Nos décideurs sont-ils à ce point complexés par nos carences technologiques qu’ils se sentent obligés, à chaque sortie publique, de nous faire penser le contraire en nous haranguant sur nos avancées en cette matière, que ce soit à titre individuel ou au niveau de nos entreprises et de notre appareil bureaucratique ? Il faut croire que oui, au vu des déclarations, souvent des plus tonitruantes, cherchant à redorer sur cet item le blason quelque peu terni que, sans leur intervention, notre pays renverrait au reste du monde. Ainsi, il y a quelques jours à peine, notre ministre des Tic s’est-il égosillé à nous expliquer que pas moins de 761 000 Mauriciens étaient inscrits sur Facebook, soit plus du double (300 000) qu’en 2012. Mais il ne s’agit en fait que d’une demi-vérité.
N’en déplaise au ministre Yogida Sawminaden, il semblerait en effet que ce dernier ait confondu « compte » et « détenteur de compte », car il est notoirement connu que nombreux sont les internautes à en posséder plusieurs (quelquefois même plusieurs dizaines) sur ce réseau social. Rendant ainsi caduque cette déclaration, quand bien même s’inscrivait-elle dans le contexte d’une autre propagande politique visant, elle, à justifier le durcissement des sanctions à l’égard de ceux abusant de ce type de plateformes sociales à des fins malveillantes.
Autre cas rédhibitoire : celui de la Mauritius Revenue Authority (MRA). Pour rappel, chaque année, au douloureux moment de soumettre notre déclaration de revenus, deux formules sont proposées, soit celle de la déclaration « à l’ancienne » – comprenez par là le remplissage de formulaires que l’on trouve au siège de l’autorité –, et celle dite de « e-filing », qui consiste, elle, à remplir ce même formulaire en ligne via une simple connexion internet. Et, oh surprise !, c’est cette dernière formule qui semble obtenir le plus d’adhésion, allant même, selon le directeur de la MRA, jusqu’à recueillir 98 à 99% des déclarations annuelles. Évidemment, il s’agit là encore d’une « fausse vérité ». En réalité, ces taux de « e-filing » avancés chaque année par les autorités (compétentes ?) intègrent les déclarations de ceux (très nombreux) qui, par peur de se tromper, voire faute de connexion internet ou de maîtrise du système informatique, se rendent aux comptoirs de la MRA, où les employés s’évertuent alors à gonfler artificiellement les statistiques en encodant leurs données sur le serveur « e-filing ». Et de faire ainsi virtuellement de notre système électronique de contribution l’un des plus performants au monde. Fadaise, bien évidemment !
Ces deux exemples, parmi tant d’autres, prouvent que Maurice a encore un long chemin à faire en matière technologique, et probablement plus long encore pour se débarrasser de ses complexes. Affirmer le contraire, ou tenter de le faire croire en détournant l’attention du public sur les trop rares réalisations en cette matière, est en effet contre-productif. Pourtant, il n’y a pas à rougir de nos faiblesses, surtout si nous prenons la peine de comparer la relative jeunesse de notre développement avec celui d’autres nations plus avancées. Reste qu’il est résolument abusif de parler de nos enfants comme d’une jeunesse techno-avancée. Maîtriser un smartphone, télécharger sur internet et ouvrir un compte Facebook sont autant d’actes technologiques à la portée de n’importe qui et qui, au final, ne font pas forcément de nous des érudits en la matière.
Un des nombreux indicateurs, et non des moindres, de nos faiblesses en matière technologique est le manque d’informatisation de nos systèmes de centralisation de données. Pour exemple, prenons le secteur de la santé. Alors que ce dernier bénéficie, année après année, d’une part conséquente du budget national, combien en effet aura été investi dans le processus de “coding” des données des patients depuis, disons, ces 20 dernières années. Bien sûr, le gouvernement a promis que le système était en projet, et même en chantier. Reste que, pour l’heure, l’historique médical des patients ne se trouve encore inscrit que sur des fiches et des dossiers entassés dans des pièces obscures sous des montagnes de poussières, qui plus est sans aucune garantie que l’on les retrouve à temps le cas échéant. En 2019, soit plus d’une quinzaine d’années après que Maurice se soit autoproclamée « cyber-île », ce seul constat en dit long sur le fossé entre discours d’intention et réelle volonté d’en finir avec une bureaucratie digne du siècle dernier.
Encore une fois, il n’y a pourtant aucune raison de nier l’évidence de cette disparité dans nos moyens (et nos intentions) en matière technologique. Changer la donne passera obligatoirement par la primordiale étape de l’acceptation. Sans cela, nous risquons encore longtemps de vendre au bon petit peuple une fausse réalité. Avant de nous lancer dans l’intelligence artificielle, il conviendrait donc d’abord de promouvoir l’émergence de l’intelligence à l’état brut. Bien que cette dernière semble sujette à une ahurissante pénurie au niveau de notre bureaucratie d’État.
Michel Jourdan