Commentant les amendements apportés à l’ICT Act, Rajen Narsinghen, chargé de cours à l’Université de Maurice, considère que pour tout délit la proportionnalité de la peine doit être prise en considération. Par conséquent, à son avis, une peine maximale de 10 ans pour avoir violé l’ICT Act est déraisonnable dans une société démocratique et constitue une atteinte implicite au principe de la liberté d’expression. Il souligne également qu’en Inde, la loi considère que ceux qui cherchent de la publicité, en particulier les politiciens, doivent accepter des critiques et ne doivent pas pour autant être choqués ou être agacés.
Les amendements apportés à l’ICT Act sont largement décriés ces jours-ci. Qu’en pensez-vous ?
Ces amendements sont décriés, car il n’y avait aucune consultation et pire c’est une loi qui d’après moi enfreint la section 12 de la Constitution. Il s’agit d’une loi qui bascule d’un extrême à l’autre, passant d’un environnement mal régulé à un environnement de pénalisation à outrance – ce qui constitue une grave violation de la liberté d’expression et bafoue le principe de la proportionnalité entre l’infraction et la peine de 10 ans de prison. Bien entendu, la Cour suprême, seule, peut statuer sur la constitutionnalité de cette loi en vertu des sections 83 et 84 de la Constitution.
La section 12 de la Constitution donne-t-elle une liberté totale aux internautes, journalistes et autres citoyens ?
Justement la section 12 de la Constitution pose le principe ainsi que les exceptions et les paramètres pour restreindre cette liberté. Le principe c’est que chaque personne jouit de la liberté d’expression et personne n’a le droit de s’ingérer, et encore moins L’Etat. Cependant, le parlement peut légiférer pour protéger la sûreté de l’Etat et dans l’intérêt de la défense nationale, ce qui est d’ailleurs normal et tout à fait compréhensible. Il peut également légiférer pour la sécurité du public, l’ordre public, la moralité publique et la santé publique. Dans une autre section on parle aussi des exceptions pour protéger la réputation des gens. La structure de cette section montre une hiérarchie de ces normes. La liberté d’expression est une norme supérieure et la protection de la sûreté de l’Etat est supérieure à la norme pour la protection de la réputation.
On peut prévoir des lois pénales pour assurer la sécurité de l’Etat ou contrer la haine raciale ou le blasphème des religions ou encore lutter contre le terrorisme, voire la pédophilie entre autres, mais en accord avec le critère essentiel, c’est-à-dire une exception qui serait justifiable dans une société démocratique. Une analyse de la jurisprudence de Cour européenne des Droits de l’Homme nous montre que souvent les exceptions mises en avant par l’Etat ne passent pas ce test critique de justifiabilité dans une société démocratique. Notre catalogue des droits humains est calqué dans une large mesure sur le modèle européen. Cette jurisprudence européenne nous donne déjà une indication que les récents amendements ne passeront pas le test de constitutionnalité. Pour protéger la réputation ou la protection à la vie privée, on doit laisser intervenir le droit privé comme la diffamation ou la protection à la vie privée à travers la responsabilité délictuelle.
Ne doit-on pas criminaliser les infractions?
Dans la vie de tous les jours, certaines infractions commises donnent droit à la réparation civile. La criminalisation intervient seulement quand la faute est tellement grave que cela constitue aussi une faute contre la société. Un juste équilibre doit être trouvé. Dans les sociétés démocratiques comme en France, en Angleterre, aux Etats-Unis ou ailleurs, on criminalise les mauvaises conduites qui sont faites, « online » comme celles qui sont faites « offline » comme le précise le House of Lords en Angleterre. Or plusieurs délits existent déjà, tels le Sexual Harassment ou le blasphème des religions, et le Harassment. Ternir la réputation de quelqu’un ou essayer de ternir l’image de sa société commerciale doit être sanctionné par le droit civil. Dans beaucoup de pays on utilise de moins en moins la diffamation criminelle faite dans un contexte « offline ».
Qu’en est-il de la jurisprudence étrangère sur cette problématique?
D’abord, laissez-moi vous référer à une jurisprudence de la Cour Suprême indienne, qui est très indépendante et qui n’a pas peur du Gouvernement en place sans basculer dans l’autre extrême pour créer un “Gouvernement des Juges”. Dans l’arrêt S. Singhal v/s Union of India, la Cour Suprême a déclaré la section 66 A de l’Information of Technology Act comme anticonstitutionnelle. Le libellé du texte fait référence a « any information which is grossly offensive » transmise par voie électronique. Les avocats des plaignants ont argué que ces dispositions vont à l’encontre de la section 19 de la Constitution indienne. La cour a trouvé que le libellé du texte est trop vague et sera susceptible d’abus par la police qui débouchera sur des arrestations arbitraires. Cela ressemble étrangement à notre propre texte. Bien que chaque cour est souveraine, la Cour Suprême indienne a cité abondamment la jurisprudence américaine pour parvenir à sa conclusion que l’article est anticonstitutionnel.
La Cour Suprême indienne dans autres arrêts, comme Ramgopal, nous rappelle que ceux qui cherchent la publicité, en particulier les politiciens, doivent accepter des critiques et ne doivent pas être choqués ou être agacés. Les cours en Inde ou en Angleterre font la distinction entre les personnalités publiques et les citoyens normaux. Les amendements présents n’établissent aucunement cette distinction. Le texte indien faisait référence aux informations qui sont outrancièrement offensantes alors que le nôtre se réfère à des termes comme offensant ou, pire, comme agaçant ou irritant. La Cour indienne devant un tel texte n’aurait pas écrit 123 pages pour motiver sa décision mais aurait d’une façon expéditive déclaré un tel texte anticonstitutionnel. On peut envisager que notre Cour Suprême, bien que non tenue à suivre la jurisprudence indienne ou anglaise, a toutes les chances de suivre les raisonnements intrinsèques de ces Cours. Le House of Lords dans l’arrêt R v/s Shayler confirma aussi que les restrictions doivent passer le test suivant, « could be regarded as necessary in a democratic society ». La jurisprudence constate que la Cour européenne des Droits de l’Homme nous montre son attachement au principe de la liberté d’expression et confirma aussi que toute restriction doit être « nécessaire » dans une société démocratique dans l’arrêt Autronic v/s Suisse. Selon la cour, le mot « nécessaire » implique un besoin social impérieux. La Cour européenne souligna aussi que l’appréciation doit être stricte au vu de l’importance d’un tel droit, et la nécessité de restreindre la liberté d’expression doit être établie de façon convaincante. Dans les affaires Oberschlick concernant la diffamation ou encore l’affaire Schwabe, la cour a conclu une violation de l’article 10 de la Convention européenne, des restrictions n’étant pas nécessaires dans une société démocratique à la protection de la réputation d’autrui.
Quel autre reproche aux amendements de l’ICT Act?
Pour tout délit la proportionnalité de la peine doit être prise en considération. Prévoir une peine maximale de 10 ans est déraisonnable dans une société démocratique et constitue une atteinte implicite au principe de la liberté d’expression; c’est ce que la jurisprudence américaine et indienne appelle « le chilling effect ». Déjà nous avons une société civile amorphe et une majorité des gens qui ont peur. Donc à Maurice cela va être beaucoup plus que « chilling », mais « le freezing effect » et entraînera la mort certaine de la démocratie. La nouvelle loi ne fait pas de différence entre les informations qui sont d’intérêt public et les informations normales. En Angleterre le House of Lords a précisé que des informations parfois même imprécises doivent être publiées dans l’intérêt public.