À quelques jours de son départ pour La Haye dans la délégation officielle dirigée par le ministre mentor, Anerood Jugnauth, devant la Cour internationale de justice pour l’audition sur le dossier des Chagos, Olivier Bancoult livre son état d’âme au Mauricien. Il compte maintenir la pression sur la Grande-Bretagne jusqu’à ce que cette dernière accepte le droit de retour des Chagossiens dans l’archipel. Il revient sur l’époque douloureuse vécue par les Chagossiens après leur déracinement vers Maurice et sur cette lutte pour une reconnaissance internationale de la cause. Aujourd’hui l’aspect souveraineté de Maurice est indissociable de l’aspect humanitaire, affirme-t-il.
Olivier Bancoult, vous ferez partie la semaine prochaine de la délégation mauricienne qui participera aux auditions de la Cour internationale de justice concernant les Chagos. Qu’est-ce que cela représente pour vous?
Il s’agit d’un moment historique qui restera toujours gravé parce que le monde aura la possibilité de prendre connaissance des injustices commises non seulement à l’égard de l’État mauricien mais également vis-à-vis du peuple chagossien. Nous paraîtrons devant un panel de 15 juges de la Cour internationale de justice qui tranchera après avoir entendu les plaidoiries de toutes les parties. En tant que Chagossiens, nous aurons notre mot à dire parce que ce sont nous les vraies victimes de cette décision de démembrer un territoire avant l’accession de Maurice à l’indépendance; il est également question de la façon dont le peuple chagossien a été déraciné de sa terre natale. Nous en sommes les témoins les plus importants et les plus grandes victimes également. C’est l’occasion pour nous d’expliquer notre souffrance et de quelle manière nous avons été affectés par cette excision.
Comptez-vous déposer également à la CIJ ?
Je peux vous dire qu’il y aura des membres de la communauté chagossienne qui déposeront. Il faudra expliquer notre souffrance et raconter comment la vie était aux Chagos et comment nous vivions et comment la décision de nous expulser, de nous déraciner de notre terre natale a été prise à notre insu sans aucune planification préalable.
Relatez-nous cette souffrance ressentie par les Chagossiens ?
C’était une époque très douloureuse dans ce sens où tout le monde est attaché à sa terre natale. Or, en ce qui nous concerne nous ressentons de manière très forte le manque de ce territoire où nous avons vu le jour. Nous avions nos maisons, notre travail, nos loisirs, notre culture et vivions comme une famille. Subitement une décision a été prise pour satisfaire les autres et on a commencé à expulser les populations sans nous consulter. S’il y avait une bonne planification qui aurait permis de nous placer dans un endroit où on aurait pu nous adapter, où nous aurions reçu la formation requise, nous aurions peut-être pu vivre convenablement. Rien n’a été fait. De plus, le type de métier que nous pratiquions aux Chagos n’existe pas dans les endroits, notamment Maurice et Seychelles, où nous avions été transférés. C’est comme si on avait arraché un enfant de sa mère. Chagos est constitué de 3000 hectares de cocotiers et l’industrie du copra était une des ressources les plus importantes comme celle de la mer. Aujourd’hui beaucoup de produits sont à base de coco. L’huile de coco est très demandée dans le secteur énergétique, et dans la comestique. L’huile de coco entre aujourd’hui dans la confection de plusieurs produits. Tel est le cas également pour le poisson. L’archipel des Chagos est également une mer très poissonneuse. Il n’a jamais manqué de poissons aux Chagos. Un rapport souligne que les poissons meurent de vieillesse à Rodrigues. Lorsque j’entendais ma mère dire: « Je mets le riz sur le feu, allez pêcher du poisson », je croyais que c’était une exagération. Mais j’ai eu l’occasion de me rendre aux Chagos et ai constaté de visu comment la mer est poissonneuse. On pouvait faire le choix de la variété de poisson qu’on voulait. Il y avait même un esprit de partage qui faisait que les fruits de la pêche étaient partagés entre voisins. Cela nous fait mal de ne pas être en mesure d’acheter un demi-kilo de poisson frais alors que nous sommes nés au bord d’un océan où nous disposions du poisson à satiété. J’ai eu l’occasion d’aller à Agalega, où vivent beaucoup de Chagossiens et je peux vous dire que le goût du poisson consommé là-bas est autre.
