Catherine Dubreuil-Mitaine, président de la Chambre de commerce et d’industrie France-Maurice (CCIFM), est d’avis que le virage vers le digital est un enjeu prioritaire pour Maurice, « car réussir dans ce domaine aura des retombées positives pour toute la population locale ». A la tête d’une organisation regroupant quelque 220 entreprises ayant un lien économique avec la France, Catherine Dubreuil-Mitaine pense que le pays a une carte à jouer sur son positionnement stratégique de centre financier tourné vers l’international, et surtout vers l’Afrique. Dans l’interview qui suit, la présidente de la CCIFM plaide entre autres pour le développement durable qui, estime-t-elle, doit être au cœur des préoccupations mauriciennes. Elle appelle aussi à une montée en compétences des Mauriciens pour faire face aux problèmes de “skills mismatch”.
La CCIFM compte déjà une douzaine d’années d’existence. Êtes-vous satisfaite de l’évolution de la Chambre?
La Chambre de Commerce et d’Industrie France Maurice a atteint un rythme de croisière avec plus de 220 entreprises membres grâce au travail acharné des anciens présidents, membres du conseil d’administration, ainsi que de l’équipe de la CCIFM menée par son directeur général. Forts de ce dynamisme, nous souhaitons renforcer le positionnement de la CCIFM en tant qu’institution à part entière de la vie économique mauricienne et favoriser les liens avec les autres chambres de commerce étrangères à Maurice. Nous voulons promouvoir la marque CCIFM comme point d’entrée à valeur ajoutée pour les investisseurs français s’implantant à Maurice et pour les entreprises locales se développant vers la France et la région.
La CCIFM a intégré le comité de direction de l’Union des Chambres de Commerce et d’Industrie de l’océan Indien (UCCIOI) avec le Club Export Réunion en tant que membre associé. Nous prônons l’ouverture vers les autres chambres de commerce et institutions. À titre d’exemple, la réalisation conjointe d’un “business speed dating” avec la South African Chamber of Commerce. Nous avons également une relation privilégiée avec l’Economic Development Board et le Centre de jeunes dirigeants de Maurice, à travers la signature de conventions de partenariat, ainsi qu’avec la MCCI, qui est un membre d’honneur de la CCIFM, et Business Mauritius. Nous souhaitons, autant que possible, organiser de façon conjointe des événements d’affaires et de réseautage, comme avec la MCCI sur l’arbitrage. Je tiens à rappeler que nous faisons partie du réseau des CCIFI (Chambres de Commerce et d’industrie françaises à l’international), qui sont aujourd’hui présentes dans 92 pays avec plus de 120 Chambres de commerce à l’international.
Quel est le poids de vos membres et entreprises françaises dans l’économie mauricienne ?
Les membres de la CCIFM représentent la richesse de l’économie mauricienne. Ils sont actifs dans environ 40 secteurs d’activité et génèrent quelque 25 000 emplois. Nos membres reflètent la diversité de l’entrepreneuriat français à Maurice ainsi que les sociétés ayant un lien économique avec la France. Concernant les implantations françaises à Maurice, il y a par exemple les groupes français comme Orange, Canal+, Total, Casino, Air France, ATOL, ADECCO, Accenture, Super U… Globalement, la France investit dans quasiment tous les secteurs d’activité, même si les NTIC (Télécom, services informatiques, éditions de logiciels, entre autres), la relation clients à distance, la grande distribution, le tourisme, l’immobilier, l’énergie et les petites activités manufacturières restent les secteurs de prédilection des entreprises françaises. Au total, plus de 160 entreprises françaises disposent d’implantations à Maurice, avec ou non un partenaire mauricien. Plusieurs entrepreneurs français (dont certains originaires de La Réunion) ont investi à Maurice à titre individuel dans tous types d’activités.
L’un des objectifs de la CCIFM est de promouvoir les échanges économiques entre Maurice et la France. Quel regard jetez-vous sur les relations économiques bilatérales ?
La France, comme vous le savez, est un acteur économique majeur à Maurice puisqu’elle est : 1) le 3e partenaire commercial du pays avec un volume d’échanges de 869 millions d’euros en 2017 et un solde favorable de l’ordre de 250 millions d’euros; 2) le 2e client de Maurice après le Royaume-Uni avec 11,7 % des exportations mauriciennes en 2017; et
3) le 4e fournisseur après l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud avec 8% des importations en 2017.
