RAMANUJAM SOORIAMOORTHY
Si seulement l’on se respectait soi-même, ce qui implique nécessairement le respect de l’autre, de tout autre, quel qu’il soit, être humain, comme on dit, animal, plante, de tout, de ce qui existe non moins que de ce qui n’existe pas, n’existe plus ou n’existe pas encore, de l’animé aussi bien que de l’inanimé, du concret aussi bien que de l’abstrait, bref de tout et de tous, et pour peu que l’on songe, avec cette sotte suffisance des ivrognes à la sortie des tavernes ou des ministres à la fin des banquets, laquelle incite à se mettre en avant, à s’affirmer, à vouloir s’imposer et imposer ses balivernes à soi, tout en, sourd à tout propos qui n’émanerait de soi, condamnant tout ce qui n’est pas de soi sur l’instant, quand bien même on y adhérerait en temps normal avec une férocité qui inviterait des réactions de soupçon, à protester qu’il s’agit là d’une hypothèse absolument farfelue, voire irréaliste, et, entre autres, parce qu’on se, respectivement, respecte déjà de manière totalement
irréprochable, et parce qu’on ne se respecte pas assez soi-même, oublieux de ceci à savoir qu’il en est du respect, mot que l’on doit au latin respicere, comme il en est du regard, de ce regard aveugle des aveugles aussi bien que des non-voyants qui rend clairvoyants et les uns et les autres, pourvu qu’ils s’avisent que la question du regard, du regard qui ne voit que s’il regarde, et qui regarde si peu pour avoir d’abord vu, renvoie à celle de la lecture – on nous permettra de renvoyer ici à notre ouvrage Pas à reculons paru au début de l’année chez les éditions l’Harmattan –, pas seulement celle des livres au sens courant de ce terme, mais aussi celle de tout, celle de la Nature par exemple, dont Galilée expliquait qu’elle « est un livre écrit en langage mathématique », la lecture dont on devrait savoir, surtout depuis Mallarmé, qu’elle est « une opération impossible », autrement dit qui jamais ne s’achève, qui n’en finit jamais, avec laquelle on n’en finit jamais, qui est, pour citer, Freud, « unendliche », qui, comme dirait Lacan, « ne cesse pas de s’écrire », on pourrait faire rétorsion, au demeurant, facile, que ce serait là une raison de plus pour mettre à bas le poujadisme de telles réactions, le respect, la volonté de respect faisant ressortir sa nécessité du constat, auquel on est d’ailleurs si peu attentif, de son impossibilité, toute la dignité du respect étant corrélative de sa relative, ou définitive, inattingibilité, le respect préservant, si l’on peut dire, toutes ses chances, de vie potentielle – on dit virtuelle de nos jours – et/ou de survie, en raison même de ce dont il a l’air de souffrir, de ce qui lui ferait
défaut, en raison de son incapacité, que l’on est tenté, que l’on serait tenté, si l’on ne faisait attention à ce que l’on dit, parlant tout simplement pour dire, comme on dit, en croyant faire de l’humour, alors qu’on ne fait qu’exhiber l’étendue de son obtusion, de ne s’en même apercevoir, ne percevant aucun problème, ne relevant aucune difficulté, alors que l’on va justement au-devant des plus redoutables difficultés possibles, car le respect, de soi aussi bien que de toute altérité, n’est possible, ne demeure possible que s’il n’est pas possible, que s’il n’y a pas de fin, et ce n’est qu’à ce prix, au prix de la non-fin du respect, qui jamais donc sur lui-même ne se referme, au prix de cette non-fin qui, mettant fin à la fin, à la conclusion du respect en tant que processus fini, achevé, momifié, autrement dit mort, interdit que se produise toute idéologie du respect, le respect en tant qu’idéologie, devrait interdire plutôt, vu que c’est bien ce qui se passe en permanence, et ne subsiste alors qu’un semblant de respect, qu’une prostitution du regard (au sens plus
haut indiqué) encore plus mortifère qu’un regard (au sens courant maintenant) de prostitué/e, de ces prostitués sans le savoir, la plupart du temps, que l’on croise un peu partout et que d’aucuns verraient dans leur miroir, si seulement ils pouvaient voir, bien différent de l’autre respect dont la nécessité s’impose, mais sans s’imposer, comme l’atteste l’évidence dans la vie de tous les jours, pour ne pas dire dans la chronique des siècles, non simplement de son impossibilité principielle, mais encore, et surtout, plus bêtement, de la perspective sous-jacente du respect de soi par soi et par autrui comme conséquence d’une attitude, d’une proaïrétique fondée sur le respect, sur la volonté inlassable de respect de toute altérité, ne fût elle-même qu’imaginaire, mais sans doute, faut-il croire, faut-il accepter de croire qu’on ne se respecte pas soi-même, qu’on ne se
respecte pas suffisamment dans le meilleur des cas, et qu’on ne se respecte jamais dans (presque) tous les cas, et c’est pour cela qu’on est ce qu’on est, qu’on ment, trompe, exploite, vole, viole, tue, qu’on tout salit et pollue, à commencer par soi-même, ce qui n’arriverait point, si seulement…, si seulement on se respectait soi-même, si seulement on consentait à un effort minimal de lecture, si seulement…, et ce serait alors le règne de la paix et le triomphe de la convivialité, de l’harmonie, impossible sans le respect, entre tous les êtres, quels qu’ils soient, et entre les êtres et les choses, selon un processus pluriel et interminable de lecture, grâce à l’activité constante du regard, de tous les sens, et de l’entendement, grâce à la lecture à laquelle il n’est jamais de terme assignable, de terme possible.
(Nous nous en tiendrons là, mais nous laissons toute liberté à tout lecteur pour la suite.)