L’ancien chef de la Fonction publique et secrétaire au Cabinet, Suresh Seeballuck a été associé pendant près d’une décennie au dossier des Chagos. Dans un entretien qu’il a accordé au Mauricien il relate comment les Britanniques n’ont jamais pris au sérieux les revendications mauriciennes concernant notre souveraineté sur cet archipel.
Suresh Seeballuck, en tant qu’ancien secrétaire au Cabinet et chef de la fonction publique, vous avez été étroitement associé au dossier des Chagos. Pouvez-vous nous en parler?
J’ai été impliqué dans la question des Chagos depuis 2008. J’avais aussi dirigé deux délégations mauriciennes en janvier 2009 et en juillet de la même année lors des discussions avec les Britanniques. Le Premier ministre d’alors, Navin Ramgoolam, avait évoqué la question avec son homologue britannique et il avait été convenu qu’il y aurait des rencontres préliminaires en attendant des discussions officielles. Les Anglais avait répondu “ok we will find a way”. C’est ainsi que des réunions ont été organisées au niveau des officiels. Lors de la première réunion en janvier 2009, j’étais sous l’impression que les Anglais sont venus à la table des discussions uniquement parce qu’ils avaient obtenu des instructions pour le faire. Ils n’étaient pas arrivés avec un esprit ouvert en vue de faire aboutir les négociations. D’entrée, ils affirmaient que “we have no doubt about our sovereignty over the Chagos archipelago”. Imaginez un instant qu’alors que je viens discuter avec vous, vous me fassiez une déclaration pareille. C’est un mantra que tous les officiels anglais, quel que soit le parti auquel ils appartiennent, répétaient à chaque rencontre avec les représentants mauriciens. On dirait qu’ils l’avaient appris à l’école. On avait évidemment interprété cela comme un refus d’engager toute discussion au sujet des Chagos. Heureusement que notre avocat, le Professeur Brown Lie, nous accompagnait et il a fait un exposé d’une trentaine de minutes sur le background légal, et sur la raison pour laquelle Maurice affirme sa souveraineté sur les Chagos. Les membres de la délégation anglaise nous ont écoutés et nous ont dit: “Thank you. But we have no doubt about our sovereignty”. Cela veut dire qu’ils ont ignoré tout ce que notre avocat a dit. Ils nous ont traités avec condescendance et n’ont jamais pris au sérieux nos revendications concernant la souveraineté.
Qu’avez-vous fait à ce moment-là ?
On a parlé d’autres choses et les discussions ont pris fin un peu en queue de poisson. On s’est donné rendez-vous à Maurice. Par la suite, ils ont voulu créer la Marine Protected Area. À ce moment, ils ont demandé de nous rencontrer afin d’obtenir notre consentement. Notre ambassadeur à Londres nous a informés de leur volonté de venir à Maurice. On a accepté. Nous nous sommes rencontrés à Maurice. Et les discussions ont commencé par le même mantra. “We have no doubt about our sovereignty on the Chagos”. Nous avons affirmé que nous aussi nous avons un droit de souveraineté sur les Chagos. On a parlé ensuite de la création de la Marine Protected Area. L’idée, selon eux, était de protéger l’environnement marin autour des eaux chagossiennes. On a expliqué que nous ne pouvons être contre un projet visant à protéger l’environnement mais il nous faudra discuter des implications techniques de ce projet avant de prendre une décision à ce sujet. Ils sont partis et nous ont ignorés avant de proclamer unilatéralement la Marine Protected Area. Voyant cela, nous avons décidé de porter l’affaire devant le tribunal arbitral dans le cadre de la loi internationale sur les droits de la mer. Les mêmes avocats qui nous défendent devant la CIJ nous ont défendus devant le UNCLOS. Philippe Sands, qui est un fin avocat, et son équipe de légistes ont mis en exergue les arguments de Maurice et nous ont défendus très bien. Le tribunal, dont le jugement est contraignant, a fait comprendre au Royaume-Uni que Maurice doit être consultée avant d’aller de l’avant avec le parc marin. Ils voulaient un parc qui exclurait Diego Garcia alors que c’est la principale source de pollution en raison de la présence des sous-marins et de leurs navires de guerre. C’était aberrant, la Cour nous a donné raison. Deux juges, dans le cadre d’un dissenting judgment, ont fait par la même occasion comprendre que Maurice avait un “case” à faire sur les Chagos. Le jugement a été rendu en avril 2015 et à Maurice le gouvernement avait changé. Il y a eu quelques rencontres interparlementaires à Maurice et finalement le gouvernement a décidé de porter l’affaire devant la Cour internationale de justice en passant par l’Assemblée générale des Nations unies. Je dois féliciter notre ambassadeur à New York, qui a réussi à mobiliser la communauté internationale pour que ce dossier soit porté devant l’Assemblée générale des Nations unies. La résolution a été présentée à l’Assemblée nationale par le Congo et une majorité écrasante a voté en faveur de la demande d’un avis consultatif devant la CIJ, qui a organisé les procédures orales cette semaine à La Haye. Voilà où nous en sommes.
