L’invité du dimanche 10 juin est l’économiste et observateur politique Dan Maraye. Lors de l’interview réalisée jeudi, il a passé en revue l’actualité mauricienne encore dominée par ce qui s’est passé samedi dernier à Port-Louis. Il a par ailleurs abordé l’actualité économique et politique, et pris fermement position contre l’éventuelle privatisation de la Central Water Authority (CWA).
Quel regard portez-vous sur ce qui s’est passé samedi au Caudan et sur la Place d’Armes, à Port-Louis ?
Comme tous les Mauriciens, je suis inquiet par ce qui s’est passé samedi dernier. Ce qui me perturbe dans cette affaire, c’est que nous sommes jeudi matin et qu’aucun leader politique n’est venu dénoncer une manifestation d’un petit groupuscule d’extrémistes. Ce silence me tracasse. En tant que patriote, je souhaiterais que tous les leaders de tous les partis politiques viennent condamner cette manifestation. La manifestation de la Place d’Armes était illégale et la manière dont les autorités l’ont traitée peut donner à penser que nous ne sommes plus dans un état de droit. Qu’est-ce qui va se passer demain si un autre groupuscule d’extrémistes religieux décide de faire la même chose ?
l Tous les chefs de partis politiques et la police mauricienne auraient-ils peur des extrémistes religieux ? Ou serait-ce un calcul électoral ?
C’est l’impression que leur silence donne, et c’est dangereux pour notre pays et son avenir. Tout ce qui s’est passé samedi dernier à Port-Louis a déjà fait le tour du monde et s’est ajouté à d’autres faits qui ternissent l’image de Maurice à l’étranger. Il faut faire une enquête pour comprendre pourquoi personne n’a réagi, surtout la police. L’inaction des autorités dans plusieurs affaires récentes est inquiétante et doit susciter l’interrogation des citoyens de ce pays. S’il faut compter sur des groupuscules extrémistes pour remporter les élections, il vaut mieux les perdre !
Week-End publiait en première page dimanche dernier un article titré Le secteur financier dans la tourmente. Deux affaires étaient citées : le “risky exposure” de Rs 3,5 milliards avancées par une banque mauricienne à un consortium kenyan et les réclamations « renouvelées et embarrassantes »d’un holding dans la saga New Mauritius Hotels. Sommes-nous dans une tourmente financière ?
Week-End a raison: le secteur financier est dans un état critique. Le deuxième cas mentionné, qui dure depuis plus d’une année, est illustré par une autre inaction, celle de la Financial Services Commission, et d’autres institutions de contrôle. Prenons la FSC. Depuis 2014 à ce jour, elle semble ne pas fonctionner comme il le faut, alors que le secteur financier est un pilier important de notre économie. La fin du traité de non-double imposition avec l’Inde incite certains pays africains à demander à renégocier leurs traités avec Maurice. Les scandales et les affaires se multiplient. Tout cela demande des institutions bien plus solides dans leur fonctionnement et surtout loin de la politique.
Y a-t-il un manque de préparation pour affronter de nouvelles situations prévisibles — la fin du traité avec l’Inde n’est pas une surprise, tout de même ! — ou la politique financière du pays est-elle faite au petit bonheur ?
Il est clair qu’il y a un manque de personnes de calibre et d’expérience au sein de nos institutions financières. Il manque aussi la volonté politique à faire changer les choses. Cela étant, il faut reconnaître que la FSC a fait quelque chose qui aurait dû avoir été fait depuis dix ans au moins : créer un poste de Deputy Chief Executive. J’espère que l’on va recruter le meilleur candidat et pas nommer un protégé politique pour ce poste.
Mais les institutions financières ne sont-elles pas censées être indépendantes et défendre d’abord et avant tout les intérêts du pays ?
