EMILIE CAROSIN *
Voici plusieurs (trop) d’années maintenant qu’on choisit les 10 meilleures mangues d’un seul et même panier pour faire de la confiture. Ce panier ne contient que des mangues maison rouge et leur quantité est limitée, donc à force de toujours se servir du même panier on prend aussi des mangues insipides ou farineuses. Mais on se dit que ce n’est pas grave parce que ce sont des maison rouge et que ça suffit pour garantir la qualité des mangues. De toute façon, si la confiture n’est pas assez bonne, on peut toujours ajouter un peu de sucre. Le problème, c’est que le sucre commence à coûter cher…
Pour varier le goût de la confiture et améliorer sa qualité, on propose de puiser aussi dans le panier des mangues maison jaune. Elles sont parfois plus petites mais sont aussi plus parfumées. Les mangues maison jaune ont cette particularité qu’on remarque plus facilement quand elles sont tombées. De plus, il se trouve qu’elles tombent de plus haut, parce qu’il y a un grand fossé à côté de l’arbre maison jaune (qu’on peine à combler même dans les pays, où on essaie de protéger les mangues de leur chute).
Certains disent que les mangues maison jaune diminuent la qualité de la confiture et que, si on doit choisir 5 bonnes mangues de chaque panier, on a moins de chance d’avoir une bonne confiture. Mais ils oublient que si une mangue tombe, cela ne modifie en rien son goût. La différence est qu’à la place d’utiliser la taille ou l’apparence comme gage pour nos papilles, il faut maintenant considérer davantage la saveur et le parfum des mangues. Et ces qualités, si elles ont plus de valeur que celles qu’on voit en apparence, sont moins accessibles au commun des mortels. Il faut pour cela avoir l’audace d’être fins gourmets et de miser sur la diversité pour une meilleure qualité.
Après la métaphore, voici la réalité, étayée par des recherches récentes…
Voilà plusieurs (trop) d’années maintenant qu’on choisit les “meilleurs” hommes pour diriger nos entreprises, nos pays et assurer la “croissance”. Ne compter que sur une seule partie de la population représente un coût plus important qu’on ne le pense, c’est ce qu’indique le rapport de la Banque mondiale Unrealized Potential: The High Cost of Gender Inequality in Earnings (1), qui estime une perte mondiale de 160 000 milliards de dollars en termes de capital humain. Si on considère que de nos jours le capital humain représente deux tiers de la richesse des nations (1), ce n’est pas une mince affaire ! Les recherches conduites ces dernières années demandent d’offrir davantage d’opportunités aux femmes par exemple en assurant la parité (2), y compris à la table des dirigeants. Il ne s’agit pas là de faire une faveur aux femmes, mais bien de faire une faveur à la croissance mondiale. Pourtant, certains persistent à dire qu’inclure autant de femmes que d’hommes réduit le choix et affecte la qualité de nos dirigeants, notamment parce qu’il y a moins de choix possible chez les femmes. Par exemple, certaines femmes sont tombées… enceinte et de ce fait elles n’ont pas autant de temps et d’énergie à dédier à leur travail ou à la politique. Le fossé que représente la maternité est bien réel, les recherches menées par des économistes de Princeton, Harvard, de l’université d’Oslo, etc. (3) ont permis d’identifier ce qu’on appelle le “motherhood gap”.Le “motherhood gap” est une des raisons pour laquelle les inégalités se perpétuent (voire empirent [4]), et ce même dans les pays où les politiques visent à réduire les discriminations. Dès le mariage, puis au fur et à mesure qu’elles ont des enfants, les femmes (en particulier les plus diplômées) avancent moins vite dans leur carrière, gagnent moins et arrivent moins souvent à des positions élevées à cause des coupures dues au congé maternité, au temps de travail réduit, et aussi à cause du fait qu’elles gagnent moins et sont par conséquent plus enclines à sacrifier leur carrière pour s’occuper des enfants et des tâches ménagères (3)…
Mais comment sortir de ce cercle vicieux ? Il ne s’agit pas d’empêcher les femmes de se marier ou d’avoir des enfants !
Les chercheurs recommandent d’introduire des changements pour les hommes et les femmes sur le lieu de travail et en termes de politiques sociales. Par exemple : encourager les hommes à prendre des congés paternité et leur attribuer spécifiquement un nombre de jours, qui ne sont pas transférables aux femmes (5), offrir des services de garde d’enfants de qualité et abordables, donner moins d’importance au nombre d’heures au travail (6) et à la disponibilité hors des horaires de bureau (par mail, au téléphone, etc.), valoriser le travail à temps partiel ou encore encourager un meilleur équilibre entre la vie familiale et le travail pour tous. Mais aussi récompenser l’apport des femmes (autant que celui des hommes) dans les prises de décision importantes (7), reconnaître la contribution des femmes au travail car elles sont plus critiques que les hommes par rapport à ce qu’elles produisent (8), etc. En effet, tout le monde bénéficierait d’une plus grande diversité au travail et en politique (et par répercussion à la maison) que ce soit sur le plan économique (9) que sur la qualité de vie et de travail (10). Alors, maintenant qu’on sait que la diversité contribue à améliorer la qualité, on ne va quand même pas attendre 2224 (11) pour assurer la parité au travail ?
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* Emilie Carosin (PhD) est chercheuse en sciences de l’éducation et en psychologie à l’Université de Mons en Belgique et consultante pour l’association TIPA à l’Ile Maurice. Elle s’intéresse personnellement aux recherches sur les conditions structurelles et sociales qui peuvent promouvoir l’égalité hommes-femmes dans le but de les rendre accessibles à tous.
Références
1) Wodon, Quentin T.; de la Brière, Bénédicte. 2018. Unrealized Potential : The High Cost of Gender Inequality in Earnings. The Cost of Gender Inequality. Washington, DC: World Bank.
2) En plus des mesures visant à promouvoir l’éducation des filles, l’insertion des femmes sur le marché du travail, etc.
3) https://www.nytimes.com/2017/05/13/upshot/the-gender-pay-gap-is-largely-because-of-motherhood.html
4) Selon le National Bureau of Economic Research, les inégalités liées à la maternité ont augmenté de 40% en 1980 à 80% en 2013 au Danemark. https://www.nber.org/papers/w24219
5) https://www.vox.com/2018/2/19/17018380/gender-wage-gap-childcare-penalty
6) https://www.nytimes.com/2015/05/31/upshot/the-24-7-work-cultures-toll-on-families-and-gender-equality.html?module=inline
7) Coffman, K., Flikkema, C. B., & Shurchkov, O. (2019). Gender Stereotypes in Deliberation and Team Decisions. Consulté à l’adresse https://www.hbs.edu/faculty/Publication Files/19-069_2e1bd962-c66f-414a-a777-3bef12917ade.pdf
8) https://hbswk.hbs.edu/item/how-gender-stereotypes-less-than-br-greater-than-kill-a-woman-s-less-than-br-greater-than-self-confidence
9) Ostry, J., Alvarez, J., Espinoza, R., & Papageorgiou, C. (2018). Economic Gains From Gender Inclusion: New Mechanisms, New Evidence. Staff Discussion Notes, 18(06), 1. http://doi.org/10.5089/9781484337127.006
10) https://www.hays.be/en/career-academy/diversity/5-benefits-of-implementing-a-gender-diversity-policy-in-the-workplace-1978766
11) https://iwpr.org/issue/employment-education-economic-change/pay-equity-discrimination/