Alexandre Dany-Ruinet, alias DJ Broza Alex et directeur du Sakifo, vient très souvent à Maurice depuis quelque temps… Il était à nouveau chez nous pour suivre le Kaz Out fin de semaine dernière. Le festival musical réunionnais a déjà tenté une implantation à Maurice dans le passé, mais la greffe n’avait pas pris. Beaucoup plus optimiste aujourd’hui, Alexandre Dany-Ruinet projette cette fois de le dupliquer sous notre ciel pour de bon. Si notre pays le fait rêver, il reste plus circonspect sur les possibilités de tournées et de marché régional de la musique, notamment en raison du manque de tourneurs régionaux, de volonté politique et des situations difficiles que connaissent certains pays.
Vous êtes à la tête du festival de musique Sakifo depuis deux ans. Racontez-nous votre parcours jusque-là…
Je travaille au Sakifo depuis 2004, c’est-à-dire depuis les débuts. Comme le dit Jérôme Galabert, je fais partie de la génération Sakifo. Je le connaissais au moment où le festival s’est créé, j’ai assisté à la gestation du bébé. La première édition du Sakifo était placée sous l’égide de l’Association de gestion du Séchoir, qui a été créée et gérée par Jérôme, et j’étais à ce moment-là stagiaire à la comptabilité du Séchoir. Par ailleurs, je suis un digger, un Djay et en tant que tel j’ai eu l’occasion de jouer à Kass dan ta récemment, à Maurice. J’ai aussi joué au One Live festival à l’Embrazure, et puis à une édition de Porlwi by night. Mon nom de scène est DJ Broza Alex. J’ai été le DJ résident du Sakifo au début. J’ai toujours baigné dans la musique, je suis un descendant du Roi Kaf du côté de mon grand-père maternel et mon père jouait dans l’un des orchestres de bal les plus connus à l’époque, qui s’appelait les Super Jet. Je suis directeur d’exploitation du Sakifo depuis février 2016. Nous sommes dix salariés permanents à La Réunion et nous préparons la seizième édition du festival pour 2019.
Comment entendez-vous faire évoluer ce festival ? Vous parliez d’une mue à un confrère réunionnais…
Tout ce qui n’évolue pas est voué à mourir, c’est propre à la nature humaine. D’ailleurs, le choix de Jérôme de rajeunir l’équipe n’est pas anodin. Ça permet de donner un œil différent. Comme j’aime le dire, on vient au Sakifo pour voir un artiste qu’on aime et on en ressort en ayant adoré un autre. C’est l’ADN qui ne changera pas. Nous arrivons à un niveau où on s’est stabilisé autour de 30 000 entrées, dont 27 000 payantes. Or notre site a la potentialité physique d’en faire 60 000 sur trois jours. En 2004, nous devions avoir environ 22 000 visiteurs. La progression est lente, mais soutenue et pas volatile. Le travail fait par Jérôme et mon prédécesseur, Stéphane Beau, paye. C’est une love marque, avec un public qui nous aime et qu’on aime clairement, avec ce pari osé de fédérer l’océan Indien. Près de 10% de notre fréquentation vient de l’extérieur de La Réunion, alors qu’au début c’était plutôt 2 ou 3%. Le Sakifo est un événement qui fédère au-delà de nos frontières physiques. À la base, on l’a programmé pendant les vacances aussi pour ceux qui viennent. On fait le festival qui faut pour ceux qui sont là…
Cela fait-il partie de vos objectifs de développer ce public régional et peut-être de montrer encore plus d’artistes de la région ?
On a déjà des liens très solides avec les musiciens de la région, et puis on a lancé un festival à Durban, le Zakifo, dont la troisième édition a eu lieu cette année. Nous avons une équipe en place là-bas et quelques personnes de chez nous qui y vont.
L’Afrique du Sud est déjà un pays très dynamique au niveau musical et artistique. Qu’est-ce qui a intéressé les Sud-Africains dans le concept du Zakifo ?
Ça bouge beaucoup à Joburg et au Cap, mais pas vraiment à Durban. C’était un pari audacieux qui semble payer à aujourd’hui. Cela nous permet d’aller dans ce sens de régionalité et de mettre en place une dynamique de tournée dans la zone, pendant le festival et sur l’année. Nous avons des relais en Afrique du Sud, nous en avons à Maurice, etc. Par exemple, nous avons géré quatre dates sur six de la tournée de Damien Marley : Johannesburg, Durban, Réunion et Maurice, toujours avec nos collaborateurs sur chaque territoire. Nous connaissons beaucoup de monde à Maurice où nous avons d’ailleurs tenté deux Sakifo, il y a une bonne dizaine d’années, qui n’a connu alors que 3 000 entrées. Mais le contexte mauricien n’était pas celui d’aujourd’hui… Le milieu culturel et événementiel mauricien est foisonnant et en plein développement maintenant.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans le secteur musical à Maurice ? Que venez-vous y chercher de spécifique ?