Cette souffrance dont vous parlez, c’est surtout la génération de votre mère qui l’a connue ?
Ma mère l’a vécue et je l’ai vécu avec ma mère. Nous étions venus à Maurice parce que le pied de ma sœur avait été écrasé par la roue d’une charrue. Les infirmiers avaient conseillé à ma sœur de venir à Maurice pour avoir des soins appropriés mais malheureusement elle est décédée. J’ai pu voir la souffrance de mon père et de ma mère. Leur but n’était pas de venir à Maurice. Ils étaient venus à Maurice uniquement pour obtenir les soins nécessaires pour ma sœur. Ils ont vu comment était la vie à Maurice et lorsqu’ils ont voulu retourner on leur a dit que l’île était désormais fermée et a été mise à la disposition des Américains. Ils ont été obligés de vivre dans des conditions très difficiles à Maurice. Je me souviens que la clé du cadenas de la porte était dans la poche de mon père. Aujourd’hui, d’autres personnes profitent de la terre où nous sommes nés alors qu’on nous demande d’aller faire une visite pour deux ou trois jours. Cela est inacceptable.
Quand êtes-vous retourné pour la première fois aux Chagos ?
Je suis retourné aux Chagos en 2000 après 32 ans, à l’âge de 36 ans. C’est un moment très fort sur le plan émotionnel. À 4 ans lorsque j’ai quitté l’archipel, je n’avais pas beaucoup de souvenirs. Lorsque j’y suis retourné j’ai eu l’occasion de voir la réalité en face. Un moment inoubliable. J’ai vu l’endroit où je suis né, son environnement pur et naturel. On vivait comme un poisson dans l’eau. Peros Banhos et Salomon sont également des lieux d’un idéal. Aujourd’hui, on voit des gens se rendre sur ces îles pour des barbecues. Malgré mon âge, je rêve toujours des Chagos. Je n’ai pas envie que mes enfants aillent visiter l’archipel et personne ne peut prendre des décisions dans ce sens. Moi je dis que mes enfants doivent pouvoir vivre aux Chagos. Si les Philippins et les Singapouriens peuvent vivre à l’endroit où je suis né, pourquoi pas moi et ma famille?
D’autres Chagossiens se sont rendus dans l’île en 2006. Comment cela s’était-il passé?
J’y étais en 2006 et en 2009. En 2006 j’avais réalisé un rêve parce que j’étais accompagné de ma mère. J’avais besoin de prendre la main de ma mère âgée et lui avais demandé de m’expliquer où est-ce que nous vivions dans la paix et l’harmonie. C’est un moment historique pour les 100 chagossiens qui avaient fait le déplacement. Nous avons vu des choses importantes dont la bouilloire que ma mère utilisait, la cuvette qu’elle utilisait, les pioches. C’était un moment émotionnel.
Nous avons visité l’emplacement de la chapelle où j’ai été baptisé et où mes parents s’étaient mariés, à Peros Banhos. C’était la chapelle du St-Sacrement. Nous avons réussi à prendre part à une messe célébrée par le père Gérard Mongelard. Je peux vous dire que des officiers de la marine britannique qui, devant les cris des Chagossiens présents pour exprimer leur souffrance, n’ont pu retenir leurs larmes et ont pleuré. Ils nous ont présenté leurs excuses. C’était un moment difficile. Durant cette messe à laquelle participait également le révérend Mario Ng, tous les Chagossiens ont chanté Peros Vert. C’était déchirant. Nous sommes retournés à Maurice avec l’espoir que le jour viendra où les Chagossiens pourront retourner à Diego, à Peros Banhos et aux îles Salomon pour vivre en paix et l’harmonie.
Quelle différence y a-t-il entre la visite que vous avez effectuée en 2006 et celle que les Britanniques vous invitent à faire aujourd’hui ?
