L’exposition des dessins de prison d’Hervé Masson, de documents et d’objets personnels, qui ont concerné cette époque des années de braise, est ouverte aujourd’hui à l’Institut français de Maurice (IFM) pour une dernière journée. Brigitte Masson, qui en a orchestré l’organisation, nous raconte ici ses motivations à montrer ces dessins pour la première fois au public, ainsi que ses souvenirs de cette période constitutive de sa propre vie où, jeune adolescente, elle découvrait le pays natal de ses parents, que les militants appelaient alors parrain et marraine. 1972, une année où la solidarité n’était pas un vain mot.
Quelles sont les différentes facettes du personnage d’Hervé Masson et de son œuvre que vous souhaitiez mettre en avant à l’occasion de ce centenaire ?
Lors de la rétrospective en 2005, nous avions présenté surtout l’artiste peintre et l’évolution de son art. Cette année, nous voulions montrer l’homme dans toutes ses facettes, le peintre bien sûr, qui fera l’objet d’une exposition en septembre, et puis, surtout, l’homme politique, à travers son engagement et les dessins qu’il n’a jamais montrés publiquement, et qu’il a faits en prison. Chaque année, le 1er février, je regrette qu’on ne sache pas qu’Hervé Masson a fait cette série de dessins sur l’histoire de l’esclavage et des coolies.
Mais ce sont surtout ses écrits qui montrent sa pensée politique et ses engagements. Qu’allez-vous faire à ce niveau ?
Au départ, nous voulions publier un livre écrit par Bernard Lehembre sur son engagement politique d’une manière globale, c’est-à-dire le jeune homme qui a adhéré au Parti travailliste de l’époque, qui a lutté en faveur de l’indépendance à travers ses écrits de Paris dans la presse mauricienne, puis ensuite son engagement au MMM. Mais nous n’avons pas eu les fonds pour ce projet. Du coup, le volet politique est avant tout représenté par cette exposition.
Ensuite, chez ICAIO, du 25 avril au 26 juillet, nous présenterons les œuvres sur papier, des gouaches, des lithographies, des gravures et des illustrations qui n’avaient pas été montrées lors de la rétrospective. Bien sûr, on ne peut pas célébrer le centenaire d’Hervé Masson sans montrer ses peintures à l’huile, qui seront donc exposées au Plaza fin septembre prochain. Plus modeste en taille que la rétrospective de 2005, cette exposition se concentrera sur ses plus belles œuvres.
Mais surtout, je suis très heureuse qu’Evan Sohun m’ait proposé de faire un livre illustré, dans lequel il exprimera à sa façon tout ce qu’Hervé Masson lui a apporté. J’étais très attachée à ce que la transmission ne se fasse pas seulement à travers nous, sa famille, mais surtout auprès des jeunes artistes. Avec ce livre qui sortira en fin d’année, et le projet de documentaire de Patrice Canabady, l’objectif de transmission sera atteint.
Allez-vous faire quelque chose sur l’érudition ésotérique de celui qui a, entre autres, publié un dictionnaire initiatique qui fait référence et qui a été réédité plusieurs fois ?
C’est un aspect sur lequel nous réfléchissons encore et pour lequel il nous faudra d’autres financements aussi. Nous avons pu organiser ce centenaire essentiellement parce que nous avons eu le soutien du National Arts Fund, mais cela ne nous permet pas de tout faire. Sinon, nous allons aussi organiser une causerie avec les gens qui l’ont connu à l’époque, qui pourraient témoigner de cette période, et ce qu’Hervé a représenté pour eux. Beaucoup de gens ont envie de partager à ce sujet.
Comment se fait-il que les deux tiers des dessins originaux ont disparu ?
En fait, ils n’ont pas vraiment disparu. Il les a réalisés en 1972, puis en 1975, il en a redessiné une partie en les épurant, pour faire huit cartes postales, qui ont été mises en vente à la Fête de l’Humanité, à Paris (organisée par le parti communiste français), afin de lever des fonds pour le MMM. Ces cartes, exposées sous vitrine, sont les seules œuvres signées de l’exposition. Au mur, un seul et unique dessin est signé, parce qu’il s’agit d’une carte postale, dont on n’a retrouvé ni le fac-similé refait après la prison, ni l’original. Il s’agit du Marché aux esclaves.
