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Dipin, diber, l’art

Avons-nous besoin d’art pour vivre?
Oui, définitivement oui, comme le montrent en ce moment Porlwi by Nature et les polémiques qu’il suscite.

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S’il ne fait pas partie des besoins biologiques de l’homme, l’art n’en répond pas moins à un besoin primordial: celui de l’esprit. C’est ce qu’exprime notamment celui auquel nous empruntons le titre de cette rubrique, le poète Michel Ducasse, qui nomme «Dipin, diber, poezi» l’une des sections de son très beau recueil de traductions poétiques intitulé «Enn bouke bwa tanbour». Ne pouvant se satisfaire que de boire et de manger, l’être humain a aussi des besoins spirituels, des besoins d’élévation, des besoins esthétiques. C’est bien ce que traduisent les peintures de la grotte de Lascaux, y a 17 000 ans.

«Au fond de soi, chacun sait que l’homme ne peut pas vivre sans art. Après 2000 ans sans art il perdrait sans doute son cerveau». Ces propos sont de Joseph Beuys, charismatique artiste allemand né en 1921 et décédé en 1986. S’inspirant directement des épisodes de sa vie, il invente une œuvre d’art total qui inclut sa vie, son travail, et sa place d’homme dans la société. Son œuvre se révèle ainsi comme un questionnement permanent sur les thèmes de l’humanisme, de l’écologie et de la sociologie notamment. A travers sa création artistique, Joseph Beuys manifeste un engagement politique total. Pour lui, qui se bat contre le capitalisme, politique et culture doivent avancer ensemble pour que la société fonctionne sur des bases saines.

Il est ainsi particulièrement passionnant d’écouter l’artiste, lors d’un débat public enregistré le 27 janvier 1970, qui explique pourquoi l’homme ne peut pas vivre sans art. «Comment l’homme vient-il au monde? Quelles sont les forces qui le nourrissent? Quelle est la mission de l’art, si on suit la perspective de Goethe qui disait que l’art est une technique de deux mondes. Cette technique doit se confronter au monde de la matière, et au monde qui est au-delà de la matière. C’est à dire avec le monde spirituel. Voilà la problématique de l’art.

Par l’art, quelque chose est apporté à l’homme qui le rend capable de vivre dans la dimension physique de la vie. J’essaie ici de décrire l’art comme une substance de nutrition dont l’homme a besoin» insiste Joseph Beuys. Et à la question de savoir si l’art est un moyen révolutionnaire, il répond: «Évidemment, l’art peut justement poser ces questions parce qu’il a élargi son concept au processus, parce qu’il ne se contente pas de questionner le résultat, mais parce qu’il remonte plus loin et questionne le processus».
Cette réflexion est particulièrement intéressante pour nous dans un contexte de polémique qui semble si fortement entourer le festival Porlwi by Nature, qui a occupé la capitale pendant cinq jours.

Il est ici intéressant de voir que la série Porlwi créée depuis trois ans par Guillaume Jauffret et Astrid Dalais, qui mise si fortement sur la fonction esthétique et divertissante de l’art, n’échappe pas au final à la définition de l’art donnée par Bergson. Selon laquelle l’art démasque la réalité cachée par le langage, les conventions sociales et les cadres rigides de l’éducation. C’est un moyen d’émancipation, voire de protestation.

L’aspiration à la beauté et au divertissement est légitime, et capitale. Mais elle s’inscrit aussi dans ce contexte global dont parlait Joseph Beuys. Porlwi pose la question des conditions de la création artistique à Maurice, et soulève immanquablement des problématiques liées à notre histoire tue et à notre organisation socio-économique actuelle. Un ensemble fait de domination voire d’exploitation, qu’on occulte trop souvent en refusant de parler de notre histoire coloniale, d’esclavage et d’engagisme, dont notre situation actuelle découle.

Il n’est pas étonnant, au fond, que Porlwi by Nature soulève des questions liées à l’ethnicité de ses organisateurs, à leurs liens avec une classe dominante possédant le pouvoir économique qui leur permet de mobiliser les millions nécessaires à l’organisation d’un tel événement là où d’autres peinent sans succès pour n’obtenir que dipin diber dans le meilleur des cas. Il est légitime de s’interroger sur la forme et la vision de l’art que ce secteur entend promouvoir à travers ces activités qu’il finance généreusement. Et il est somme toute sain de voir que les gens questionnent l’utilisation du terme «Nature». Cela montre qu’ils se sont, quelque part, approprié le terme, et qu’ils n’entendent pas qu’il soit impunément galvaudé et bafoué, utilisé sans cohérence entre la pratique habituelle et l’image projetée.

Et si on peut regretter la virulence, voire l’agressivité et la maladresse avec laquelle s’exprime parfois la remise en question, elle témoigne peut-être justement de ce que nous essayons trop souvent de taire, et qui n’est pas résolu.
Si au-delà du contentement, important, qu’apporte le beau, la série Porlwi nous permet une catharsis, une possibilité de faire sortir ce qui nous étouffe et entrave dans notre création commune du pays Maurice, alors il aura plus que surpassé ses objectifs. La question étant de savoir si nous saurons réellement débattre, au-delà des attaques personnelles, des inimitiés et des préjugés. Le chantier est ouvert…

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