Fanfan a rejoint le paradis des artistes le 18 août dernier, accompagné vers sa dernière demeure par les musiciens reconnaissants, dont les ravanes battaient la chamade, le cœur serré et riche à la fois de tout ce qu’il a apporté à la culture mauricienne. Fanfan avait pour lui les qualités du conteur, du chanteur de séga typique et du ravanier, offrant une palette complète de ce qui fait la singularité de notre expression orale. Mais il était aussi le dernier à rester fidèle à cette tradition. La question se pose aujourd’hui de savoir comment garder son art vivant pour qu’il inspire encore de nouveaux artistes.
L’âge et son cortège de maladies ont peu à peu écarté Fanfan des rendez-vous avec le public. Et puis, avec sa maison de Beau-Vallon qui commençait à couler et l’énergie qui manquait, il a demandé il y a trois ans à son ami Rama Poonoosamy de lui trouver un home pour qu’il n’ait plus à se soucier de l’intendance au quotidien. Il se dit à la maison de retraite de Saint-Jean de Dieu, à Pamplemousses, qu’il lui arrivait de bien faire rire les autres pensionnaires. Il priait aussi tous les dimanches pour ceux qui étaient chers à son cœur.
« Mo kapav pov avek larzan. Selman mo kone ki mo miliarder avek lamitie, » nous confiait-il il y a quelques années. Avoir l’amitié de cet homme est une chose dont on peut s’enorgueillir quand on connaît son attachement à la loyauté et aux valeurs humaines. Tout le bestiaire qui peuple ses contes et histoires est habité par un sens moral exigeant et d’une grande finesse. Marcel Poinen, avec qui il a enregistré un CD et réalisé un recueil d’histoires, le considère pour sa pensée : « Ce que je retiens de Fanfan, c’est le philosophe, l’homme qui savait regarder à travers les choses, qui allait au fond pour voir le bon et le mauvais. Il était toujours dans cette dualité du combat et de l’amour. Il avait les pieds sur terre et la tête sur les épaules. » Les chansons qui l’ont le plus marqué sont Tchombo li la et 400 canons, qu’il a composé pour l’indépendance de Maurice. « Il était vraiment un virtuose de la ravane parce qu’il la jouait comme un instrument mélodique, avec beaucoup de nuances et de douceur. Il chantait avec ses doigts… »
Rama Poonoosamy l’a rencontré alors qu’il étudiait à l’université, où il l’a fait venir pour jouer son séga avec d’autres artistes engagés. En 1978 naissait le deuxième groupe culturel après Soley Ruz, le Grup kiltirel morisyen, qui rassemblait notamment Fanfan, Siven Chinien, Sarojini Seeneevassen et nombre d’autres artistes, qui offraient des spectacles dans lesquels chacun se complétait. Plus tard, au début des années 80, le pays comptait une centaine de groupes culturels dans cette mouvance de la musique engagée. Mais l’histoire de Fanfan et ses combats politiques remontent plus loin dans le XXe siècle, quand il célébrait les luttes syndicales et le combat pour l’indépendance. Et il était déjà bien connu dans les années 60 pour sa chanson 400 canons, pour Belina, Kawal kreol ou encore Lil Moris zoli zoli.
Les grands moments partagés avec Fanfan dont se souvient Rama Poonoosamy sont par exemple un grand concert de séga typique donné à Trou-aux-Cerfs en 1990, puis en 1994 le concert hommage à Siven Chinien. « Fanfan ti enn dimoun rar, enn personalite artistik orizinal ek bokou karism. Limem ki ti pli interesan. So latet ti enn bibliotek. Mo kontant langaz ki ti itilize, bann mo ki li invante. Par examp, li ti dir ki fode pa frekant bann “rapagoyn”. Pou li, enn rapagoyn, se enn dimoun ki malonet, voler, korompi, menter. Touletan li dir fer atansyon dimoun ipokrit. »
Fanfan donnait aussi des sobriquets à tous ceux qui l’entouraient, recomposant ainsi son monde autour de lui : Raket pour Marcel Poinen à cause de ses cheveux, Leonard pour Rama, qu’il trouvait malin comme un renard, Champion pour une petite qui avait une bonne mémoire, etc. Chacun de ses enfants et petits-enfants avait ainsi un « nom gâté » trouvé par Fanfan.
Liberté et respect avant tout
Il trouvait son inspiration dans le quotidien et dans son vécu. L’histoire de sa vie est en elle-même une leçon de dignité et il est longtemps resté en phase directe avec l’évolution du pays. Mais la vie ne l’a pas épargné. Ainsi, né d’un père charpentier de marine, il est atteint par la poliomyélite à 18 mois, qui le fera boiter tout au long de sa vie, et il perd sa mère dans la foulée. Il grandira finalement chez sa grand-mère jusqu’à 9 ans, dont la disparition bouleversera une vie déjà difficile. Mais il ne tarde pas à claquer la porte dans sa nouvelle famille, estimant avoir été dénigré. Il quitte l’école et devient pêcheur à moins de 10 ans.
De ce jour jusqu’à ses 29 ans il vivra sans domicile, dormant dans des lieux de fortune, dans des pirogues ou sur des paillassons, à Mahébourg, préférant cette liberté au mépris de ses hôtes, et restant toujours soucieux de bien présenter, d’avoir des vêtements propres et sans un pli. Quand il se marie une première fois à 29 ans, il part vivre à Curepipe dans une vraie maison. S’il est devenu laboureur à partir de ce moment, les métiers qu’il revendiquait étaient avant tout celui de pêcheur et celui de ségatier, conteur et parolier. La mer, qu’il connaissait comme sa poche, lui a inspiré de nombreuses histoires, comme lorsqu’il parle de l’amitié réelle, profonde, qui comme les poissons des fonds n’est pas troublée par le mauvais temps…
Que nous restera-t-il de tout ce qu’il a enseigné ? Comment saurons-nous ce qu’est Lespri Kaïman si répandu chez les humains ? Comment pourrons-nous fredonner ses chansons ? Le CD Ki to lev nene a été diffusé en 1995, puis en 2003. Marcel Poinen et Sarojini Seeneevassen ont aussi publié et enregistré un recueil de ses plus belles histoires. Mais il y aurait certainement des archives sonores et visuelles à retrouver et rééditer. De son côté, Fanfan avait prévu cela de longue date, préparant la relève en enseignant son art à ses filles, Magdala et Anabella, leur laissant ainsi son héritage le plus précieux.
Magdala Joseph rêve d’un petit coin musée dans la maison de Beau-Vallon, où il a vécu si longtemps. En attendant, elle poursuit la tradition à l’occasion dans les soirées. « À chaque fois que je sors chanter, je rappelle qui est Fanfan », nous explique-t-elle. « Et si je chante aujourd’hui, de toute façon, c’est pour Fanfan ! Pour tout ce qu’il nous a appris. » Sa chanson préférée est Belina, mais elle se souvient par exemple de la création de Filao : « Un jour qu’il était parti, nous avions pris ses ravanes pour jouer avec… Quand il est rentré, il n’a rien dit. Mais dans la nuit, il a composé “Filao”, qui raconte comment on punissait les enfants dans le temps, en les mettant à genoux sur des graines de filao… » Il était comme ça, Fanfan, préférant raconter une histoire et composer une chanson plutôt que de punir ou faire la leçon.