En dehors des cartes postales, il a fait des fac-similés ou des photocopies, qu’il a numérotés, non seulement au moment où il s’apprêtait à les rassembler dans un livre, mais aussi parce qu’il avait vendu une partie des originaux. Nous n’avons malheureusement pas retrouvé les acheteurs. Personnellement, j’avais vu ces dessins, comme beaucoup gens à l’époque, et j’ai aussi la série de cartes postales.
Pourquoi ne signait-il pas les originaux ?
Probablement parce qu’il les a faits en prison, mais j’imagine que s’il avait pu en faire un livre, il les aurait signés.
Que disait Hervé de la prison avec le recul des années ?
Il en a beaucoup ri. Son portrait sur l’affiche de l’exposition représente bien, pour moi, son regard espiègle quand il riait. De cet épisode, je retiens aussi que grâce à toute cette pression de tous bords, dans la rue, dans la région, et cette pétition internationale orchestrée de France, signée par des grandes figures intellectuelles de l’époque, ses camarades et lui ont pu être libérés après des mois d’incarcération. Il faut dire aussi que sur le plan historique, Maurice avait besoin de la France à l’époque.
Sait-on pourquoi la publication des dessins de prison n’a pas pu se faire par la suite ?
Un manuscrit de lui, accroché ici, présente le projet prévu avec les éditions Caractères et Bruno Durocher, chez qui il avait publié son recueil de poésie Implosions. Mais je ne sais pas pourquoi cela n’a pas abouti finalement.
Comment ces dessins ont-ils pu être préservés jusqu’à aujourd’hui ?
Originaux restant et fac-similés étaient tous entreposés dans son atelier, rue des Amandiers, dans le XXe arrondissement, à Paris. Du coup, en cherchant bien, nous avons pu retrouver les 32 dessins en décembre dernier. Nous savions qu’ils étaient là, mais il y a tellement de documents que ce n’était pas facile de les retrouver. Barbara Luc a fait un inventaire des œuvres il y a quelques années. Tout a été rangé mais il a fallu beaucoup de patience pour finalement tomber dessus. Il y a certainement un autre inventaire à faire de tous ces documents.
Avec le recul, qu’a apporté la rétrospective de 2005 ?
Elle a permis de poser l’œuvre et de situer l’homme en tant qu’artiste peintre. Ses tableaux s’échangent beaucoup, passant de main en main, mais je ne sais pas si cette rétrospective a eu un effet en termes de ventes. Je pense que ça a donné l’envergure de l’artiste. Je trouve dommage que ce soit les enfants de… qui soient obligés de faire ce travail. Après, on le fait parce qu’on a envie de montrer l’œuvre de nos parents. Je pense que le travail de transmission a commencé à se faire, mais j’espère qu’avec le temps, des jeunes s’empareront de tout cela en direction du grand public. Quand Véronique Fanchette est venue pour projeter un film sur la poésie de son père, nous étions quatre « enfants de » dans la salle, et nous nous demandions très sincèrement si notre rôle était encore d’assurer ce travail, alors que nous n’en avons pas forcément les compétences.
Est-ce que ce n’est pas aussi la fonction de la plateforme « Je dis mon île » que vous venez de créer ?
Le problème de la transmission de l’art mauricien aux nouvelles générations est mon obsession depuis longtemps. C’est pour cette raison que j’ai créé « Je dis mon île ». Je trouve extrêmement important que les jeunes connaissent leur histoire et leurs artistes, qu’ils soient décédés ou non. Le but de cette plateforme est de mettre en avant les artistes. Nous avons mis en ligne sur YouTube une vidéo de Patrice Canabady sur son projet de documentaire sur Hervé Masson. Et là, le but n’est pas de parler d’Hervé Masson, mais bien de mettre en avant le cinéaste Patrice Canabady, qui prépare une série sur les grandes figures de l’île Maurice.
