Rajpalsingh Allgoo, âgé aujourd’hui de 82 ans, a connu une riche carrière dans le syndicalisme. Durant sa carrière, il a été respectivement président de l’Artisans and General Workers Union et président du Mauritius Labour Congress. Il a été associé à plusieurs institutions dans le domaine des relations industrielles et a également été membre de la Local Governement Service Commission, vice-président du National Remuneration Board et membre du National Economic and Social Council. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le mouvement syndical à Maurice, Hommage à Emmanuel Anquetil (1885 et 1946) et A brief history of Trade Unionism in Mauritius. Dans un entretien accordé au Mauricien, il évoque quelques pages importantes de l’histoire du syndicalisme à Maurice. Pour lui, « il faut avoir la flamme dans le coeur » pour s’engager dans cette voie.
On célèbrera demain la fête du travail. Quels sont les souvenirs qui vous reviennent à cette occasion ?
Je garde un souvenir extraordinaire du 1er mai. J’avais peut-être encore 11 ans lorsque j’ai assisté à un des meetings organisés par Guy Rozemont au kiosque du Champ-de-Mars. Je me souviens encore de la présence de Raymond Rault et des autres leaders, dont sir Seewoosagur Ramgoolam, qui n’était alors pas encore membre du Ptr. Il peut paraître étonnant qu’alors que je résidais à Grand-Gaube, je sois présent à Port-Louis à cet âge-là. Mais en vérité, je vivais chez mon oncle Rampartab Allgoo, qui était le secrétaire général du Ptr à l’époque de Guy Rozemont. Il avait été assistant secrétaire à l’époque d’Emmanuel Anquetil et également un dirigeant de la Mauritius Engineering and Technical Workers Union, devenue par la suite l’Artisan and General Workers Union.
Vous avez donc grandi dans un environnement politique et syndical ?
Oui. Je vivais chez mon oncle, à Goodlands, durant la semaine, afin d’aller à l’école primaire, et rentrais à Grand-Gaube, chez mes parents, durant le week-end. Ce qui m’a permis de voir régulièrement les leaders du Ptr de l’époque, qui venaient lui rendre visite, dont Emmanuel Anquetil, Guy Rozemont, Philippe Rozemont, sir Seewoosagur Ramgoolam, Renganaden Seeneevassen, Aunauth Beejadhur, Harilall Vaghjee, Virasammy Ringadoo et Raymond Rault. Je me souviens encore des funérailles de Renganaden Seeneevassen. Alors que Rozemont était hospitalisé dans la salle 15 de l’hôpital Civil, j’accompagnais mon père qui lui rendait visite. Une de mes tâches alors avait été d’ouvrir le bureau du syndicat à 16h et d’accueillir les membres du syndicat, qui venaient payer leur contribution, qui s’élevait alors à 75 sous et à Re 1 pour les artisans. À cette époque, c’était le syndicat qui aidait le Ptr.
Je me souviens également des grèves déclenchées à Mount et à Beau-Plan. Je suivais mon oncle, qui avait à se rendre sur place. En fait, mon oncle était le secrétaire du syndicat des laboureurs, créé par Emmanuel Anquetil et dont le président était Pandit Sahadeo. J’ai également été témoin des premières élections, comme celle de 1948. J’avais alors 11 ans. À cette époque, le Dr Ramgoolam avait obtenu un ticket pour présenter sa candidature aux élections. Il avait toutefois insisté pour qu’Anauth Beejudhur et Harilall Vaghjee soient candidats. Je pensais que Guy Rozemont ne pouvait lui faire plaisir car il y avait son secrétaire général ainsi qu’un activiste au sein du syndicat et du Ptr, qui s’appelait Francis Donald Dieudonné, un maître d’école à la retraite, alors même que le Dr Ramgoolam n’était pas membre du Ptr. C’est à ce moment-là que Ramgoolam, Beejadhur et Vaghjee ont présenté leurs candidatures comme indépendants dans les circonscriptions 3, 8 et 6. Ils étaient soutenus par Ramnarain, qui était syndicaliste à l’époque de Maurice Curé.
Quels sont les leaders syndicaux qui vous ont marqué à cette époque ?
J’étais trop jeune pour me souvenir de tous les leaders mais j’ai connu des personnalités comme Moignac, qui était un député, ainsi que Lacaze. Je connaissais bien Rault et Ringadoo. Ce dernier m’a toujours demandé des nouvelles de ma tante, qu’il prenait pour ma mère. J’ai aussi connu Anquetil alors qu’il n’avait pas encore sa barbe ainsi que Rozemont. Lorsqu’il rendait visite à mon oncle, ce dernier me chargeait d’aller chercher des boissons à la boutique de Ramdass Virahsawmy, le père de Dev.