L’autorité de la Cour internationale de justice est contestée par les Britanniques…
Maintenant la compétence de la CIJ pour se pencher sur ce dossier est mise en doute par la Grande Bretagne, qui estime que c’est une affaire à être réglée sur une base bilatérale alors qu’ils nous ont roulés pendant des années. J’ai participé à de nombreuses rencontres. En lisant les dossiers, j’ai constaté que déjà à l’époque où Edwyn Venchard était Sollicitor general, Vijay Makhan et lui avaient participé aux discussions avec les Britanniques sans que cela n’aboutisse à quelque chose. Il n’y a eu aucun progrès. Les Anglais ont toujours maintenu leur position et n’ont jamais accepté de faire une seule concession.
Le porte-parole britannique a affirmé que la Grande-Bretagne regrette la facon dont les Chagossiens ont été traités. Qu’en pensez-vous?
Ecoutez! Je pense que c’est un peu tard. Les documents déclassifiés ont démontré comment ils ont traité les îlois de « Tarzan » et de « Men Fridays ». Ils ont dit qu’il n’y avait que quelques Vendredi sur l’île. Voilà comment les Chagossiens ont été traités. Maintenant, ils regrettent. Les témoignages poignants des Chagossiens ont permis de se rendre compte comment ces derniers ont été traités. On les a attrapés et les a forcés à monter sur le bateau. Quel bateau! Il avait été utilisé pour le transport du guano. Pourtant le gouvernement mauricien, par le biais de sir Anerood Jugnauth, et Navin Ramgoolam leur ont toujours expliqué de vive voix ou à travers des courriers que Maurice reconnaît que la base de Diego Garcia est importante pour la sécurité dans la région et que la base militaire ne serait pas mise en cause. Nous avions demandé de nous rendre sur les autres îles où les Mauriciens d’origine chagossienne pourraient retourner. Ils ont refusé car les Américains ont objecté à cette proposition. Or, entre Diego Garcia et l’île la plus éloignée, il y a au moins 100 kilomètres. On leur a demandé de nous rendre sur l’archipel mais on a pris l’engagement que Diego Garcia sera loué à bail et qu’ils pourront poursuivre leurs activités. Ils n’ont accepté ni l’une ni l’autre. Lorsqu’on parle avec les Anglais ils affirment que les Américains ont des exigences. Lorsqu’on parle aux Américains ces derniers soutiennent qu’ils louent l’île des Anglais. Ils ont toujours dit: “Yes we sit and find a solution” . “But solution never came”. Au plus haut niveau politique, il y avait un semblant de flexibilité. Mais dès que l’affaire était portée au niveau des officiels. C’était le blocage complet.
Quelle impression gardez-vous des négociateurs britanniques que vous avez rencontrés ?
Ce sont des personnes qui n’ont aucun état d’âme. Regardez la façon dont ils ont traité les Chagossiens. Elles ont encore cette mentalité coloniale. Lors des discussions on sent qu’elles nous traitent avec condescendance en tant que pouvoir colonial. Les discussions au niveau des officiels ont toujours été dégoûtantes.
Quel est votre plus grand souvenir dans les efforts mauriciens sur la question des Chagos ?
Mon plus grand souvenir a été le tribunal Arbitral d’UNCLOS. Notre équipe, dirigée par Philippe Sands, était face aux ténors anglais. Cette équipe a procédé de fort belle manière. J’ai senti que c’était la première victoire contre les Anglais.
Est-ce qu’ils ont consulté par la suite Maurice comme le recommandent les juges de l’UNCLOS ?