Nous pourrons par exemple aussi aller avec un artiste dans les centres sociaux et les écoles, pour y faire connaître son travail et faciliter une rencontre, ou encore simplement faire découvrir l’œuvre d’artistes du passé. Bien sûr, les élèves auront fait un travail préalable de découverte avec leur professeur auparavant. Cette plateforme de médiation ambitionne de faire connaître leurs propres artistes aux Mauriciens, parce que je constate depuis toujours que les jeunes connaissent des artistes du monde entier mais pas ceux de leur propre pays. Nous avons commencé avec Hervé Masson à la faveur de ce centenaire, et nous continuerons avec d’autres auteurs, artistes peintres, photographes, etc., dans des disciplines qui sont les parents pauvres de la transmission artistique à Maurice, contrairement à la musique, par exemple. Le comité de cette plateforme rassemble pour le moment Umar Timol, Yusuf Kadel, Alex Ng, Christelle de Spéville et moi-même.
Est-ce que la vie et les engagements politiques d’Hervé ont handicapé son œuvre et son parcours de peintre ?
Pendant qu’il vivait et militait pour le MMM, à Maurice, il était toujours en contrat avec la galerie Cernuschi de New-York. Heureusement qu’il était obligé de lui envoyer des tableaux parce que, sinon, on serait mort de faim. Mais il est vrai qu’il était moins motivé par la peinture et qu’il était beaucoup plus impliqué sur le terrain dans la politique. En tant que fille de l’homme que j’ai vu peindre pendant cette période, j’étais admirative. Il avait quand même envoyé de très beaux tableaux. Il a notamment peint deux tableaux des dockers, pendant leur grève, qui m’ont fascinée, au moment où je le voyais les faire, et que je trouve exceptionnels. Mais d’une manière générale, il a fait très peu de tableaux liés à son engagement politique. Il en a fait un sur une manifestation, pendant la guerre d’Algérie, en gris et noir. Je ne sais pas, par exemple, s’il aurait fait les dessins exposés ici s’il n’avait pas connu la prison politique. L’engagement politique et la peinture étaient très distincts chez lui.
Quel est votre rêve pour l’avenir de son œuvre et sa préservation ?
Je considère que mon objectif est atteint. C’est-à-dire qu’après le peintre en 2005, nous montrons l’engagé politique. Nous avons déjà publié la biographie de Bernard Lehembre et le catalogue de la rétrospective. Nous éditons un nouveau choix de huit cartes postales à l’occasion de cette première exposition du centenaire. Pour compléter le tout, j’aimerais vraiment que le film de Patrice Canabady aboutisse parce que ce médium est immédiatement accessible, beaucoup plus qu’un livre en tout cas… Reste là aussi à trouver les financements. Chaque événement crée un boost dans les mois qui suivent. Récemment, une vente de neuf tableaux de Bernheim Jeunes a eu lieu à l’hôtel Drouot, à Paris. J’ai appris que quatre d’entre eux ont été achetés par des privés à Maurice. Mais pour faire vivre son œuvre dans la durée, j’espère qu’il n’y aura pas que « la fille de ». Encore faudrait-il qu’il y ait un musée…
Parle-t-on plus d’Hervé Masson dans les collèges à Maurice ?
Je ne sais pas. Après la rétrospective, deux étudiants étaient venus nous voir. Cette fois, pour les expositions, nous faisons de petits dossiers pédagogiques en tiré à part, et puis nous organisons des visites pour les scolaires. Nous organisons aussi des ateliers, comme le premier qui a eu lieu avec Jean-Yves Onflé à la Pointe-Tamarin, où le principe est de faire dessiner les enfants autour de l’œuvre d’Hervé Masson.
Quels sont vos souvenirs de cette période ?
J’avais 16 ou 17 ans. Ça m’a tellement marquée que j’en ai fait un roman en 2013, Le chant de l’aube qui s’éveille, qui est épuisé maintenant. Aujourd’hui, j’ai envie d’insister sur le rôle de ma mère, Sybille, à cette période. À la limite, les militants savaient à peine qu’Hervé était artiste peintre. Pour eux, c’était parrain et marraine ! Comme toujours, quand on célèbre de grands artistes, on a tendance à oublier le rôle de leur conjointe ou conjoint.