C’est finalement toute cette expérience qui vous a mené au syndicalisme ?
En fait, j’étais beaucoup plus intéressé par la politique. Mais finalement, j’ai compris qu’il y avait un monde de différence en termes d’idéologie entre la politique et le syndicalisme.
Est-ce que vous vous souvenez de vos débuts comme syndicaliste ?
Je travaillais à Saint-Antoine, où j’ai été responsable de l’achat de pièces détachées pendant 20 ans. Mais peu après avoir pris mon emploi, comme je savais écrire, on m’a demandé de devenir le trésorier du syndicat de la branche de la région. C’est comme cela que j’ai débuté ma carrière de syndicaliste. J’ai même été négociateur de l’OUA à l’époque alors qu’Alex Rima était devenu ministre de l’Emploi. Toutefois, je n’étais pas d’accord avec la façon de faire du syndicat qui, à mon avis, embêtait les gens, et je me suis retiré du syndicalisme. Toutefois, un jour, des amis de Goodlands – dont Roland Moutou, Samuel Lafontaine et Robert Ladouceur – sont venus me voir pour me demander de revenir dans l’AGWU. On m’a rappelé le caractère historique de ce syndicat, le premier à avoir été créé dans le pays. À cette époque, Paul Bérenger était très actif au niveau des travailleurs de l’industrie sucrière et montait alors en puissance. C’était en 1975. Je me suis donc joint à la AGWU, au sein de laquelle j’ai été actif jusqu’en 1998, lorsque j’ai pris ma retraite.
Peu après mon retour auprès de l’AGWU, on m’a demandé d’occuper les fonctions de négociateur. Une décision dans ce sens avait été prise par le comité exécutif sur une proposition de Fils Isabelle, qui était mécanicien à Ferney, et secondée par Nemoure Potage, un soudeur de Ferney. Mes responsabilités comprenaient également la réorganisation des artisans de l’industrie sucrière et le renforcement de l’ AGWU. Mes efforts ont porté leurs fruits et, en six mois, le nombre de membres avait doublé. Il faut dire que j’avais bénéficié de l’aide des dirigeants syndicaux dévoués et d’autres personnes, comme Beedeo Dusowoth et Baldowaz Jogee, pour les facilités de transport mises à ma disposition afin de bouger à travers le pays.
En 1976, j’ai été choisi pour représenter l’AGWU au sein du Mauritius Labour Congress. Malgré les bouleversements et les actions industrielles dans l’industrie sucrière, le pays devait connaître, en 1975, un boom économique. Le pays devait atteindre une croissance de 10% à cette époque. Mais le chômage était en hausse, surtout parmi les jeunes. La diversification économique et le développement de la zone franche ainsi que de l’industrie touristique ont permis d’apporter un remède au chômage. Toujours à cette époque, j’ai commencé à établir des contacts avec des organisations internationales dans le but d’avoir une visibilité à l’étranger. C’est ainsi que Friedish Ebert Stiffung a accepté de parrainer un séminaire à l’intention des membres de l’AGWU. Ce qui a inauguré le processus de formation des travailleurs.
Quels étaient les défis auxquels les syndicats étaient confrontés ?
Il faut savoir qu’à l’époque, l’économie était dominée par l’industrie sucrière. Le patronat était très dur. Je peux vous dire que les négociations étaient extrêmement difficiles. Il fallait lutter ne serait-ce que sur des points élémentaires comme la promotion des employés, le “sick leave”, le limogeage injustifié. Après l’accession du pays à l’indépendance, le patronat a assoupli un peu ses positions. La MSPA a alors introduit l’idée du comité d’entreprise dans l’industrie sucrière. Le dialogue a commencé à s’instaurer.
Le moment le plus difficile était en 1979, avec la création de deux syndicats de la GWF dans l’industrie sucrière, la SILU et l’UASI . Mes tentatives pour inviter les dirigeants de la GWF à l’époque à rassembler les travailleurs au sein de l’AGWU se sont avérées vaines. Ils avaient visiblement d’autres objectifs. Par la suite, la question de “recognition” de ces deux syndicats de la GWF a donné lieu à beaucoup d’actions industrielles, dont des grèves dans l’industrie sucrière.