En 2006, il y avait un Memorandum of Understanding entre les gouvernements britannique et mauricien pour permettre aux Chagossiens de partir et sans prendre en compte la souveraineté. Nous avions à cette époque aborder ce voyage comme un pèlerinage. Dans toutes les religions au monde, il y a une pensée pour les ancêtres grâce aux souffrances desquelles on est arrivé là où nous sommes. Le plus chagrinant est comment accepter, peu importe notre foi, qu’on ne peut déposer une fleur sur la tombe de nos parents le jour de la Fête des morts alors qu’à Maurice nos proches se rendent dans les cimetières à travers l’île pour rendre hommage à leurs parents.
Les cimetières aux Chagos étaient déjà à l’abandon. Nous avions demandé que des outils soient mis à notre disposition afin de pouvoir nettoyer les tombes de nos grands-parents. Or, aucun cimetière est bien entretenu sauf celui de Diego, et ce par la volonté des travailleurs philippins et singapouriens qui venaient s’occuper des tombes durant leur temps libre.
Quels ont été les grands moments de la lutte chagossienne ?
J’ai toujours un grand respect pour les femmes chagossiennes, en particulier Charlesia Alexis, Lisette Talate, et ma mère entre autres. Il y a eu également Elie Michel, Kishore Mundil, et beaucoup d’autres mauriciens, des syndicalistes qui se sont associés nous. J’ai envie de leur rendre un grand hommage. Je ne peux les oublier. Il y a eu également Ferdinand Mandarin qui a apporté à sa façon sa contribution en vulgarisant la lutte chagossienne. À la base de toute cette lutte il y a la force des femmes. Nous sommes arrivés à un moment où il y avait les bagarres raciales. Les hommes ont eu peur des gard-baton et de la police mais les femmes ont pris les devants. Elle se sont dit « enough is enough ». Aux Chagos, jamais les enfants ont été au lit sans manger. On ne peut accepter que nos enfants n’aient rien à manger à Maurice. C’est ainsi qu’elles ont lancé le slogan « Rann nou Diego ». Je salue toutes ces femmes grâce auxquelles les flambeaux des revendications chagossiennes sont restés allumés. J’ai tout appris d’elles. Aujourd’hui j’ai toujours envie de garder haut ce flambeau.
Les Mauriciens ont-ils compris votre lutte ?
Je peux dire que maintenant ils comprennent. Auparavant, il nous regardait avec indifférence. Nous sommes parvenus à changer le regard des Mauriciens sur les Chagossiens. Auparavant, on pensait que les Chagossiens cherchaient de l’argent pour la consommation du vin pour un oui et pour un non. Aujourd’hui ils réalisent que les Chagossiens n’ont pas eu peur de se rendre devant la Haute Cour de Londres.
Ils n’ont pas eu peur d’aller devant la Cour internationale de justice à La Haye ensemble avec le gouvernement mauricien pour réclamer leurs droits; et malgré les propositions et les bribes des gouvernements britanniques, les Chagossiens ne se sont pas laissés piéger.
Notre lutte a été reconnue au niveau international à travers les couvertures de presse. Aujourd’hui nous sommes reconnus comme un peuple ayant milité pour ses droits et pour sa dignité, et nous ne nous sommes jamais laissés tenter par des offres d’argent.
Quels sont les succès que vous avez remportés au niveau international ?
Un des succès les plus importants a été celui du 3 novembre 2000 lorsqu’un Order in Council a été rejeté par la Haute Cour de Londres, qui a affirmé que notre expulsion des Chagos était illégale. Nous avons remporté des Orders in council à deux reprises bien que nous ayons perdu devant le House of Lords par trois contre deux. Nous avons réussi devant la Cour suprême. En décembre notre affaire sera entendue devant la Haute Cour de Londres. Les juges de la Cour suprême en Grande Bretagne étaient clairs et nets l’année dernière. Ils avaient affirmé que si jamais la Cour suprême ne respectait pas le droit de retour des Chagossiens, nous pouvons introduire un “fresh case” devant la cour de Londres. Je suis sûr et certain que la vérité finira par triompher. Nous croyons encore que nos droits en tant qu’êtres humains seront respectés. Nous ne demandons ni plus ni moins.