Elles sont censées le faire. Regardons ce qui se passe au ministère de la supposée Bonne Gouvernance. Il y a tout là-bas excepté la bonne gouvernance ! Allons plus haut dans la hiérarchie gouvernementale. Le fait que le Premier ministre occupe aussi le poste de ministre des Finances défie les principes de base de la bonne gouvernance. En cumulant les deux postes, il se retrouve dans la même situation où le CEO d’une entreprise occupe également le poste de directeur des Finances. C’est une incitation à l’opacité, aux conflits d’intérêts et à la corruption. Ajouté à cela la qualité des conseillers au PMO, dont un qui est impliqué depuis des années dans une affaire de corruption. L’actuel gouvernement ne veut pas de gens capables et honnêtes, il préfère les courtisans. Tout cela remet en question sa volonté de gérer sainement les affaires du pays.
Que vous le vouliez ou non, Dan Maraye, Pravind Jugnauth présentera le budget national dans quelques jours. Qu’est-ce que vous attendez du budget 2018-19 ?
Comme la grande majorité des Mauriciens, je m’intéresse plus à la Coupe du monde qu’au budget. Je n’attends pas grand-chose de ce budget, dans la mesure où il est présenté par quelqu’un qui est déjà Premier ministre – poste pour lequel il n’a pas été élu – et qui n’a pas la réputation d’avoir une grande expérience des finances. Comment les observateurs politiques et les opérateurs du privé peuvent-ils accepter cela ?
Les opérateurs privés s’expriment très peu ou pas du tout sur les questions nationales depuis plusieurs mois…
Vous touchez à un point important du fonctionnement démocratique d’un pays. Le secteur privé ne s’exprime plus sur les cas de corruption qui se suivent et se ressemblent. Or, on ne peut éliminer la corruption sans la volonté des lobbies économiques et leur engagement dans cette lutte. Il semblerait que l’État et les lobbies économiques se soutiennent entre eux, au détriment des contribuables et du pays. Le gouvernement et le secteur privé sont dans une win-win situation où ils peuvent faire ce qu’ils veulent et évitent de se critiquer.
C’est pour cette raison que vous n’attendez-vous pas grand-chose du budget ?
C’en est une. Par ailleurs, nous sommes actuellement dans ce que l’on appelle le middle income trap, une situation économique assez compliquée. Pour en sortir, il faudrait que nos décideurs et nos institutions puissent s’adapter aux nouvelles technologies, aux changements structurels de l’économie et de la société. Est-ce que le ministre des Finances aura un plan pour nous permettre de sortir de cette étape ? En fonction de la manière dont il a dirigé le gouvernement, et plus particulièrement les finances jusqu’ici, je ne le pense pas.
Le gouvernement a annoncé la création d’une National Investment Authority. Que pensez-vous de cette nouvelle institution financière ?
Je prends cette annonce avec une pincée de sel et pas mal d’inquiétudes quand je pense à ce qui s’est passé en 1992. Le gouvernement MSM-MMM d’alors avait décidé que 50% des fonds de la Banque de Maurice seraient gérés par le Treasury Foreign Currency Management Fund. Cette mesure a été catastrophique puisqu’elle a conduit Maurice au méli-mélo de l’affaire MCB/NPF. Est-ce que nous ne sommes pas en train de refaire la même chose avec cette nouvelle institution ? D’autant plus que le gestionnaire de ce fonds catastrophique, qu’on a été obligé de fermer, est la même personne qui occupe aujourd’hui les fonctions de Secrétaire financier !
Le ministre des Finances a-t-il une marge de manœuvre pour lui permettre de faire un budget “labous dou” puisque nous sommes à un peu plus d’un an des prochaines élections générales ?