Un moment difficile pour moi a été lorsque mes employeurs ont commencé à se montrer exigeants par rapport aux “time off” que je prenais presque chaque semaine pour me consacrer au travail syndical alors que je venais de prendre la présidence de l’AGWU. À cette époque, on avait décidé de faire la grève dans plusieurs usines. La grève avait été déclarée illégale. Deux dirigeants, soit Alain Victoire, de l’OUA, et moi-même, avaient été limogés. À cette époque, Alex Rima, de l’OUA, était dans la poche des employeurs. Malgré l’intervention de plusieurs dirigeants du Ptr, le patronat avait refusé de me reprendre, mais avait repris Alain Victoire, à condition toutefois qu’il se conduise bien pendant une année. Moi, j’avais une vingtaine d’années de service et le syndicat n’était pas en mesure de me payer un salaire décent. J’ai donc essayé de négocier. Mais le patronat m’avait imposé comme condition de me retirer comme président du syndicat avant de me reprendre. Or, 15 établissements sucriers sur 20 étaient en grève. Comment est-ce que j’aurais pu quitter la présidence du syndicat au risque que Rima et la GWF récupèrent tous nos membres ? L’avenir du syndicat était en jeu. J’ai alors pensé à Anquetil, qui avait créé ce syndicat. Et j’ai décidé de faire le choix du syndicalisme : j’ai refusé de reprendre mon emploi. Ce qui veut dire que depuis 1979, j’aurai toujours été syndicaliste à plein-temps.
Vous avez également été associé au MLC. Pouvez-vous nous en parler ?
Un des plus grands moments du mouvement syndical qui j’ai connu a été le jour où deux grandes fédérations – à savoir la Mauritius Confederation of Free Trade Unions, de Pakiry F. Vincent et K. Descann, et le Mauritius Trade Union Congress – ont fusionné pour devenir le MLC, dont le premier président a été Hurryparsad Ramnarain. Le plus intéressant, c’était que cette fusion intervenait après une période marquée par des guerres fratricides entre les différents syndicats et les différences d’ordre idéologique. Le MLC avait pour objectif de mieux défendre les travailleurs contre l’exploitation des employeurs et le gouvernement colonial. La nouvelle fédération couvrait tous les secteurs de l’économie, à savoir le sucre, le transport, les docks, le thé, l’aviation, les banques, les assurances, la construction, le textile, le service public, les corps para-étatiques et les autorités locales. Très vite, le MLC s’est affilié à l’International Confederation of Free Trade Unions, la plus grande organisation syndicale du monde. Il est devenu la première confédération locale à être reconnue par l’ILO.
Le MLC était une organisation basée sur les principes socialistes. Parmi ses premières réalisations figurent l’introduction d’un congé public le 2 janvier, la publication des premiers Remuneration Orders pour les travailleurs de l’industrie sucrière, l’institution du Termination of Contract Service Board, la semaine de 35 heures pour les laboureurs, la loi garantissant la sécurité de l’emploi dans l’industrie sucrière, le paiement de “sewerance allowance” et la compensation en cas d’accident. La confédération était reconnue par des organisations internationales.
Les difficultés allaient toutefois apparaître en 1973 avec l’interdiction des syndicats du service civil de se joindre à une fédération ou confédération du secteur privé. Ainsi, la GSA n’avait plus le droit de faire partie du MLC. Après des démarches auprès de sir Seewoosagur Ramgoolam, cette restriction anticonstitutionnelle a été enlevée. Ce n’est qu’en 1973 que la GSA, la GTU et la FSSC se sont jointes à nouveau au MLC. Mais pour que cette réunion soit un succès, il fallait que la MLC se défasse de la perception qu’elle était proche du Ptr. Cela était justifié aussi longtemps que la PWU, qui faisait partie du MLC, était affiliée au Ptr et que son président, Chandrassen Bhugirutty, était aussi vice-président du Ptr. Il a fallu beaucoup de doigté pour que Chandrassen Bhagirutty accepte finalement de démissionner en tant que dirigeant du Ptr. Malheureusement, après des années de bon travail, le MLC s’est désintégré petit à petit. Le nombre de ses membres devait chuter de 68 000 à 6 000.
Vous avez été un des rares syndicalistes à se retrouver sur un lit d’hôpital, menottes aux poings. Quels souvenirs en gardez-vous ?
