Malenn Oodiah, sociologue, jette un regard lucide sur la société mauricienne dans l’interview qu’il accorde au Mauricien cette semaine. Pour lui, le pays est à un tournant grâce, entre autres, à deux nouvelles donnes : le changement climatique, qui est le défi de la planète, et la quatrième révolution industrielle dont le moteur est le numérique. Il constate une absence de réflexions soutenues au plan politique par rapport à nos réalités. Malenn Oodiah observe qu’on est passé de la lutte des classes en 1970 pour entrer dans la guerre des races, et que maintenant on est dans la guerre des places. « Il y a de plus en plus un divorce entre les élites politiques et la population », dit-il.
Malenn Oodiah, vous êtes présent dans la presse écrite et parlée. Vous êtes présent sur les réseaux sociaux. Qu’est-ce qui explique ce besoin pressant de vous exprimer ?
Comme vous le savez, je m’exprime sur la place publique à travers les journaux depuis bientôt trente ans et je le fais également sur les radios privées depuis qu’elles existent. Pourquoi ce besoin pressant ? J’aime les anniversaires. Cette année, nous célébrons le jubilé de notre accession à l’indépendance. En 2000, j’avais produit un coffret de cinq Cd-Rom, Le Temps d’un siècle. Je ne voulais pas répéter la même chose mais après les 50 ans d’indépendance du pays, je voulais faire un bilan, une évaluation, et une projection pour les 50 ans, sinon les 30 ans à venir. Je voulais être dans la prospective tout en consacrant la réflexion sur le présent. C’est ainsi que je suis arrivé à identifier 25 problématiques du pays en tenant compte du fait que le monde vit à un tournant grâce, entre autres, à deux nouvelles donnes : le changement climatique, qui est le défi de la planète et la quatrième révolution industrielle dont le moteur est le numérique. C’est ce qui explique ma présence très forte dans les médias dont Facebook qui, pour moi, est un outil de travail qui me permet de comprendre et de voir ce qui se passe sur le réseau. On a beau dire ce qu’on veut, mais tout va se passer sur la toile. Par ailleurs, le fait d’avoir pris la décision de prendre ma retraite de Beachcomber m’a aussi mis sous les feux des projecteurs.
Pouvez-vous nous parler de vos principales priorités dans le cadre de la réflexion que vous avez initiée ?
Globalement, tout se tient en trois mots. Le vert qui englobe l’écologie et l’environnement, l’humain et la modernité. Ces trois mots déclinent ma vision de ce que Maurice devrait être dans les années à venir. Je ne voudrais pas hiérarchiser les 25 problématiques que j’ai arrêtées. Le développement avec tout ce que cela comprend comme inégalité et précarité est une priorité. On pourrait également parler du positionnement de Maurice dans le monde. Cela comprend toute la question de géopolitique et de géostratégie avec l’arrivée de nouveaux acteurs comme la Chine et l’Inde dans la région. La jeunesse et l’avenir peuvent également constituer une priorité et méritent une réflexion approfondie.
Vous avez parlé de tournant. Comment peut-on situer Maurice aujourd’hui par rapport à son évolution historique ?
Cela dépend. Mais on ne va pas remonter à 1722. Mais si on regarde l’évolution de Maurice durant les 50 dernières années, il faut savoir qu’au moment de l’indépendance, le pays avait deux défis à relever, à savoir le vivre ensemble en tenant compte des bagarres dites raciales qui avaient précédé l’accession à l’indépendance et l’économie. En 1968, l’île était encore sous-développée. 98% de nos exportations reposaient sur le sucre. Il y avait un chômage massif. La canne ne pouvait plus assurer les besoins de la population. Il faut reconnaître que le pays a pu relever ces deux défis durant ce demi-siècle. Il y a eu des moments difficiles avec la période Kaya, qui avait mis à rude épreuve le vivre ensemble, mais nous sommes aujourd’hui dans un tournant parce que le monde est devenu dans les faits un village global et notre avenir passe obligatoirement par l’ouverture. Par ailleurs, qui parlait de changement climatique il y a quinze ans ? Aujourd’hui, la place des humains dans ce nouvel environnement est devenue un vrai défi pour la planète. Au niveau du développement, nous sommes à la recherche d’un nouveau modèle avec de nouveaux piliers. La canne pèse de moins en moins lourd dans l’économie. Le cycle de la zone franche industrielle est également complété. Il faut absolument explorer de nouveaux créneaux de manière à assurer le développement. À Maurice, nous voulons en ce moment être un “hub” dans tous les domaines. En vérité, on ne peut le faire. Il faudra voir si les “hubs” s’inscrivent dans une vision de développement durable. Par exemple, on parle de l’économie océanique. J’appelle ce secteur l’économie bleue et verte dans laquelle il y a des secteurs qui sont polluants et qui ne s’inscrivent pas dans l’économie durable. Il y a un choix à faire entre l’économie bleu noire et l’économie bleu verte.
