RAMANUJAM SOORIAMOORTHY
Un mercredi matin de l’été 1972, il passait sans le savoir devant la demeure d’Henry de Montherlant et, une semaine plus tard, il apprenait, de Londres où il continuait ses vacances, que l’auteur du Solstice de juin s’était la veille dans sa résidence parisienne suicidé. Il n’en d’abord voulut point ses yeux croire, alla même jusqu’à supposer que ce pût être un canular particulièrement obscène et superlativement condamnable, et quand force lui fut de reconnaître que Montherlant, auteur qui, soit dit au passage, ne l’avait jamais frappé comme étant vraiment digne d’intérêt et auquel il n’avait accordé qu’une attention superficielle, s’était bel et bien suicidé, il lui vint, irrésistible et insurmontable, un sentiment de culpabilité.
Il se revit en train de se promener dans la rue où habitait la veille encore Henry de Montherlant, se rappela avoir été frappé par cette maison dont il ne savait encore qu’elle était celle de l’écrivain. Et, se demanda-t-il, soudain tout bouleversé, s’il y était pour quelque chose là-dedans ? Dans ce suicide dont très peu de gens eussent pu soupçonner Montherlant capable, lui qui était convaincu de son immense talent? Se pouvait-il que ce fût parce qu’il était passé, sans le savoir justement, devant la maison de Montherlant, que ce dernier s’était donné la mort ? En toute autre circonstance, de telles questions ne lui fussent même venues à l’esprit ; et si d’aventure, tel eût été le cas, il n’eût manqué d’éclater de rire. Mais au moment où il prit, dans une boutique de Carnaby Street, à Londres, connaissance de cette nouvelle, laquelle lui apprit que le hasard de ses promenades parisiennes l’avait amené à passer devant la résidence de cet homme qui devait sa notoriété bien moins à ses qualités d’écrivain, qu’au mystère entourant le personnage qu’il s’était par ses propres soins confectionné pour des motifs que presque tout le monde avait, par discrétion, choisi d’ignorer, il s’accusa presque d’avoir causé la mort de l’écrivain, se traita de tous les noms et voulut aller se dénoncer à la Police.
Il se ressaisit toutefois, comprit qu’il allait se couvrir de ridicule, quand on ne le prendrait pour un désaxé. Il eut vite fait, dans l’état où il se trouvait, de sortir de la boutique où il s’était, il ne savait plus pour quelle raison précise, rendu, vu qu’il éprouvait un immense besoin d’air frais. Il passa le reste de la journée à errer dans les rues de Londres sans trop savoir ce qu’il voulait faire, sans surtout pouvoir se défaire de la conviction ou, du moins, du soupçon d’être un meurtrier. Pouvait-il vraiment provoquer la mort de quelqu’un rien qu’en passant devant son lieu de résidence ? Sans le savoir en plus ! Il se dit que, si cela vraiment était, il lui faudrait peut-être passer sans le savoir devant la demeure de bien des gens. Cette idée le fit sourire, bien qu’il vît clairement que cela ne pouvait se révéler de quelque efficacité, eût-il en tête de faire passer de vie à trépas d’authentiques salopards, car il lui faudrait passer devant le domicile de tel homme politique par exemple, sans savoir qu’il ne sait pas que c’est là qu’il habite, et devant celui de tant d’autres personnes encore. Et il songea alors, au comble d’une intense agitation intérieure, à toutes ces personnes qu’il ne connaissait absolument pas et devant les maisons desquelles il, sans le savoir, passait régulièrement, ou occasionnellement. De la mort de combien de personnes était-il, sans en rien savoir, responsable ?
Il en était là de ces pensées, quand une voix l’arrêta, en français, cependant qu’une main énergique lui tirait le bras.
– Attention ! Vous allez vous faire tuer !
Il se retourna, mais en ayant l’air tellement égaré, que la personne qui lui avait probablement sauvé la vie, une jeune femme fort belle et distinguée, devina incontinent que quelque chose n’allait pas.
– Merci, merci beaucoup, dit-il d’une voix éteinte ; vous m’avez très certainement sauvé la vie.
– Oh, vous parlez français ! s’exclama la jeune femme.
– Oui, je parle français, fit-il. Il avait l’air tellement triste, tellement désespéré, que la jeune femme se sentit obligée de lui demander :
– Je peux faire quelque chose pour vous ?
– Non, non, fut la réponse, je ne crois pas. Merci, merci quand même.
Mais il se mit aussitôt à lui parler avec une surprenante volubilité de ce qu’il avait vécu depuis qu’il avait, ce matin-là, pris connaissance, dans une boutique de Carnaby Street, d’une nouvelle qui ne cessait de le hanter. Il avait soudain envie de parler, il lui fallait se confier à quelqu’un et il se dit que seul Dieu avait pu provoquer cette rencontre, comme pour lui venir en aide. Pour le confort de la conversation, il invita celle qu’il considérait déjà comme sa bienfaitrice à prendre un café en sa compagnie ; ils se trouvaient justement non loin d’un pub.
Il lui raconta alors comment il avait su que Montherlant était décédé, ajoutant qu’il était, mais sans en rien savoir, passé devant sa maison la semaine précédente, avant d’exposer les tourments qui en permanence depuis au moins une heure déjà le harcelaient. La jeune femme l’écoutait, une expression d’étonnement sans cesse grandissant sur le visage. À la fin, elle ne put plus se retenir et éclata de rire :
– C’est donc cela qui vous tourmente ? Mais, moi aussi, j’étais la semaine dernière à Paris et je suis, tout comme vous, sans le savoir moi aussi, passée, comme Le Monde de ce matin me l’a fait savoir, devant le domicile de Santiago – c’est ainsi que certains de mes amis appellent Montherlant – et, maintenant que je vous regarde et observe de près, je crois bien vous avoir vu à Paris l’autre jour ; devant la maison même de l’écrivain. Et croyez-moi, (dit-elle encore, en s’étranglant de rire), vous n’êtes pas plus que moi responsable de la mort de qui que ce soit. Je regrette seulement de n’avoir pas su que je me trouvais devant la demeure de quelqu’un en lequel beaucoup ont cru voir un génie. Je serais peut-être allée le voir pour lui dire ce que je pense de son œuvre ; pas grand-chose, soit dit entre nous. Mais il ne m’aurait probablement pas reçue. Vous savez sans doute quelle sorte de personnage c’était, non ?
Et elle prit congé de lui en riant aux éclats. Ne sachant quoi faire, il se mit à rire très bruyamment lui aussi, mais c’était simplement pour se donner une contenance.