Au début de la lutte des Chagossiens, les manifestants s’étaient heurtés à l’indifférence. Comment êtes-vous arrivés à renverser la vapeur….
Lorsque j’avais décidé de poursuivre le gouvernement britannique en 1997, beaucoup de personnes me traitaient d’anti-patriotique et m’accusaient de chercher à embarrasser le gouvernement mauricien concernant ses revendications au sujet de la souveraineté. Certains politiciens m’avaient critiqué. J’avais fait comprendre que je suis Mauricien comme tous les Mauriciens mais que j’étais né aux Chagos. Ce n’est pas moi qui avais déclaré les Chagos British Outer Islands Territory. Ce sont le gouvernement anglais et ses complices.
Je me suis basé dessus pour mener ma lutte devant la Haute Cour de Londres. C’est un plus que j’avais apporté pour le gouvernement mauricien. Ils ont vu la valeur d’Olivier Bancoult lors du jugement de la Haute Cour de Londres le 3 novembre 2000. Ils ont tous félicité Olivier Bancoult. Je ne citerai pas de nom. Certains grands avocats avaient dit que j’étais entré dans le piège anglais mais la vérité a fini par triompher. C’est ainsi qu’ils se sont rendu compte que le Groupe Réfugiés Chagos était en train de tenir tête au gouvernement britannique. Que veut dire Human Rights pour le gouvernement britannique? Certains croyaient que mon action embarrasserait le gouvernement mauricien. Cela n’a jamais été le cas. L’aspect humain et l’aspect politique pour avancer ensemble. D’ailleurs sans l’aspect humain jamais le gouvernement mauricien n’aurait obtenu un argument aussi fort. La lutte pour la souveraineté uniquement n’était pas suffisante. Aujourd’hui tout en revendiquant sa souveraineté, Maurice peut se positionner comme une terre d’accueil. Parce que les Anglais nous ont jetés à Port-Louis parce que nous n’étions pas suffisamment bons pour entrer en Grande Bretagne.
On n’a jamais rien eu des Anglais sur un plateau. Aujourd’hui, on ne peut parler d’un bilan. Aujourd’hui l’aspect souveraineté et l’aspect humanitaire se sont rencontrés.
Depuis quand le gouvernement a compris que vous devez être un partenaire ?
Cela a commencé à l’époque de l’ancien Premier ministre Navin Ramgoolam. Je lui suis reconnaissant de m’avoir inclus dans la délégation en Éthiopie afin de rechercher le soutien des pays africains. Il y a eu également le tribunal arbitral dans le cadre du droit de la mer concernant le parc marin. Par la suite, sir Anerood Jugnauth, qui a voulu porter cette affaire devant les Nations unies, s’est assuré que je sois partie prenante de sa délégation. Lorsque SAJ avait rencontré Boris Johnson, alors Foreign Secretary, il avait insisté pour que je sois présent. Lorsqu’il a vu que la Grande Bretagne tergiverserait concernant la ligne à suivre, sir Anerood a demandé qu’il y ait un vote aux Nations unies. Notre présence à l’ONU avait une grande importance non seulement comme natifs des Chagos mais surtout en raison de l’exposition qu’on a organisée; ce qui a permis à tout le monde de comprendre qu’il y avait un peuple qui vivait dans la paix et l’harmonie dans l’archipel des Chagos. À ce propos, je tiens à remercier l’ambassadeur Koonjul et son équipe, qui ont abattu un travail considérable, et surtout l’Union africaine et les PEID qui nous ont soutenus.
Êtes-vous optimiste quant à l’issue des travaux de la CIJ ?
Avec toutes les preuves dont nous disposons, je suis optimiste concernant l’issue des travaux de la CIJ. Un « Advisory Opinion » en notre faveur aura tout son poids dans l’opinion internationale. Si la CIJ a donné une opinion, on ne peut ne pas la prendre en compte. Le moment viendra où je vous énoncerai le plan B…