La France est également le premier investisseur étranger sur la base du nombre d’entreprises qui s’y sont installées, et le plus important pourvoyeur de touristes avec 420 000 arrivées, soit 31,3% du total. Les échanges commerciaux bilatéraux ont connu une hausse significative, soit autour de 37%, l’année dernière, les exportations françaises augmentant de 60% sur un an pour atteindre 560 millions d’euros grâce à la livraison de deux aéronefs A350-900 à Air Mauritius. Hors aéronautique, les exportations se sont accrues de 5,1% en 2017, à 368 millions d’euros tirées principalement par les produits industriels et agroalimentaires. S’agissant des importations françaises, elles se sont élevées à 309 millions d’euros en 2017, progressant de 7,7%. En termes d’aide publique au développement, la France est aussi le principal partenaire bilatéral de Maurice, l’Agence française de développement (AFD) se positionnant comme le 2e créancier de Maurice, après la Banque africaine de développement (BAD). Depuis la réouverture de l’agence à Maurice, en 2006, l’AFD a réalisé près de 517 millions d’euros d’engagements nets à Maurice.
Il faudrait également faire mention des échanges entre La Réunion et Maurice. On relève que les exportations de l’île sœur en 2017, de l’ordre de 7 millions d’euros, ont été nettement inférieures aux importations réunionnaises en provenance de Maurice (29 millions d’euros). Pour compléter ce survol, on devrait aussi faire état des différents accords de coopération et des partenariats proposés dans des domaines tels la Fintech et le développement aéroportuaire.
La France est le premier pays source d’investissements directs étrangers à Maurice avec un montant s’élevant à Rs 21,1 milliards sur un total de Rs 81,6 milliards pour les cinq dernières années. Diriez-vous que la juridiction mauricienne fait bien son marketing auprès des investisseurs français ?
Les deux pays ont des relations historiques très fortes. Il y a définitivement un excellent travail de marketing qui est effectué par diverses instances mauriciennes, incluant l’Economic Développement Board, qui encadre en effet régulièrement des missions en France, les “roadshows” ciblant des secteurs tels l’immobilier, le tourisme la microtechnique, ainsi que les expatriés français.
Quelle est votre perception du cadre des affaires à Maurice. Y a-t-il des domaines où des changements doivent être apportés ?
Le dernier rapport de la Banque mondiale classe Maurice 20e au niveau international en termes de facilitation des affaires (“Ease of Doing Business”), et ce bien devant la France et d’autres pays occidentaux. En outre, Maurice se retrouve une fois de plus en tête du groupe africain. Le positionnement stratégique de Maurice en tant que plateforme africaine ainsi que l’environnement des affaires à l’anglo-saxonne, très pragmatique et ouvert sur l’international, sont très attractifs pour les sociétés françaises. Maurice, de par son ouverture économique, sociale, juridique et son environnement fiscal, attire des porteurs de projets et des investisseurs de différentes origines. L’île possède l’environnement africain le plus favorable en termes de climat d’investissement, de perception du risque politique et dispose d’une fiscalité avantageuse. Les entreprises françaises sont également attirées par la stabilité politique et une croissance économique soutenue sur plus de 30 ans. L’accès préférentiel aux marchés de l’Afrique, de l’Europe et des Etats-Unis est un autre atout. Créer une société à Maurice est relativement simple, qu’il s’agisse de la réglementation ou du contexte fiscal et social. On peut avoir quelques interrogations sur l’octroi des licences, en particulier dans le domaine du tourisme. Les choses devraient se clarifier très prochainement puisque l’Union européenne a accordé un budget à l’EDB pour développer une plate-forme d’e-licensing. Cette plateforme en ligne devrait faciliter l’accès aux licences et permis.
Par contre, le recrutement peut être plus délicat en raison du manque de ressources et de compétences au plan local. On trouve beaucoup de comptables et d’avocats généralistes, par exemple, mais on éprouve une plus grande difficulté à recruter des profils plus pointus dans les métiers techniques. Il s’agit toutefois de choses dont le gouvernement mauricien a pris conscience, comme en témoigne l’élaboration de différents « schemes », dont on devrait voir les résultats prochainement, ainsi que les formations ciblées pour les jeunes. Il y a aussi cette ouverture à l’international, qui permet de fluidifier le développement international de l’entreprise. Maurice a vraiment une carte à jouer sur son positionnement stratégique de centre financier, de “hub” vers l’international.
Justement, le cadre légal et réglementaire ainsi que le régime fiscal concernant les activités dans le secteur du Global Business ont été revus. Est-ce que vos membres se sentent réconfortés par les changements apportés ?