Je ne le crois pas. Environ 65% des revenus de l’État viennent des taxes douanières et de la TVA. Est-ce qu’on peut les augmenter sans provoquer la grogne des électeurs ? L’autre principal revenu de l’État provient de l’impôt sur le revenu, et on ne peut pas l’augmenter en période électorale. Donc, il n’a pas de marge de manœuvre. Mais il y a une solution pour faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’État afin de mieux le redistribuer, mais pour cela, il faut du courage et de la volonté politique. Il suffit de lire le rapport de l’Audit et de mettre en pratique ses recommandations. Rien que pour l’année 2017-18, le gouvernement pourrait économiser plus d’un milliard de roupies en éliminant les gaspillages. Pour répondre précisément à votre question, un budget labous dou serait dangereux pour le pays et son économie. Le temps du cafenol et l’aspirine est derrière nous. On ne peut plus gérer l’économie d’un pays en colmatant et en raccommodant. Mais pour cela, je le répète, il faut un leadership fort, bien entouré, bien conseillé.
Entre les lignes, vous dites en quelque sorte que Pravind Jugnauth n’a toujours pas l’étoffe d’un Premier ministre…
Il ne s’agit pas que de Pravind Jugnauth, mais de l’ensemble du gouvernement. En trois ans et demi de pouvoir, il a réalisé bien moins de 50% de ses promesses électorales. C’est dire que le gouvernement ne pas faire ce pourquoi il a été élu.
Certains disent qu’avec les scandales, les passe-droits et les mauvaises décisions, le gouvernement est en train d’organiser le retour de Navin Ramgoolam au pouvoir aux prochaines élections. Vous partagez cet avis ?
Je reviens de Malaisie où Mohamad Mahathir est revenu au pouvoir après une longue absence politique et pas mal d’accusations de corruption. Est-ce que ce qui s’est passé en Malaisie va se reproduire à Maurice ? On dit que the writings are on the wall. Au train où vont les choses, je ne serai pas surpris du tout par l’éventualité que vous avez mentionnée. Attendons voir ce que va décider l’électorat. Je ne serai pas surpris que, pour les prochaines élections, les Mauriciens votent plus pour le candidat que pour le parti. Le temps du “vote bloc” n’existe plus, comme l’ont démontré les élections de décembre 2014.
Seriez-vous surpris que le gouvernement actuel se ressaisisse et remporte les prochaines élections ?
Cela me surprendrait. Pourquoi les gens voteraient pour lui ? Pour continuer ses gabegies qu’ils passent leur vie à condamner sur les réseaux sociaux ? D’ici aux élections, nous aurons le métro léger, qui sera un argument sur lequel va jouer le gouvernement pour la campagne électorale. Mais les bienfaits éventuels du métro léger ne seront visibles que dans cinq, dix ans. Pas avant. Pour le moment, et pour 2019, ce qui sera encore présent dans la tête des électeurs ce sont les problèmes auxquels ils auront eu à faire face pendant la construction du métro léger. Sans compter tous les problèmes sociaux et autres qu’ils ont eu à subir et qui vont remonter à la surface au moment des élections.
Une autre question pour terminer. Avec votre expérience d’observateur politique et le recul du temps, avez-vous compris pourquoi le PMSD n’a pas pu faire en sorte que son candidat sauve sa caution à la partielle de Quatre-Bornes ?
Votre question me gêne, puisqu’il s’agit de mon fils, qui était le candidat du PMSD.
C’est parce que cette question est gênante qu’elle vous est justement posée !
Puisque vous insistez Ce résultat, cette défaite à Quatre-Bornes étaient prévisibles. Le PMSD a toujours eu l’apport d’un grand parti aux élections, le MSM ou PTr, ce qui faisait la différence. Le problème du PMSD à la partielle de Quatre-Bornes, c’est qu’on n’a pas fait campagne pour présenter le candidat du parti, mais qu’on a fait une campagne pour promouvoir le leader du PMSD en tant que futur Premier ministre. Si Paul Bérenger n’a pas pu convaincre l’électorat de voter pour lui comme éventuel Premier ministre, comment est-ce que Xavier Duval pourrait y parvenir ? La campagne du PMSD, faite par des gens qui ne comprennent rien à la politique, était catastrophique. C’était une élection impossible à remporter pour le PMSD.