Tout ! Les artistes, les échanges. Nous essayons d’avoir cette dynamique d’échanges avec tous nos voisins. Il y a une identité musicale et culturelle propre, voisine de la nôtre, cousine si je puis dire. Lelou Menwar est magnifique et il est différent de Danyel Waro. Sur le plan artistique, il y a vraiment des gens formidables, mais l’encadrement artistique fait défaut. J’admire Stéphane Rézannah pour avoir mis en place le Momix, car il n’est pas aidé et il est parti de rien ou presque. Franchement respect ! Pareil pour Laura Hébert et Lionel Permal sur le Kaz Out ! Le privé marche bien, je serais tenté de dire que c’est la vision anglo-saxonne qui est différente de la nôtre. Mais attention aux caricatures : on nous perçoit comme bénéficiant des apports du secteur public, mais ils ne représentent que 15% de notre budget en fait.
J’insiste : quelles sont les spécificités de Maurice au niveau musical ? Même question pour Mada, les Comores, Mayotte, les Seychelles, etc ?
Sincèrement vous me posez une colle, et pourtant, j’ai vécu à Mada et à Mayotte ! Je suis fan de tous les endroits où je suis allé dans la région. J’aime beaucoup la zone, y’a pas besoin d’aller loin. Chaque territoire a sa spécificité, souvent liée à son histoire musicale, son empreinte. Le seul élément majeur en commun, c’est que tout le monde joue en ternaire. Ça prouve que dans l’absolu, tout le monde vient du même endroit sur ce terrain-là. Nous sommes aussi tous insulaires. Mais je trouve extraordinaire qu’à Maurice qui est à 200 bornes de chez nous, c’est-à-dire rien, la ravanne soit complètement différente de chez nous. Nous avons la même chose avec le saleguy de Mada et le M’Godro à Mayotte, etc.
La dernière fois que nous avons entendu du saleguy à Maurice remonte déjà à pas mal d’années ! Nous n’avons que rarement l’occasion de découvrir des artistes de la région en live. Nous recevons plus de vedettes internationales que régionales. Comment expliquez-vous cela ?
Un musicien ne refusera jamais d’aller jouer dehors, car c’est une occasion de s’enrichir pour lui. Qu’il rencontre le succès ou qu’il se prenne une claque, il reste un peu pour rencontrer d’autres artistes, et quelque chose peut en naître. Hugo Mendes, avec son excellent label londonien, est tombé dingue de ce qui se passe à Mada, et du coup, tout le monde a les yeux braqués sur Mada. Je serais tenté de dire que c’est l’argent qui explique ce problème. Il faut que l’artiste ait les moyens de s’exporter. Même entre Maurice et La Réunion, qui sont très proches. Un billet d’avion Maurice-Réunion est à 200 euros, soit le quart du salaire minimum, et il ne faut pas se leurrer, des stars qui roulent sur l’or à La Réunion, il n’y en a pas tant que ça. D’ailleurs, il y a eu un vent de protestation des artistes cette année à La Réunion, et c’est compréhensible. Beaucoup vivent dans la précarité, malgré le statut d’intermittent.
Mais est-ce que les producteurs et les tourneurs sont intéressés à organiser des tournées régionales ?
Il faut déjà un réseau et être structuré pour supporter ça et il n’y en a pas beaucoup de la zone. Rien qu’en billets d’avion, avant même d’avoir commencé à jouer, il faut sortir 1 000 euros. Il y a aussi les difficultés administratives, les visas pas toujours faciles à obtenir et payants dans certains pays. La dynamique régionale est complexe, même s’il y a des volontés politiques, des structures qui se montent. Par exemple, à La Réunion, le Conseil régional soutient le IOMMA, c’est une très bonne chose.
Mais vous me parlez du marché réunionnais qui est déjà très structuré, avec aussi tout un système d’aides publiques en place.
Oui, et nous avons plein d’artistes qui montent en même temps. Au niveau national, en diffusion ou en tournée, on peut avoir en simultané un Waro, un Sicard, une Maya Kamaty, un Ziskakan, c’est plutôt cool. Nous avons une filière structurée. J’ai eu la chance de rencontrer des intervenants, comme le directeur de la Sacem qui me disait qu’il était épaté de voir comment notre secteur est structuré et comment les acteurs sont pris en main.
Qu’en est-il du projet de Sakifo mauricien auquel Jérôme Galabert faisait allusion il y a quelques mois ?