Comme chaque année, nous avons organisé en septembre dernier un « breakfast meeting » avec nos membres et des experts pour décrypter la loi de la finance (Finance Act) et il s’est avéré qu’il y a eu de nombreuses questions sur le « Global Business » et le fonctionnement des sociétés domestiques. Nous saluons l’objectif de Maurice d’être reconnu au niveau international, plus particulièrement au niveau de l’OCDE et de l’Union européenne, comme un centre financier international réputé. On sait que l’idée première était d’harmoniser le régime fiscal, de sortir du schéma offshore, de mettre fin à la licence de GBC (Global Business Company) de catégorie 2. On l’avait anticipé.
Sur la question de substance également, il était aisé de constater depuis plusieurs années un renforcement des exigences. Par contre, ce que nous n’avions pas anticipé, c’est le changement de réglementation concernant les sociétés domestiques détenues en majorité par des non Mauriciens et dont la majeure partie de l’activité se trouve en dehors de Maurice. Jusqu’à présent, un non Mauricien pouvait détenir jusqu’à 100% de l’actionnariat d’une société domestique et celle-ci pouvait faire du business à Maurice et/ou à l’étranger. La société pas régulée par la FSC ou gérée par une « offshore management company », sauf évidemment pour les activités supervisées par la FSC. Par contre, un des directeurs de la société domestique doit obligatoirement être résident à Maurice. Aujourd’hui, le critère retenu est celui de la nationalité et du lieu d’activité. Il y a encore des interrogations de nos membres à ce sujet. Ainsi, certaines sociétés domestiques vont devoir basculer en GBL (Global Business Licence) pour se mettre en conformité. Ce sont des coûts en plus ainsi que des contraintes additionnelles. Des “guidelines” plus précis nous permettraient de mieux appréhender ce nouveau cadre. Enfin, des précisions sur le nouveau statut de “authorised company” seraient également les bienvenues.
Il semblerait que vous êtes dans le flou…
Des “guidelines” ont été publiés. Une réunion de travail pour les expliciter pourrait être utile pour que nous puissions être sûrs d’opérer dans les paramètres réglementaires prescrits et faire passer le message à l’ensemble de nos membres et à ceux qui souhaitent s’implanter à Maurice. Des questions semblent encore se poser, notamment sur la définition du « Place of effective management ». En somme, il est important que tous les opérateurs aient le même niveau de compréhension sur le sujet afin de véhiculer le même discours à de potentiels investisseurs et entrepreneurs souhaitant s’implanter à Maurice.
Maurice veut se développer en tant que “Fintech hub” dans la région. La commission TIC de la CCIFM se penche sur les sujets NTIC et innovation. Quels sont, selon vous, les ingrédients dont le pays doit disposer pour réussir dans la Fintech ?
Maurice a de nombreux atouts pour se développer comme un “hub” de la région, que ce soit pour la Fintech, le “blockchain” et les cryptomonnaies. Un des points importants est la présence d’une bonne connexion internet via les câbles sous-marins de fibre optique. Il y a déjà des géants du domaine, comme Accenture, Orange, Céridian, ainsi que des start-up, telles que Consensy, Interplay Tech, Fintech International et Startup Grind. Nous savons que l’un des problèmes majeurs du pays est le « skills mismatch », autrement dit l’inadéquation des compétences par rapport aux besoins des entreprises. Maurice doit encore davantage attirer des talents. En parallèle, il faut également faire monter en compétence les jeunes Mauriciens. Et pourquoi pas se mettre en partenariat avec des « hub » internationaux, des centres d’innovation. La visibilité de Maurice et sa promotion en tant que « smart island » sont prioritaires avec tout un écosystème et les ressources nécessaires à renforcer.
La CCIFM a mis sur pied une commission pour étudier les questions liées à l’environnement, la construction et l’immobilier. Quelles sont les idées et informations qui émergent des travaux de cette commission ?
L’objectif principal de cette commission est d’être acteur de l’avancement et du développement de notre économie sur le territoire mauricien et de rassembler le maximum d’informations liées aux métiers de la commission pour éclairer les membres de la CCIFM. Créée en juin 2018, cette commission est un comptoir d’échange qui agit en tant que carrefour de l’information jusqu’à devenir force de proposition auprès des différentes parties prenantes. Plusieurs sujets sont traités lors des travaux de la commission. Ce qu’il en ressort, c’est que l’immobilier, l’environnement et la construction sont des éléments importants pour l’économie mauricienne, qu’il y a un véritable besoin de mettre en place une plateforme d’échanges pour que tous les acteurs de l’industrie puissent travailler sur des éléments permettant de renforcer la compétitivité de Maurice. Des structures comme le National Electronic Licensing System permettent d’améliorer les démarches dans ce domaine. Il y a nécessité de veiller à ce que les investissements dans l’immobilier se fassent dans les meilleures conditions possible, tant pour l’île que pour l’acheteur. Le volet “énergie renouvelable” est pris en considération également. Il faut penser à l’immobilier intelligent, innovant. La construction durable et l’aménagement urbain sont des thèmes qui méritent également réflexion.
