Malin et redoutable. C’est ainsi que les pêcheurs décrivent le crabe bleu. Il faut dire que cette espèce invasive, que l’on trouve dans l’océan Indien, le Pacifique et la Mer Rouge, ne fait pas dans le détail lorsqu’il s’agit de choisir ses proies. Mais aujourd’hui, le chasseur devient chassé. Au point qu’il a presque disparu.
Les pêcheurs du sud tunisien ont surnommé ce redoutable prédateur marin “Daech”, en référence à l’acronyme arabe du groupe État islamique. Mais, désormais, le crabe bleu est à son tour en train de devenir une proie. Tirant péniblement ses filets hors de l’eau, Jamel Ben Jemaa Zayoud, pêcheur sur l’île de Djerba (sud-est), s’énerve : “Regardez, il n’y a que des “Daech”, ils ont tout arraché !”
Présente notamment dans l’océan Indien, le Pacifique et la Mer Rouge, cette étrille aux pattes bleutées est apparue fin 2014 dans le golfe de Gabès et a rapidement proliféré, ayant trouvé sur ce littoral un environnement favorable et une nourriture abondante – seiches, chevrettes ou poissons fins. La voracité de cette espèce invasive a exacerbé les difficultés économiques de bien des pêcheurs.
“Ces crabes sont rapidement devenus une malédiction (…). Ils dévorent les bons poissons”, comme la daurade, le loup, le rouget, “et cisaillent les filets”, explique Jamel, entouré par ses fils et neveux qui l’aident à extraire des filets les crabes aux redoutables pointes. “Le “crabe Daech” est très malin. Il fait bien le tri entre les poissons avant de les dévorer et, s’il en reste dans les filets, il les coupe avec ses pinces”, dit-il.
Portunus pelagicus.
Le crabe abîme les filets et, à cause de lui, les pêcheurs craignent aussi pour leurs doigts. S’ils sont blessés, ils ne pourront plus travailler, parfois pendant plusieurs semaines d’affilée. Ces crabes “ne se laissent pas faire, ils nous attaquent quand on les retire des filets”, explique Jamel, 47 ans.
Les pêcheurs ont manifesté à maintes reprises en 2015 et 2016, à Gabès et à Djerba, réclamant que les autorités trouvent une solution. Selon Sassi Alaya, pêcheur de Gabès et membre de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap), “1,100 pêcheurs ont été touchés par ce fléau à Gabès”.
“Aujourd’hui, on change les filets trois fois par an, alors qu’avant on le faisait une fois tous les deux ou trois ans”, souligne-t-il. Le crabe bleu, de son nom scientifique Portunus pelagicus, a emprunté deux chemins pour parvenir jusqu’aux côtes tunisiennes, explique Marouene Bedoui, chercheur à l’Institut national des sciences et technologies de la mer (INSTM). D’une part, les “eaux de ballast des bateaux, transportant des larves ou des œufs”, d’autre part “une migration naturelle, étant donné que cet animal, après l’ouverture du canal de Suez au XIXe siècle, a été signalé petit à petit sur les côtes est et sud de la Méditerranée”.
Crabe congelé.
Dans le laboratoire de l’INSTM à Carthage, près de Tunis, des chercheurs auscultent sa chair et sa carapace acérée au microscope. À l’extérieur du laboratoire s’entassent différents outils de pêche, filets et cages, que les chercheurs ne cessent d’adapter au comportement du “crabe Daech”.
Car la situation est en train de se renverser : en 2017, l’État tunisien a lancé un plan pour exploiter et valoriser le redoutable crustacé. Des pêcheurs ont été formés pour attraper ce crabe et le ministère subventionne le prix d’achat : pour un kilo pêché et vendu en moyenne 1,8 dinar (55 centimes d’euro), l’État verse 600 à 800 millimes supplémentaires (entre 18 et 24 centimes d’euro).
Une usine s’est installée en 2017 à Zarzis, près de Djerba, qui produit du crabe congelé destiné à l’export, notamment vers l’Asie et le Golfe. C’est un groupe turc expérimenté qui la gère : la Turquie avait connu une situation similaire – depuis, les pêcheurs turcs ont épuisé leurs ressources naturelles de crabes.
Des camionnettes frigorifiées collectent les crabes pêchés dans les quelques ports environnants et déchargent leur cargaison chaque après-midi. Mâles et femelles sont triés : certains clients préfèrent les mâles, aux pinces bleues et dont la chair serait meilleure, selon certains pêcheurs de la zone. Les crabes sont ensuite ébouillantés.
Gérer la pêche et la commercialisation de ces crabes n’est pas aisé. “La valorisation nécessite beaucoup de travail, c’est un crustacé très délicat”, explique Karim Hammami, directeur adjoint de la société Tucrab. Sensible surtout à la chaleur, le crabe bleu doit être rapidement emballé, sans aucune déformation de sa carcasse avant le traitement, en vue d’être exporté sans le moindre défaut – sinon il y aura un retour de la marchandise, souligne-t-il.
“Quand le crabe est apparu, on n’avait pas de connaissances en matière de commercialisation ou encore de consommation de cet animal”, raconte M. Hammami. “Le consommateur tunisien ne le connaissait pas, le pêcheur évitait donc de le pêcher. Mais quand les investisseurs sont venus et que les administrations ont commencé à bouger, on s’est mis à explorer les marchés étrangers.”
La Tunisie a produit 1,450 tonnes de crabe bleu sur les sept premiers mois de 2018, selon le ministère de l’Agriculture, pour une valeur de neuf millions de dinars (environ trois millions euros). “La situation s’est complètement inversée”, explique Jamel, qui pêche alternativement les poissons aux filets, et les crabes avec des cages et des appâts de poulet.
Les pêcheurs en sont déjà à programmer des trêves pour ne pas épuiser la ressource. Pour la pause déjeuner, l’équipage choisit un beau mâle fraîchement pêché, mitonné à bord avec des pâtes aux crustacés. “Daech dévore les meilleurs poissons, sa chair ne peut être que délicieuse”, lance Jamel.