Pour moi, c’était un épisode très dur. Nous étions engagés auprès des 3 000 travailleurs de Sinotex, qui étaient sous la menace de perdre leur emploi après près d’un mois de grève. Alors que nous organisions une réunion au centre Marie Reine de la Paix, j’ai appris que la police devait m’arrêter. C’était un vendredi. J’ai réalisé que je risquais de passer trois jours en prison car le magistrat ne serait disponible que le lundi suivant. J’ai réussi à détourner l’attention des officiers de police en laissant mes affaires personnelles à la cure de l’Immaculée, où résidait le père Souchon. Samedi, deux membres du syndicat, Mario Darga et Vijay Ramanaik, ont été arrêtés par la police. Toutefois, je suis venu à la rencontre des grévistes tous les soirs durant le week-end afin de les soutenir moralement. Lundi matin, je me suis rendu à Sinotex pour rencontrer la direction mais des officiers de police m’ont approché pour me demander de me rendre aux Line Barracks pour faire une déposition au sujet de la grève. Je leur ai fait comprendre que je devais rencontrer la direction de Sinotex, mais en vain. J’ai dû me rendre à Port-Louis, aux Casernes, où j’ai été arrêté sous une fausse charge d’incitation à la grève illégale. J’ai été incarcéré.
En prison, je suis tombé malade, surtout que la prison des Line Barracks était très inconfortable. J’ai un problème gastrique et je suis tombé malade. Finalement, à la suite de l’intervention de Dev Hurnam, j’ai été transféré à l’hôpital, où j’ai été examiné par sept ou huit médecins. J’ai ensuite été admis à l’hôpital, où j’ai été attaché à mon lit avec des menottes. M. Ramlallah, qui était venu me voir, était scandalisé par ce qu’il avait vu. Il se demandait comment je pouvais me trouver dans une telle situation alors que je n’étais par un criminel. Il a commencé à faire des démarches auprès des membres du gouvernement et a finalement rencontré sir Satcam Boolell, qui a parlé au commissaire de police. Sir Satcam avait demandé à M. Ramlallah et aux membres de ma famille de partir et de l’informer si les menottes ne m’étaient pas retirées dans les 15 minutes. Et effectivement, les officiers de police ont reçu un appel pour leur demander d’enlever mes menottes.
Je me souviens qu’un journaliste de Week-End avait réussi à prendre ma photo sur le lit. Ce qui avait d’ailleurs alerté l’opinion publique. Alors que Dev Hurnam, qui avait réussi à entrer dans la salle à l’insu des autorités politiques, m’informait que je devais être libéré, un officier est venu m’informer que j’avais été libéré sur parole. Il semblerait que sir Satcam Boolell avait parlé à sir Gaëtan Duval, qui faisait l’intérim comme Premier ministre alors que sir Anerood Jugnauth se trouvait en Grande-Bretagne pour prendre son titre de chevalier. Je suis resté trois jours à l’hôpital avant de rentrer chez moi. Par la suite, sir Gaëtan Duval m’a rencontré pour me présenter ses sympathies. Il avait également déclaré à la presse qu’il n’était pas d’accord avec ce genre de pratique, car on ne pouvait traiter un syndicaliste de cette façon. Il avait pris cette position, même si je n’étais pas un sympathisant du PMSD, parce que je tenais à ce que la MLC soit neutre. Par la suite, une commission d’enquête, présidée par le juge Balgobin, a démontré que j’avais été incarcéré injustement et a blâmé la police et le gouvernement.
Comment voyez-vous la lutte syndicale aujourd’hui ?
Il faut avoir la flamme dans le coeur pour faire du syndicalisme. Ce qui est triste de nos jours, c’est qu’il y a eu un changement de mentalité chez les syndicalistes. Lorsqu’une personne n’est pas élue comme président ou comme secrétaire général, il quitte le syndicat pour créer son propre groupe. C’est vrai pour le MLC, où les dirigeants se sont battus parce qu’ils étaient assoiffés de pouvoir.
Comment voyez-vous l’avenir des syndicats ?
L’avenir du syndicalisme réside dans l’unité. Si nous unissons toutes les forces existantes physiquement et financièrement, nous pouvons faire bouger n’importe quel gouvernement dictateur. Lorsque la NTUC avait été créée, en 1988, le gouvernement avait décidé de ne pas payer de compensation salariale plus tôt car l’inflation était trop faible. La NTUC avait alors insisté sur la nécessité de payer une compensation. Et en novembre, nous avions obtenu une compensation salariale en anticipation de la hausse du coût de la vie. Cela démontre que c’est l’unité qui fait la force et que c’est la force qui donne des résultats. Il faut trouver un moyen pour que les syndicats puissent se regrouper sur des sujets importants en oubliant les différences qui les séparent. Cela aidera pour l’avenir. Une fois que les syndicats auront commencé à se rencontrer, petit à petit, l’unité viendra.