Quand j’ai écrit ce roman, je voulais rendre justice à ma mère, qui l’a accompagné toute sa vie et qui a vécu des moments extrêmement difficiles, pas juste pendant les années 70. Elle avait quatre enfants à nourrir, elle ne travaillait pas et la famille ne vivait à cette période que des ventes de tableaux, et éventuellement des droits d’auteurs de ses écrits. Il devait avoir aussi un petit salaire en tant que rédacteur en chef du Militant dans les années 70. Quand j’y pense, je me demande toujours comment elle a fait à cette époque et lors des débuts en France. Mais elle l’a fait ! Mon père lui rendait hommage tout le temps.
Dans les années 70, elle était aussi très active sur le terrain, tout le temps en contact avec les militants. Quand il a été incarcéré, avec d’autres militants et tout le comité central, nous avons organisé des manifestations avec les femmes, les filles et les sœurs des militants qui étaient en prison. Maurice était en état d’urgence, les manifestations étaient interdites. Un jour, toute la famille Masson présente à Maurice s’est retrouvée sous les verrous, moi-même à Rose-Hill, Sybille qui avait manifesté dans le nord et Tivé mon frère aussi.
Comment avez-vous vécu cette immersion si mouvementée à Maurice ?
En tant que jeune fille qui venait de Paris, où j’avais une vie d’adolescente normale, j’étais totalement épouvantée par ce que je découvrais, l’injustice sociale criante et le communalisme. C’était le tiers-monde Maurice à l’époque ! J’avais 16/17 ans et je suis alors rentrée de plain-pied dans le questionnement politique. Tant que j’étais en France, je ne comprenais rien à ce pays et ce que m’en disaient mes parents. Ça ne m’intéressait pas particulièrement. Venir ici a alors été un très grand choc. J’ai appris le créole, je suis entrée à fond dans la culture mauricienne.
J’étais au lycée en terminale, j’avais un mot d’excuse pour pouvoir m’absenter quand mon père et Paul Bérenger passaient au tribunal. Ils étaient les seuls à être poursuivis au pénal, donc ils y comparaissaient plus souvent. C’était le seul moment où je pouvais voir mon père, sans lui parler. On venait pour lui montrer qu’on était là, qu’on le soutenait. Je le raconte dans Le chant de l’aube, comme tout ce qui concerne la vie politique, que j’ai puisée sur une durée de trois ans et concentrées sur six mois pour le roman. Par exemple, j’ai été effectivement arrêtée une fois, alors que je venais apporter à manger à mon père, comme nous le faisions chaque jour. Il est vrai aussi que quand j’ai été arrêtée à Rose-Hill, un militant était venu pour me faire sortir et que j’ai refusé.
Que retenez-vous de cette tranche de vie aujourd’hui ?
Ça reste très loin pour moi, mais ça m’a constituée. Je préfère ne pas raconter sa libération dans le cadre d’une interview, car c’est trop intime, mais il y a des anecdotes assez marrantes. Mais ce que je retiens de tout ça, c’est une admiration infinie pour mes deux parents, pour mon père, parce qu’il n’a pas hésité une seule seconde à sacrifier sa vie artistique pour son pays, et qu’il a fait preuve d’un engagement total. Et pour ma mère, qui a soutenu son mari du début à la fin, qui a beaucoup milité aussi. Leur sens de l’intégrité était admirable. Sybille comme Hervé ont tous deux été jusqu’au bout de leurs convictions. Je crois que c’est ce qui frappe les jeunes aujourd’hui. Les jeunes artistes disent qu’on ne peut pas vivre de sa peinture aujourd’hui. À l’époque non plus. Je vois deux catégories d’artistes : ceux pour qui la peinture est une activité, et d’autres pour qui c’est leur vie. Pour mon père, c’était sa vie. Il a fait ce choix à 32 ans, avec le soutien inconditionnel de ma mère, et ils sont partis à l’aventure en France, sans un sou.
Un regret peut-être ?
Je suis heureuse d’avoir pu faire enfin cette exposition, car cela éclaire une période dont on n’a pas parlé du tout l’an dernier dans le cadre des célébrations des 50 ans de l’indépendance. On a fêté l’indépendance en faisant comme s’il n’y avait pas eu d’état d’urgence, pas de censure de la presse, pas de militants emprisonnés, etc. Je tenais à faire cette exposition pour qu’on arrête de pratiquer le déni de l’histoire à Maurice. C’était aussi la motivation de mon roman.
Propos recueillis par
Dominique Bellier