Est-ce que le projet de “hub” pétrolier d’Albion s’inscrit dans l’économie bleu noire ?
Ce projet de “hub” pétrolier est effectivement le symbole de l’économie bleu noire. Il y a, bien entendu, des activités polluantes dans le secteur de l’économie océanique qu’il faudra éviter.
Maurice a l’ambition de devenir une “high income economy”. Est-ce que sur les plans social, culturel et politique, nous suivons la même tendance de développement ?
C’est normal pour un pays qui a connu un certain niveau de développement comme le nôtre d’aspirer à devenir un pays à hauts revenus. C’est un souhait. La “high income economy” est, statistiquement parlant, une moyenne. Cela implique beaucoup de facteurs, à commencer par le taux de croissance. On est loin du compte. Force est de constater qu’on n’arrive pas à réunir toutes les conditions requises pour atteindre cet objectif. Si on se penche sur tous les fondamentaux économiques, il y a des raisons de croire que le pays ne se porte pas aussi bien qu’on le pense. Il y a beaucoup d’investissements dans les infrastructures publiques. Ce qui est une bonne chose, mais il faut qu’il y ait des investissements dans la création de la richesse et la création d’emplois. Ce n’est pas le cas pour l’instant lorsqu’on regarde le taux de chômage, surtout le chômage des jeunes qui est très inquiétant. Il y a encore des problèmes structurels qui sont toujours là et pour lesquels on n’arrive pas à trouver des solutions. On court le risque dans dix ans de nourrir toujours l’ambition de devenir une “high income economy”.
Est-ce que le niveau des débats politiques et celui de la réflexion sur la société indiquent que le pays a atteint une maturité ?
Ce qui est inquiétant dans les débats politiques, c’est que durant ces vingt dernières années, on a toujours confondu le cycle de développement avec le cycle électoral. Il n’y a pas eu de réflexion en profondeur sur les cycles de développement afin de cerner les problèmes et trouver des solutions. Il y a eu davantage de solutions à l’emporte-pièce dans le cadre des différents programmes électoraux. Ces programmes se limitent très souvent à des phrases et des slogans sans qu’il y ait de réflexion. Je n’ai pas vu chez les partis politiques une prise de conscience concernant les enjeux de l’environnement. Or nous ne sommes qu’au début de la révolution numérique. Lorsque je note que 70% des emplois qui existent vont disparaître et que 50% des jobs qui vont apparaître n’existent pas encore, je me dis qu’il s’agit d’un indicateur de la dimension de l’avenir qui nous attend. Je ne vois malheureusement pas de réflexion soutenue qui tienne compte de nos réalités économiques et sociales.
Sur le plan politique, on est passé de la lutte des classes en 1970 à la guerre des races et maintenant, on est dans la guerre des places. Il y a, de plus en plus, un divorce entre les élites politiques et la population. Avec la démission des élites, on ouvre la voie aux populistes en tous genres.
À Maurice, cela glisse rapidement sur l’ethno-populisme. L’affaire Kaya, par exemple, s’est traduite par la révolte des exclus d’une phase de développement. Cela a dérapé pour devenir un conflit ethnique qui s’est arrêté à temps avec l’intervention des sages du pays. Je voudrais expliquer que la défiance est une volonté de participer dans le processus de développement. On n’est pas défiant pour son plaisir personnel. La défiance naît d’une absence de consultation entre les élites dirigeantes et la population. Aujourd’hui, les sondages indiquent qu’il y a quelque 40% de la population qui ne se retrouvent dans aucun parti politique. On en est là aujourd’hui. La politique est en crise. Il y a une grosse défiance vis-à-vis des partis dans la population. Il y a une absence de réflexions sérieuses sur les problèmes du jour et surtout sur les moyens d’y faire face à l’avenir. C’est assez inquiétant !
Où sont donc passées nos élites d’autrefois ?
