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Edwige Dukhie (travailleuse sociale à Roche-Bois) : « Les émeutes de 1999 ont servi de déclic »

Travailleuse sociale engagée au sein du Mouvement pour le progrès de Roche-Bois, Edwige Dukhie décortique l’évolution de son quartier 20 ans après les émeutes de 1999. Elle est d’avis que ce triste événement a amené une prise de conscience, servant ainsi de déclic pour une meilleure considération des groupes vulnérables. Elle-même maman de deux filles ayant fréquenté le Queen Elizabeth College, elle évoque les efforts des jeunes à travers l’éducation pour sortir de la misère. Malheureusement, dit-elle, la stigmatisation perdure et il y a un sentiment de laisser-aller de la part des autorités.

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Que retenez-vous des émeutes qui ont éclaté à Roche-Bois il y a 20 ans ?
C’était un moment très dur pour l’endroit. Kaya était un enfant de Roche-Bois. Il était quelqu’un de très populaire et son décès, dans les conditions que l’on sait, a été un choc pour la communauté. Je dois aussi dire que Roche-Bois a donné l’exemple lors de ces événements. En dépit des bouleversements qu’il y avait ailleurs, la cité était tranquille. Les gens qui étaient venus pour l’enterrement de Kaya sont repartis sains et saufs. Il y avait beaucoup de personnes venues de différentes parties de Maurice ce jour-là. Leur présence démontre qu’ils n’avaient pas peur de venir à Roche-Bois malgré les préjugés.
Malheureusement, 20 ans après, ces préjugés perdurent. Par exemple, lors de son dernier spectacle chez nous, l’humoriste français Jamel Debbouze a parlé des « riches de Grand-Baie et des pauvres de Roche-Bois ». Ce n’est pas de sa faute, c’est ce qu’on lui a sans doute raconté. Quand on parle de Roche-Bois, on fait toujours référence à la misère et à la drogue.

Comment Roche-Bois a-t-il évolué depuis février 1999 ?
Il y a eu beaucoup de progrès qui ont été réalisés. Aujourd’hui, nous avons des jeunes qui sont des professionnels dans différents domaines. Nous avons eu deux lauréats issus de la cité récemment. Ce sont des garçons simples, qui ont fréquenté l’école de la localité ou celle de Nicolay, qui font la fierté de l’endroit. Et puis, comme vous le savez, nous avons beaucoup de talents artistiques.
Malheureusement, nous avons encore de nombreux problèmes qui nous affectent. Il y a un gros problème de transport public. Il n’y a qu’un autobus sortant de Cité Vallijee et allant vers Baie-du-Tombeau qui passe par Roche-Bois. Et on doit attendre longtemps avant d’avoir ce bus, car il passe par Saint-François et fait d’autres détours avant d’arriver. La majorité des parents ayant des enfants dans les écoles de Port-Louis doivent payer le van scolaire ou le taxi, car souvent, à 8h30, ils sont toujours à l’arrêt d’autobus. Du coup, ils ne profitent pas du transport gratuit qu’offre le gouvernement. Idem pour les personnes âgées. Cela fait longtemps qu’on a demandé des autobus à Roche-Bois, mais il n’y en a pas.

Et puis, au niveau des infrastructures, on est bien moins lotis que nos voisins de Plaine-Verte, par exemple. Pour les élections, la région de Roche-Bois est départagée dans deux circonscriptions différentes. Du coup, nous avons l’impression d’être délaissés parce que nous ne faisons pas le poids. Au Mouvement pour le progrès de Roche-Bois, nous œuvrons pour offrir une meilleure qualité de vie aux résidents et pour donner une autre image de Roche-Bois. Mais nous avons besoin du soutien de toutes les parties concernées. Par exemple, nous avons pu faire retirer la station de quarantaine qui a laissé la place à un jardin d’enfant. C’est bien, mais encore faut-il qu’il soit entretenu. Donc, d’une part, il y a la volonté de bouger, mais en même temps, il y a beaucoup de blocages.

Pensez-vous que la colère exprimée lors des émeutes de 1999 a été comprise ?
Il y avait à cette époque un sentiment de frustration qui s’était accumulé et les gens l’ont exprimé de la façon qu’on connaît. Cependant, beaucoup de choses ont bougé à partir de là. Toutes ces fondations qu’on a mises sur pied aujourd’hui et qui œuvrent pour combattre la pauvreté dans les régions vulnérables viennent de là.