Ils ne l’ont pas fait. Par la suite on a compris que le projet de Marine Protected Area (MPA) n’avait pas été lancé parce qu’ils voulaient protéger l’environnement mais pour empêcher le “resettlement” des Chagossiens. D’ailleurs, un des documents diffusés par Wikileaks révèle que cette aire marine protégée aurait empêché les activités économiques en mer. Comment est-ce que les Chagossiens auront survécu ? La mer est, comme on le sait, la principale source de nourriture. Les Britanniques avaient leurs propres intérêts en tête, à savoir empêcher le resettlement.
Les Anglais reprochent au gouvernement mauricien d’avoir pris beaucoup de temps avant de réagir sur la question de la souveraineté ?
Je voudrais vous faire comprendre quelque chose. Maurice est l’un des rares pays où quelque 44% de la population ont voté contre l’indépendance après 150 ans de colonisation française et britannique. Lorsqu’on a obtenu l’indépendance, notre PNB per capita était de l’ordre de 400 dollars. Nous étions encore faibles et vulnérables. La priorité du gouvernement d’alors était la réconciliation nationale à la suite des bagarres raciales. L’économie mauricienne dépendait entièrement du sucre. Il faut reconnaître qu’en 1973 lorsque la Grande-Bretagne a intégré le marché commun européen, il a entraîné dans son sillage tous les pays du Commonwealth. Cela a par la suite débouché sur le Protocole Sucre dans le cadre de la Convention de Lomé. Notre développement économique reposait entièrement sur cette Convention. Tout notre sucre était exporté en Angleterre. À cette époque tous nos professionnels étaient formés en Grande Bretagne. À cette époque donc, nous avions d’autres priorités. C’est lorsqu’on a commencé à sortir la tête sous l’eau que nous avons commencé à négocier. Pour ce qui concerne les Chagossiens, ils ont commencé à réagir entre 1971 et 1973. La presse étrangère a, d’ailleurs, commencé à évoquer la situation dans laquelle ils vivaient en 1975 par le biais du New York Times.
Les Chagossiens ont beaucoup manifesté…
Ils ont beaucoup manifesté parce qu’ils n’avaient pas obtenu le traitement qu’ils attendaient obtenir à Maurice. Ils ont beaucoup manifesté en raison de la misère dans laquelle ils vivaient. Je suis convaincu qu’aujourd’hui encore si l’occasion leur était donnée de retourner aux Chagos beaucoup retourneront.
Est-ce que Maurice peut gérer un archipel comme les Chagos ?
Certainement. Est-ce que nous ne gérons pas Rodrigues et Agalega. Chagos dispose d’une zone économique riche en poissons. Nous envisageons actuellement de proclamer un Extended Continental Shelf autour des Chagos. Nous avons présenté notre cas auprès des Nations unies dans le cadre d’une procédure visant à “stop the clock”. Nous relancerons les procédures après avoir obtenu notre souveraineté sur les Chagos. Il faut savoir que les Chagos sont un point stratégique dans l’océan Indien. Je suis convaincu que ce sera une région prospère. Je suis certain qu’on aura beaucoup de soutiens internationaux pour remettre cet archipel sur la voie du développement.
Ce qui s’est passé à la Haye vous inspire confiance en l’avenir?
J’ai écouté la partie mauricienne, dont sir Anerood Jugnauth et Philippe Sands. Ils sont parvenus à démontrer que la CIJ a la compétence nécessaire pour donner un avis consultatif sur le dossier. Sir Anerood a fait extrêmement bien. Il était un témoin privilégié. Il a dit la vérité: comment les Anglais ont persécuté sir Seewoowagur Ramgoolam. Ils l’ont fait comprendre que s’il insistait sur les Chagos, ils n’auront pas l’indépendance. De plus, si Maurice persistait à refuser, ils ont fait comprendre qu’ils passeront un Order in Council pour récupérer les Chagos. À cette époque-là on ne pouvait faire autrement.
Vous avez vous-même assisté à de nombreuses réunions aux Nations unies où à chaque fois Maurice dénonçait l’occupation des Chagos par les Britanniques…
Depuis 1980 ou 1981, la question des Chagos a toujours fait l’objet d’une résolution annuellement à l’Assemblée générale des Nations unies présentée par tous les gouvernements. Sans compter que cette question était évoquée à toutes les réunions internationales dont celles des pays des non-alignés et de l’Union africaine. Il avait même été question à un certain moment que Maurice porte le conflit devant le CiJ. Les Britanniques ont immédiatement fait adopter une résolution pour dire qu’un membre du Commonwealth ne pouvait pas poursuivre un autre pays membre devant la CIJ.