Il faut les situer dans le temps. Après l’indépendance, il a eu le miracle économique dans les années 1980-90. Il y a eu du bon en matière de développement même s’il y a eu des inégalités. À l’époque, c’était le triomphe du libéralisme. Fukuyama parlait de la fin de l’histoire. Les élites à Maurice se sont laissées prendre dans la bulle de confort et pensaient que tous les problèmes allaient se résoudre d’eux-mêmes. Et ce n’est pas le cas. Il y a eu cette période de démission des élites intellectuelle, politique et économique. L’élite économique a participé activement à la diversification économique, mais elle est restée prisonnière d’un modèle qui ne tient plus la route. Si on regarde la pauvreté, le niveau des salaires, la précarité, etc., on constate que le système ne donne plus les résultats qu’il faut. Il y a deux possibilités, soit on persiste et on signe avec quelques saupoudrages et “gimmicks”, soit on se pose les vraies questions. Il y a un besoin pour nos élites économiques de faire un vrai aggiornamento. Il y a un vrai travail à faire au niveau des acteurs du développement, des élites économiques, des politiques et la société civile afin de prendre conscience qu’il y a de vrais problèmes. On ne pourra pas assurer les deux défis qu’on a relevés au moment de l’indépendance, à savoir le vivre ensemble et le développement économique, si on continue à prendre le pouvoir et à distribuer les faveurs du pouvoir….
Vous parlez de bulle de confort. Est-ce que nous n’avons trop tendance à pratiquer l’autosatisfaction en considérant que nous sommes toujours le meilleur élève en Afrique si ce n’est dans le monde ?
C’est vrai. On a un côté îlien, insulaire. Il y a aussi notre orgueil qui fait qu’on se prend pour le nombril du monde et que les autres doivent nous prendre comme modèle. Ce n’est pas vrai. Il est un fait que si l’on se compare à l’Afrique, on est en avance dans plusieurs domaines mais attention ! Ce n’est pas nécessairement vrai tout le temps. Il y a certains domaines où nous sommes en retard comme l’informatique et la numérisation. Il y a des pays qui sont beaucoup plus avancés que nous. C’est un mythe de croire que parce que tel indice nous classe premier en Afrique, cela veut dire que nous sommes les meilleurs.
Encore que certains indices comme celui de Mo Ibrahim nous mettent en garde contre le fait que même si nous sommes premiers, on piétine. Et si on n’avance pas, on recule et on risque d’être rattrapé par d’autres. On a de l’ambition. Mais si on ne change pas, si on n’intègre pas et si on ne bouge pas, on va reculer. C’est aussi simple que cela. Il faut que les responsables en prennent conscience et fassent ce qu’il faut. Ce n’est pas uniquement de la com qui sera la solution à nos problèmes. La com, ce sont surtout des effets d’annonce. Nous sommes dans un monde qui connaît de profondes mutations. Il nous faut tout inventer.
Vous avez été partie prenante du projet Moris Dime qui a fait le tour du pays. Qu’avez-vous constaté en matière de vivre ensemble et de “nation-building ” ?
Moris Dime était une initiative d’un ami d’origine belge et mauricienne. Il avait lancé le mouvement 500 jours avant la célébration de la fête de l’indépendance mais n’a pas eu le soutien qu’il fallait des autorités. Malgré cela, il y a des choses qui ont été faites. La capsule numérique qui a sillonné le pays a eu beaucoup de succès. Les témoignages recueillis dans la population nous montrent ce qu’est la fierté d’être mauricien et les préoccupations pour l’avenir, surtout chez les jeunes. C’était presque un sondage nature à travers le pays. Le vivre ensemble pose problème dans beaucoup de pays. Il faut apprécier le fait que nous sommes cités comme un modèle dans le monde. Mais attention, il ne faut jamais prendre un modèle pour acquis. Très souvent, on se contente de grandes déclarations mais de nombreuses conditions doivent être réunies pour assurer le vivre ensemble. Le principe fondamental pour construire le vivre ensemble, c’est l’égalité citoyenne. Les discriminations, l’ostracisation d’une communauté, l’accaparement du pouvoir, tout cela est entretenu par des hommes politiques qui veulent diviser, catégoriser, pour leur profit personnel. L’autre chose fondamentale pour assurer le vivre ensemble est la lutte contre les inégalités.
Pensez-vous qu’Affirmative Action a mis le doigt sur le problème ?
Non. Personne ne peut contester le fait, pour des raisons historiques et sociologiques, qu’il y a des groupes qui sont discriminés. C’est sur ce point que je maintiens que l’égalité citoyenne est le pivot et le principe fondamental qui doit fonder une démocratie. Ce n’est pas parce qu’il y a une discrimination qu’il faut morceler la population en différents groupes.