Les émeutes de février 1999 ont, en quelque sorte, servi de déclic. Cela a amené une prise de conscience et cela ne sert pas uniquement à Roche-Bois, mais à d’autres régions également. Auparavant, les gens croyaient que la misère découlait des fléaux sociaux.
Tout de même, nous devons encore faire face à un gros problème de logement. Et ce n’est pas uniquement à Roche-Bois. Les gens ne peuvent continuer à vivre entassés dans de petites maisons. La promiscuité amène d’autres problèmes.

Quel est le plus grand défi pour la localité aujourd’hui ?
La situation à l’école primaire préoccupe. Le taux de réussite est encore très faible et il y a beaucoup d’enfants qu’on ne peut récupérer. L’autre jour, j’ai rencontré un enfant de Grade 3 avec un gros sac contenant une dizaine de livres sur son dos et lorsque je l’ai questionné pour savoir pourquoi tous ces livres, je me suis rendu compte qu’au fait, il ne savait ni lire, ni écrire. Combien de temps va-t-on continuer ainsi ? Il ne suffit pas de se dire que les enfants ou les parents ne font pas d’efforts. Peut-être que le système ne correspond pas aux réalités de ces enfants. On peut bien investir des fonds dans l’éducation, mais à quoi ça sert si la pédagogie n’est pas adaptée à leurs besoins ?
Le MPRB essaye d’apporter sa contribution pour améliorer la situation. Nous avons un programme d’accompagnement scolaire pour une cinquantaine d’enfants de l’école Emmanuel Anquetil. Nous les aidons à reprendre la lecture et l’écriture à la base afin d’avoir une chance de rattraper la classe et de passer leur PSAC. Parallèlement, nous avons l’école des parents. Nous faisons des réunions régulières pour aider les parents à bien encadrer leurs enfants. Je dois dire que beaucoup sont très conscients de leurs responsabilités, même qi certains ne sont pas encore intéressés.
Nous avons également un programme pour 22 jeunes en dehors du système scolaire. Nous leur donnons les bases de l’apprentissage afin que, demain, ils puissent avoir un emploi et intégrer la société. Nous travaillons aussi en partenariat avec d’autres Ong pour améliorer la qualité de vie des personnes de la cité et il y a des entreprises qui nous soutiennent.

Les Zanfans Roche-Bois ont manifesté à plusieurs reprises pour réclamer un emploi dans le port. Cela veut-il dire que la stigmatisation perdure ?
Je n’ai pas été personnellement impliquée dans le mouvement des Zanfans Roche-Bois, mais je peux vous dire qu’il y a une certaine frustration à ce sujet. Longtemps, tous les travailleurs du port venaient de Roche-Bois. Aujourd’hui, ils viennent de Flacq, de Triolet… Forcément, les gens sont frustrés. Ils sentent qu’ils sont lésés. Ils habitent à côté du port, mais le travail profite à d’autres. Cela crée une certaine frustration. La stigmatisation continue.

Comment les Ong réagissent-elles au problème de drogue dans la région ?
Nous faisons ce que nous pouvons. Mais si nous n’avons pas l’appui des autorités, jusqu’où pouvons-nous aller ? Je vous donne un exemple : tout le monde à Roche-Bois sait qui vend de la drogue et à quel coin de rue. Est-ce que la police n’est pas au courant, elle ? On a entendu parler de grosses saisies. Mais comment se fait-il que la drogue continue de se vendre aux coins de rue ? Pour moi, il y a un laisser-aller. Nous, les Ong, nous faisons tout pour accompagner nos jeunes, pour les empêcher de tomber dans ce fléau qui cause beaucoup de souffrances dans les familles, mais nous avons besoin de soutien. Je travaille à l’Action Familiale et j’ai l’occasion de visiter plusieurs régions de l’île. Je peux vous dire que la drogue synthétique a pris des dimensions alarmantes. On ne peut plus fermer les yeux sur ce problème. Notre jeunesse est affectée. Quel sera l’avenir du pays ?

Comment réagissez-vous à la bagarre ayant éclaté entre collégiens et policiers à la Gare du Nord la semaine dernière ?

C’est une situation assez choquante. Je crois qu’il y a beaucoup de violences chez les jeunes. Le langage et le comportement choquent. Peut-être qu’ils vivent déjà dans un environnement violent, qu’ils ont tendance à reproduire. Je crois que certaines familles ont perdu leurs valeurs. Les jeunes vivent comme si tout leur était permis. C’est eux qui font la loi. La question que je me pose aussi, c’est de savoir pourquoi il y a autant de jeunes entassés à la Gare du Nord les après-midi ? La police ne peut-elle pas les faire monter dans leur bus et partir dès qu’ils arrivent ? Se pose aussi la question de la disponibilité du transport, comme je l’ai dit plus tôt.

Propos recueillis par Géraldine Legrand

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