Avez-vous eu l’impression que tous les partis politiques de Maurice étaient solidaires sur le dossier des Chagos ?
Dans l’ensemble oui. Je me souviens qu’à l’époque, de temps à autre, le Premier ministre Navin Ramgoolam m’autorisait à donner un document à Paul Bérenger, qui était très familier avec ce dossier.
Et maintenant ?
Il nous faut attendre patiemment la décision de la CIJ qui prendra au moins six mois. Il faut rendre hommage à tous ceux qui se sont toujours intéressés à ce dossier, les gouvernements, l’actuelle délégation dirigée par le ministre mentor, les Chagossiens et toute l’équipe d’avocats de Philippe Sands. Tous ceux qui ont participé à des recherches dont Martin Young Kim Fat grâce à qui nous disposons d’un dossier complet sur les Chagos. Je pense aussi à Dhiren Dabee, à Aruna Narain Ramloll et surtout à Jagdish Koonjul, qui n’a pas lésiné sur les efforts pour que la résolution concernant la CIJ soit adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies l’année dernière.
Vous parlez très peu de votre carrière dans la Fonction publique qui vous a mené au plus haut niveau.
J’estime que j’ai eu une carrière normale. Je suis originaire de Poudre d’or et mon père était enseignant et maître d’école. Pendant une grande partie de ma scolarisation j’ai voyagé entre Poudre d’or et Port-Louis. Après mes études j’avais commencé ma carrière à la Banque de Maurice. Toutefois, lorsque les offres d’emploi pour le poste d’Assistant Secretary au niveau du gouvernement ont été publiées en 1972, j’ai postulé sur l’insistance de mon père et j’ai été admis. J’ai par la suite consacré la plus grande partie de ma carrière au ministère de l’Agriculture et de la Pêche.
Aujourd’hui on parle de Fishing Hub. Est-ce que cela vous inspire?
Je ne pense pas qu’on devrait parler en termes que de fFshing industry mais en termes de Marine Industry. Tout comme on parle de Cane Industry plutôt que de Sugar Industry. Jamais Maurice ne pourra devenir autosuffisant en poisson. À mon époque on consommait 20 kilos de poisson par tête d’habitant. On aura toujours besoin d’importer du poisson. Aujourd’hui nous importons du poisson que nous traitons pour l’exportation. Je pense que le Fish Canning Industryemploie quelque 5000 personnes. Maurice est un net importing country. Il y a des choses qu’on ne peut produire ici. Il y a d’autres secteurs associés à la pêche qui peuvent être développés. Il y a encore beaucoup de domaines à développer. Par exemple, le transbordement. Il faut encourager beaucoup plus de navires à venir à Maurice. Chaque transbordement nous apporte beaucoup de revenus et offre de l’emploi à beaucoup de travailleurs du port. Il y a également le développement des facilités pour la réparation des bateaux. Il ne faut pas se limiter à la pêche. Il faut voir ce secteur dans sa globalité. Le gros problème reste la main-d’œuvre pour l’industrie de la pêche.
Vous avez été également chef de la Fonction publique. Est-ce que le service public répond aux besoins de la modernisation de Maurice ?
Tout à fait. Il y a des problèmes çà et là. Cela était également le cas à mon époque. Dans sa globalité la Fonction publique est à la hauteur de la situation. Elle a contribué énormément au développement du pays. Sans la Fonction publique Maurice aurait atteint difficilement le niveau qu’il a atteint aujourd’hui.
Quelles doivent être les principales qualités d’un fonctionnaire ?
Il doit d’abord être intègre, être un hard worker et on doit s’appliquer à accomplir sa tâche avec professionnalisme et dévouement quel que soit le gouvernement du jour.
On parle de digitalisation de la Fonction publique. Qu’en pensez-vous?
Je pense que c’est la pratique à travers le monde. Toutefois la digitalisation passe par une réduction des ressources humaines. Il nous faut être aussi efficace que les pays avec lesquels nous traitons. Pour cela il faut suivre le trendinternational.
Vous êtes à la retraite. Comment passez-vous votre temps libre ?
Now I am the master of my time. Je consacre beaucoup de temps à la lecture.