Parlez-vous du recensement ethnique ?
Je pense que le recensement ethnique est utile pour faire un état des lieux, mais de là à extrapoler et l’utiliser pour les élections est la pire des choses qu’on puisse faire 50 ans après l’indépendance. Il ne faut pas oublier tout ce qu’on a vécu de 1947 à 1967 en termes de divisions. Cinquante ans après l’indépendance, on a réussi ce qu’il fallait. Il faut construire tout en faisant attention à ne pas régresser.
Le grand problème aujourd’hui consiste à trouver une offre politique pour répondre aux aspirations et aux souhaits de la population sans tomber dans le populisme qui consiste à faire de grandes promesses et prétendre pouvoir tout résoudre. L’avenir n’est pas dans la démagogie et dans le populisme facile qui creusent les écarts entre les élites et la population en jouant sur la peur et les sentiments. A Maurice, je constate qu’il y a un déficit de cœur, de raison et de bon sens.
En matière d’intégration, vous avez été associé au projet de développement hôtelier de Beachcomber à Les Salines, Rivière-Noire. Pouvez-vous nous en parler ?
Il y a eu un gros travail auquel j’ai été associé en collaboration avec toute une équipe pour avoir un plan d’intégration avec des innovations. On a eu l’expérience de Trou-aux-Biches qui comprenait une dimension d’intégration avec des infrastructures et des commodités sociales. Forts de tout ce qu’on avait fait en termes d’intégration et tenant compte de la spécificité de l’endroit et des localités avoisinantes, nous avons proposé un plan étalé sur trois, quatre ou cinq ans comprenant une panoplie de mesures nourries de l’expérience que la fondation Espoir et Développement avait acquise durant ses vingt ans d’existence. C’est une région où il y a un grand besoin de développement.
Vous quittez Beachcomber à la fin de l’année. Quels sont vos projets d’avenir ?
J’ai passé 28 ans à Beachcomber. J’ai eu la chance de travailler avec quelqu’un comme Herbert Couacaud pendant 25 ans. C’était un homme d’une grande vision et possédant une ouverture d’esprit impressionnante. Cela m’a permis de m’exprimer professionnellement. Pendant 25 ans, je me suis occupé de la communication mais j’étais également sociologue d’entreprise et j’ai participé à la modernisation de la politique des ressources humaines avec un collègue, Francis Montocchio.
À travers le développement d’un système d’audit social à l’interne développé au sein du groupe j’ai eu la chance de rencontrer des milliers de personnes. Les années Beachcomber ont été formidables. C’était une belle aventure. On ne quitte pas sa famille. Maintenant, j’ai une contribution à apporter au pays. C’est pour cette raison qu’on est tombé d’accord pour que je parte en préretraite. Je consacre tout mon temps à travailler sur un projet de société. Très souvent, on fait des lectures de la population mauricienne qu’on présente comme un peuple mouton, un peuple « roder bout ». Or, ce n’est pas le cas. Il y a une bonne partie de la population, beaucoup de gens, comme le montrent les statistiques, qui veulent faire autre chose.
Et les jeunes dans tout ça ?
Il est trop facile d’avoir un type de discours condescendant à leur égard. Ils vivent dans l’écosystème numérique. Ils sont sur la toile. Ils gardent toutefois les pieds sur terre. Je crois beaucoup dans les jeunes. Ils sont très présents dans les ONG. On ne peut pas les mettre dans le cadre d’hier. C’est à nous de changer de terrain et d’apprécier le leur à sa juste valeur. De toutes les façons, ce sont eux qui vont porter l’avenir.
Êtes-vous optimiste pour l’avenir du pays ?
Je suis partagé. J’ai pour devise que lorsque tout va mal il faut être optimiste. Lorsque j’observe ce qui se passe, il y a beaucoup de raisons d’avoir peur. En même temps, si on prend le temps d’écouter et d’être romantique, on voit qu’il y a beaucoup de raisons d’espérer. Il y a des forces porteuses qui font les choses tranquillement en dehors des projecteurs. Cela me fait penser qu’il faut que cette force s’organise et se structure. Il y a de l’espoir, il faudra que tout le monde fasse son aggiornamento et mette la main à la pâte. On peut relever les défis qui se présentent, assurer un vivre ensemble et être vraiment un modèle dans le monde. Sur le plan économique, il y a des raisons de penser qu’on pourra assurer le développement durable avec l’humain au centre de tout en poursuivant une lutte incessante contre la pauvreté qui est la cause des fléaux inquiétants.