Êtes-vous personnellement préoccupée par la situation locale en termes de développement durable ?
L’enfant étant l’avenir de l’homme, des efforts pourraient être davantage faits au niveau de l’éducation (le plus tôt possible) pour tout ce qui concerne la gestion des déchets et les gestes responsables. Le recyclage des déchets est pris de plus en plus au sérieux par les entreprises, comme la gestion du papier par exemple ou des déchets toxiques. La gestion de l’eau est aussi cruciale. Elle fait partie des axes importants du gouvernement pour les prochaines années ainsi que le développement d’énergie verte, comme l’éolien et les panneaux solaires. Par ailleurs, une utilisation plus rationnelle et raisonnée des pesticides s’impose, considérant l’impact de ces produits sur la santé publique. Nous sommes sur une île qui est, de ce fait, vulnérable au changement climatique. Ce sont autant de sujets préoccupants et importants pour les années à venir. La CCIFM a une charte environnementale pour sensibiliser ses membres. Nous prônons également la responsabilité sociétale des entreprises. Le développement durable concerne en effet tout le monde.
Vous revenez de La Réunion, où a eu lieu la 6e édition des Rencontres internationales du développement durable. Qu’est-ce qui en est sorti ?
La 6e édition des Rencontres internationales du développement durable (RIDD), organisée par notre partenaire, le Club Export Réunion, coïncidait avec leurs 20 ans. Malgré de nombreuses défections dues à la crise sociale en cours, les organisateurs ont tenu à maintenir l’événement, qui s’est déroulé dans un contexte particulier à La Réunion. Au final, plus de 11 pays ont été représentés. Ironiquement, les grands absents étaient les Réunionnais, paralysés par les gilets jaunes. On a parlé d’Afrique, d’intégration régionale, du développement des synergies. J’ai eu l’opportunité de parler du couple gagnant Réunion/Maurice, des partenariats possibles. Les délégations africaines ont encouragé les hommes d’affaires des îles de l’océan Indien à venir faire des affaires chez eux en soulignant que les Chinois, Indiens et Turcs se positionnaient déjà sur leurs marchés, mais qu’il y avait encore de la place pour les économies de l’océan Indien. Les secteurs concernés sont l’énergie renouvelable, les projets industriels et agroalimentaires, la santé… Pour ce qui est du partenariat régional, l’une des préoccupations demeure la connectivité, maritime et aérienne confondues, ainsi que la question de visa/libre circulation. L’océan Indien n’est pas encore une zone de libre-échange.
L’intégration régionale est encore perfectible, les économies de la région sont très hétérogènes, avec des modèles économiques différents. Ces rencontres ont permis aux acteurs de se mettre autour d’une table pour discuter des problèmes qui les affectent et, ainsi, d’avancer ensemble.
Devenir entrepreneur, dit-on, est un véritable parcours du combattant, surtout à Maurice… Est-ce que, dans votre cas, les obstacles à franchir ont été nombreux ?
Je suis entrepreneure. Le cadre fiscal et social est relativement simple à Maurice, ce qui permet de se concentrer sur le développement de son activité. L’environnement des affaires est attractif, l’écosystème très agile, avec une ouverture sur l’international. Le mentorat des nouveaux entrepreneurs par des professionnels plus aguerris et expérimentés pourrait être intéressant à développer. En effet, l’entrepreneur se retrouve vite face à une multitude de problématiques à gérer. L’accès au financement des entrepreneurs et l’accès à du conseil sont également des points à renforcer. Enfin, l’export peut être un défi pour de nombreux entrepreneurs.
Les enjeux pour l’économie mauricienne sont multiples. Si on vous demandait de les classer en ordre prioritaire, que répondriez-vous ?
Pour moi, l’enjeu prioritaire est de réussir le virage vers le digital. Le digital a en effet des répercussions sur de nombreux autres secteurs d’activité. La population en tirera des bénéfices avec le déploiement de l’e-Government, de l’e-Santé, de l’e-Agriculture, de l’e-Education ou de l’e-Learning. Le numérique aura un impact favorable sur la vie des Mauriciens. En deuxième position pour les enjeux prioritaires, je citerai le développement durable au sens large du terme. Viennent ensuite les questions du vieillissement de la population et de la santé publique.