projets et la façon de les mener. Si le partage, si la solidarité, si l’attention aux autres, si le fait de vouloir que les autres soient traités humainement, dignement et à égalité avec ce que nous sommes, si tout cela est être de gauche, alors on est de gauche.

Cependant, il ne suffit de dire que les gens doivent être traités correctement et qu’ils n’aient qu’à attendre qu’on les traite correctement; ils doivent y mettre du leur. Ils sont responsables de ce qu’ils deviennent. Nous sommes responsables de la façon dont nous menons notre existence. Ce n’est pas être de gauche.

Pensez-vous que la franc-maçonnerie a un rôle à jouer dans la société d’aujourd’hui ?

En tant qu’institution, non. En tout cas, pas à la Grande loge de France, qui n’est pas un lobby, ni un syndicat, ni un parti politique qui viendrait se mettre à côté des autres pour réclamer telle ou telle avancée. Les francs-maçons ont des idéaux à défendre, des principes à faire respecter. Nous nous sommes retrouvés toutes les Grandes obédiences confondues c’est-à-dire le Grand Orient de France, la Grande loge féminine, les Droits humains et un peu la GNLF pour défendre la notion de laïcité et la loi de 1905, qui préconise la séparation de l’église et de l’État. Il faut être intraitable sur la liberté de culte, sur la liberté de pensée, sur le droit d’avoir, et de ne pas avoir une religion. Sur ces éléments, nous nous retrouvons et la franc-maçonnerie a des choses à dire. En revanche, sur tout le reste des questions, ce n’est pas la franc-maçonnerie qui est pertinente. Ce sont les francs-maçons. C’est la franc-maçonnerie qui permet de devenir meilleur, de mieux comprendre les autres et de mieux travailler ensemble. Ensuite, c’est à chacun, ayant profité des améliorations et des progrès qu’il peut faire, d’agir dans son environnement proche pour que les choses aillent mieux. À titre personnel, donner du sens aux 80 ans qu’on va vivre, permettre à la famille dans laquelle on se trouve et qu’on a fondée de donner du sens à son existence, passer des valeurs à travers l’éducation, la famille et les actions, ou encore permettre à son environnement proche, par son attitude et son comportement, de vivre mieux, etc. Tout cela est intemporel. C’était vrai hier et c’est vrai aujourd’hui. Dans ce contexte, la franc-maçonnerie a sa raison d’être.

À vous entendre, on comprend que la loge maçonnique ne doit pas être une bulle qui nous coupe de la réalité extérieure ?

La loge est un lieu de ressourcement. C’est le lieu où on vient réfléchir aux vérités premières, où l’on reprend les principes initiatiques. En se confrontant aux autres, on progresse soi-même. Cela doit se passer entre nous.

Lors de votre passage à La Réunion, à Maurice et à Madagascar, est-ce que vous encouragez les francs-maçons à s’engager ?

Cela fait partie de mon discours. Il faut mener de front les deux objectifs : réfléchir, travailler sur soi, s’améliorer et devenir meilleur vise à mieux comprendre ce que l’on est. Deuxièmement, lorsqu’on franchit le temple, il faut être exemplaire dans le monde.

Que diriez-vous à une personne pour l’encourager à être franc-maçon ?

Si c’est à moi de prendre l’initiative, je lui dirai : je vous connais un peu, j’ai regardé votre façon d’être et votre façon de vivre, j’ai regardé votre comportement, je sais que vous pouvez venir nous rejoindre parce que vous avez des choses à nous apporter. Il ne vous reste plus qu’à franchir le pas.

Si c’est lui qui vient, il faudrait qu’il sente qu’il manque quelque chose dans la façon dont il vit et avec les aspirations qu’il a. S’il veut approfondir ce qu’il sait de lui et qu’il veut l’améliorer, s’il considère qu’il faut que ce quelque chose soit essentiel pour qu’il donne sens à sa vie, c’est nous qui déciderons de son admission dans le cadre des conversations que nous aurons avec lui.

Plusieurs questions dominent les débats au niveau international, comme le changement climatique, l’écologie, l’extrémisme, le terrorisme… Est-ce que ces questions sont évoquées en loge ?

La réponse est oui. L’écologie nous intéresse beaucoup. Dans la philosophie cartésienne, l’homme est fait pour être maître et possesseur de la nature. Avec la Bible, lorsque Dieu créa l’homme au sixième jour, il lui dit : “tu vas régner sur l’univers”. Toute notre éducation, y compris judéo-chrétienne, a été faite dans ce sens : l’homme était l’animal le plus évolué de la création et il avait toute la latitude pour s’emparer du monde et de la nature. Si on change un peu de paradigme, on se dit qu’après tout, nous sommes une partie de l’écosystème, ni plus ni moins. Nous sommes une partie de l’écosystème qui pense, qui agit sur le monde, qui l’exploite, et pourtant nous sommes l’écosystème. À partir de ce moment, nous n’avons pas le droit de le détruire parce que nous nous détruisons nous-même. Nous devons réfléchir à la meilleure façon de vivre le mieux possible et de faire vivre le mieux possible les gens qui sont avec nous, et faire en sorte que le sol sur lequel nous vivons puisse faire vivre les générations futures. À partir de ce moment-là, cette préoccupation écologique devient une préoccupation maçonnique : c’est celle qui permet de préserver l’humanité, surtout si nous nous en tenons à la dignité humaine, aux droits des personnes, à l’égal traitement des uns et des autres.

Les autres questions, elles, relèvent de la politique. Prenons l’extrémisme religieux : ce sont des gens qui regrettent l’idée qu’on ne puisse penser comme eux la divinité. C’est totalement contraire à la notion de Dieu. Si Dieu existe, il est là pour être bon afin que tout le monde puisse vivre. Que nous voyons Dieu comme celui des musulmans, des juifs ou des chrétiens, il n’y a pas lieu d’être extrémiste. Chaque opinion, chaque croyance, chaque envie de réfléchir à la transcendance doit pouvoir s’exprimer. C’est cela la liberté de pensée. L’extrémisme religieux est une question qui nous concerne, une question contre laquelle on se bat. L’ignorance et le fanatisme doivent être combattus à travers la promotion de l’éducation. Il s’agit de faire en sorte que les jeunes, les enfants sachent dans quel monde ils se trouvent et quelle est son histoire. Si on éduque mieux à l’école sur l’histoire du monde, l’histoire des religions, des civilisations, on aurait moins d’a priori et on ne se laisserait pas entraîner par des gens voulant nous embrigader. La préoccupation éducative fait partie de notre corpus, comme tout ce qui concerne l’homme.

Maurice est un pays multiculturel. Quel message souhaiteriez-vous transmettre ?

Il faut admettre que chacun puisse penser différemment, que chacun puisse avoir son dieu ou sa référence transcendante, que toutes les religions puissent vivre en bonne intelligence. Si les pratiquants sont attachés à l’idée de Dieu, il faut savoir que Dieu ne demande aux hommes que d’être moraux, bons, loyaux, serviables, et de croire en lui. Si tous pratiquent de la même façon, on peut se retrouver pour une sorte d’œcuménisme. Donc, Maurice, comme La Réunion, devrait servir de modèle pour les Hexagonaux parce que nous nous bâtissons des citadelles qui ne peuvent pas s’entendre alors que vous donnez l’exemple. En tout cas, toutes les cultures et toutes les croyances cohabitent ici beaucoup plus facilement qu’elles ne le font dans l’Hexagone. En matière de tolérance interculturelle et interreligieuse, je pense que nous avons des leçons à apprendre de la façon dont vous vivez.

Propos recueillis par Jean Marc Poché

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