(sourire silencieux) On assiste à une explosion de l’offre culturelle et événementielle à Maurice, l’explosion du nombreux d’acteurs, quels qu’ils soient : artistes, organisateurs, prestataires techniques, événementiels, etc. Et à Maurice, vous gérez tous les éléments associés bien mieux que nous. Quand je vois le nombre d’avions qui décollent de Plaisance, vous avez des directs sur Durban, les Australiens passent par chez vous, etc. Beaucoup de nouveaux festivals sont nés, ça s’est rationalisé ensuite. Le soleil brille pour tout le monde, après, c’est la dure loi du terrain…
Cela étant, Jérôme Galabert a exprimé sa gêne par rapport au communalisme, y compris sur le plan musical…
Oui, les gens du milieu me le disent… Par exemple, on me déconseille un concert à tel endroit ou tel autre, parce que je n’aurai pas les « Indiens » ou les « créoles », etc. De là où on fait le concert, dépend le type d’affluence qu’on va avoir en fait. À ce propos, j’ai été agréablement surpris la première fois que je suis venu, par ce que fait le Kaz Out à ce niveau. Sa volonté de sortir des cases justement, ça reste très mélangé.
A Maurice, on est aux antipodes de La Réunion, où l’unité républicaine prime sur les différences communautaires. Mais en même temps, les différences sont peut-être mieux respectées chez nous… Cela sera-t-il un sujet de réflexion pour vous dans le cadre du Sakifo mauricien ?
Forcément, on s’intéresse au public. Je suis venu plein de fois, cette année. Quand on envoie le topographe, qu’il fait plein de mesures de terrain, c’est qu’il y a une volonté de construire. Mais je reste prudent sur les dates. J’ai la responsabilité des relations avec Maurice, et j’ai noué les liens d’amitié avec beaucoup d’opérateurs événementiels, je connais de mieux en mieux le terrain.
Mais de toute façon, il n’y a pas beaucoup de salles et lieux de musique à Maurice.
Je dirais oui et non. Oui en quantité de salles mais vous êtes mieux que nous en capacité. Quand nous faisons venir un Cabrel à La Réunion, ça se passe sur un terrain de hand-ball couvert avec une très mauvaise acoustique. Des spectateurs ont dit que ce n’est pas normal d’avoir des conditions de concerts pareilles pour un billet à ce prix… À Maurice, vous avez l’équivalent de deux Zénith ! Impact production est aussi gros, si ce n’est plus gros, que le plus gros prestataire technique de La Réunion.
Maurice présente donc beaucoup d’attraits !
Tout à fait, par rapport à l’époque de nos premières tentatives, le contexte socio-économique, technique, n’est pas du tout le même. La desserte, les salles, la structure hôtelière, etc : vous avez tout ! Aujourd’hui, j’ai un manuel de lego et j’ai tous les legos. Nous devons juste voir comment on le monte, et le faire en bonne intelligence avec les Mauriciens. On ne veut surtout pas débarquer tout seuls comme des gros colons qui prétendent montrer comment ça marche. Ce n’est pas la politique de la maison.
Avons-nous aussi tout ce qu’il faut ici pour la création musicale ?
Sur le plan artistique, oui, le jus est là. Après, on en revient toujours au même problème : ça pêche en termes de structures, d’accompagnement des pouvoirs publics et de volonté politique réelle. La musique est un pan de la culture mauricienne, c’est un héritage de son histoire, un élément fédérateur. Culturel n’est pas cultuel ! S’il y a bien un art qui est transgénérationnel, qui va au-delà des origines et des frontières, c’est la musique. Le meilleur exemple est Bob Marley. Des comme lui, y’en a plein et je ne fume pas de joints !
Comment décririez-vous le marché régional de la musique aujourd’hui ?
C’est encore un embryon. Si je dois faire le point île par île, la situation est compliquée aux Comores. Différemment, elle l’est aussi à Mada. Mayotte commence à faire sa mue en tant que département depuis 2011, elle a donc d’autres priorités. Maurice a tout, mais il faut fédérer, structurer.
Mais la volonté de permettre aux artistes de chaque pays d’aller se produire plus souvent dans les pays voisins existe-t-elle ?
Il n’y a pas cet automatisme de monter des tournées. Personnellement en tant que musicien, sincèrement, je n’ai jamais eu l’idée d’appeler tous les gens que je connais ici pour caler des dates. Et pourtant j’ai plein de connexions. J’attends plutôt qu’on m’appelle. Les artistes comptent sur le réseau. Parallèlement, nous avons beaucoup de Mauriciens en diffusion chez nous, ils sont reçus et ils tournent chez nous. Les artistes gagnent mieux leur vie et les droits d’auteurs sont respectés à La Réunion. Enfin je ne m’étendrai pas sur ce dossier, mais je me souviens du directeur de la Sacem qui était furieux à ce sujet pour Maurice. Il faut dire aussi qu’il y a une véritable appétence culturelle à La Réunion. Mais en même temps, le pouvoir d’achat n’est pas toujours au rendez-vous. 40% des Réunionnais vivent toujours en dessous du seuil de pauvreté. Nous battons le record des inégalités sociales pour la France.
