Éduquer le cerveau, c’est lui apprendre à résister à sa propre déraison. Olivier Houdé
La mémoire collective balbutie, l’information n’est pas le savoir, et les données numérisées
ne sont pas la pensée. L’oubli nous guette, on marche désormais à vue, et nous peinons à articuler une pensée nourrie de la complexité du réel. La faute à un monde qui va trop vite et qui ne sait plus s’arrêter pour regarder, même un bref instant, en arrière. Et, pour reprendre la citation de Goethe : « Qui ne sait pas tirer les leçons de 3000 ans vit seulement au jour le jour . »
Malgré l’optimisme de Steven Pinker, on ne peut se réjouir tout à fait de l’état du monde contemporain. S’il n’est pas tout à fait juste de dire que tout va mal, il est indéniable que tout ne va pas non plus dans le bon sens.
L’Europe se fragmente et le repli identitaire gagne du terrain dans plusieurs régions du monde. Trump est au pouvoir, se propose d’ériger des murs et a déclaré une guerre commerciale avec la Chine. Poutine reste associé à Bachar Al Hassad contre la pression de plus en plus vive du monde occidental en Syrie par rapport aux méfaits, avérés ou pas, des autorités syriennes. Le moyen orient reste une poudrière. L’extrême droite grignote des points au fil des années. La pression migratoire provoque heurts et rejets, et le racisme et l’antisémitisme refont surface d’une manière assumée. S’ajoutent à cela les crises énergétiques et écologiques qui se font une place dans l’équation du chaos.
Le monde avance à l’aveugle et, à peine quatre-vingt ans après le début de la seconde guerre mondiale, nous avons oublié l’horreur et surtout ses conditions et son origine.
Dans L’ordre du jour, Prix Goncourt 2017, Éric Vuillard, par le biais des mots, du style, des faits et du récit nous sort du sommeil, nous ramène à la mémoire et nous prévient : « On ne tombe jamais deux fois dans le même abîme. Mais on tombe toujours de la même manière, dans un mélange de ridicule et d’effroi. »
Oui, on tombe toujours de la même manière. Dans le déni du réel. Dans le grotesque et l’inattendu. Porté vers l’abîme et le désastre dans le flux tranquille de la banalité et du quotidien. Et cela est décrit superbement par Éric Vuillard :
« Nous sommes un lundi, la ville remue derrière son écran de brouillard. Les gens se rendent au travail comme les autres jours, ils prennent le tram, l’autobus, se faufilent vers l’impériale, puis rêvassent dans le grand froid. Mais le 20 février de cette année-là ne fut pas une date comme les autres(…) Et pendant que chacun faisait la navette entre la maison et l’usine, entre le marché et la petite cour où l’on pend le linge, puis le soir, entre le bureau et le troquet, et enfin rentrait chez soi, bien loin du travail décent, bien loin de la vie familière, au bord de la Spree, des messieurs sortaient de voiture devant un palais. On leur ouvrit obséquieusement la portière, ils descendirent de leurs grosses berlines noires et défilèrent l’un après l’autre sous les lourdes colonnes de grès(…) Les ombres pénétrèrent le grand vestibule du palais du président de l’assemblée ; mais bientôt, il n’y aura plus d’assemblée, il n’y aura plus de président, et, dans quelques années, il n’y aura plus de Parlement, seulement un amas de décombres fumants… »
En seize chapitres courts mais incisifs, Éric Vuillard nous fait le récit de quelques épisodes et anecdotes du monde des années 30, pas toujours hors du commun, et même souvent grotesques, drôles et ridicules. Par petites touches, tout en restant au plus près des faits, il nous peint un espace et un temps qui ressemblent étrangement au monde d’aujourd’hui.
On est prévenu : si, pour citer Éric Vuillard, « la littérature permet tout », elle permet avant tout de retrouver, par le biais des mots, la lucidité et le sens de l’histoire.
La littérature est l’écho du temps, ou plutôt, des temps qui passent. Et, L’ordre du jour est la caisse de résonance d’un temps à redécouvrir. Pour mieux cerner les enjeux du monde contemporain. Il nous livre la vérité de notre temps. Ses dangers aussi.
Alors, pour chasser l’oubli, retrouver la mémoire et la lucidité, ouvrons le magnifique livre d’Éric Vuillard et confrontons nous à L’ordre du jour.