Est-ce que le mode de fonctionnement habituel des tourneurs est adapté à notre région ? Faut-il inventer de nouveaux systèmes adaptés au sud-ouest de l’océan indien ?
Il faut assurément en inventer. Si elle était adaptée, on aurait déjà beaucoup plus de Mauriciens, Réunionnais, Malgaches, Comoriens à voyager dans la zone. On tourne beaucoup par micro-régionalités, avec beaucoup de Réunionnais à Maurice et vice-versa, beaucoup de Malgaches qui vont à Mayotte. La proximité géographique facilite ça. L’histoire aussi, on ne dit pas « îles sœurs » par hasard, Mayotte était malgache et swahelie, etc. Cela étant, nous avons tous la langue française en commun, et en même temps on a tous nos langues spécifiques : créole mauricien, créole réunionnais, shimahorais, malgache, swahili, etc. C’est ce qui fait la richesse de la francophonie.
Le précédent secrétaire général de la COI avait beaucoup parlé de l’indiaocéanie culturelle, mais nous n’avons guère vu d’actions concrètes. Le marché musical régional peut-il exister sans l’appui de la COI ?
Pour l’instant, ils ne sont pas là, mais on le fait quand même, chacun sur son territoire à sa manière. Mais quand il y a une volonté et un engagement politiques, ça facilite tout de suite les choses. Par exemple, la COI pourrait intervenir pour qu’il n’y ait plus de formalités contraignantes pour voyager d’une île à l’autre, plus de visa à 65 € pour jouer à Mada, plus toutes ces contraintes pour jouer à la Réunion, etc. Il suffit de peu de chose, mais ça ne peut que venir d’en haut.
Est-il possible d’imaginer aujourd’hui un label musical Océan indien ?
C’est possible. J’y crois. Il faut les bonnes personnes aux bons endroits, et elles existent. Après, on a toutes nos priorités, nos contraintes, mais je pense vraiment qu’il est possible de monter un label fédérateur. On l’a fait avec les îles Vanille, avec le festival créole aux Seychelles. Pourquoi ne le ferait-on pas dans la musique ? La région océan indien est comme un organisme polycellulaire. Nous formons tous un ensemble où chacun a sa propre cellule avec ses spécificités. Et puis quand on se retrouve à Paris, Londres ou Berlin, quand on retrouve un Mauricien ou un Malgache, c’est comme un gar du quartier, on se reconnaît tout de suite comme frères et sœurs. J’étais à New York, j’ai une cousine qui vit à Montréal. Je prends le train pour la rejoindre le 20 décembre, jour de la fête de l’abolition de l’esclavage à La Réunion. On a passé une pure soirée de bonheur dans un restaurant mauricien, où il y avait plus de ravanne. Ça prouve bien que quelque chose nous lie…
Quand vous allez monter le Sakifo à Maurice, sur quelles anomalies allez-vous être le plus vigilant ?
J’ose pas dire le mot : le communautarisme. On essaiera de trouver des artistes qui font venir tout le monde. Mais il n’y en a pas beaucoup. Si je fais descendre un Shahrukh Kahn, je sais qui vient. Si je fais descendre un Billy Joel, je sais qui vient. Un Francis Cabrel, pareil. Après, très souvent, les endroits les plus cosmopolites, qui attirent le plus de foules, sont les villes. Est-ce que ce sera dans une ville à Maurice ? Je ne sais pas. Le meilleur moyen de savoir, c’est d’amener un artiste pour voir.
Est-ce que ça ne tient pas à la musique qui serait plus viscérale que les autres formes d’expression ?
Le cas de la musique est délicat. Une musique touche ou ne touche pas, il y a un côté instinctif. Pour un livre, même une nouvelle, il faut rentrer dedans, ça demande un effort, une démarche intellectuelle. Il faut prendre le temps de lire, d’analyser, décortiquer, etc. Une chanson peut vous retourner en trois minutes trente. Elle n’a aussi que trois minutes trente pour convaincre. C’est ultra-instinctif, on aime ou on n’aime pas. C’est un peu comme le vin, on aime d’abord, et après on va aller chercher les notes aromatiques. Mais ça va beaucoup plus vite. Comment savoir si un artiste va marcher ou pas ? C’est un travail d’ensemble. Il faut obligatoirement davantage diffuser les artistes, les mettre sur des plates-formes, etc. Il faut habituer les gens à ce mélange. Avec le Sakifo, quand je vous disais que c’est une love marque, je suis touché par exemple que quand on annonce les noms des artistes, les gens font leur play list et la publient…