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Eric Ng Ping Cheun : « Il est temps pour Maurice de se réveiller économiquement ! »

Notre invité de ce dimanche est l’économiste Eric Ng Ping Cheun, directeur de la firme Pluri Conseil, qui vient de publier son huitième ouvrage, « La Cigale ». Dans son interview, réalisée hier matin, il présente le contenu de son livre et partage son analyse de la situation économique mauricienne, qu’il décrit comme étant très grave.

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l Vous venez de publier votre huitième livre sur l’économie intitulé « La Cigale », s’inspirant des fables de Jean de La Fontaine. Est-ce que les lecteurs préfèrent la fable à la réalité, à la vérité économique ?

— On dit que l’économie est une discipline austère et très difficile à comprendre pour le non-initié. A Maurice, il faut intéresser les gens à lire sur des sujets économiques qui les concernent tous, pour qu’ils puissent mieux réagir, mieux se préparer à l’avenir. En m’inspirant de Jean de La Fontaine, j’espère pouvoir intéresser les gens à ces questions économiques que sont la nécessité de l’épargne et l’impact et les conséquences de la surconsommation, entre autres.

l De manière générale, le Mauricien, que vous appelez le consommateur dans le livre, s’intéresse-t-il à ces questions ou se contente-t-il de beaucoup consommer, pour ne pas dire à outrance ?

— J’ai bien peur qu’il ne s’intéresse pas à la question et se contente d’acheter — à crédit — d’où le titre du livre “La Cigale” qui, depuis La Fontaine, est synonyme de dépenses exagérées. Je crains fort que le Mauricien ne soit devenu insouciant sur cette question. A Maurice, on est en train de consommer avec insouciance, sans aucune prévoyance de ce que pourrait être demain, alors que, justement, pour affronter sereinement l’avenir il y a plein de défis économiques à relever.

l De votre point de vue, quelle est la situation économique actuelle du pays ? Pour rester dans la fable, peut-on dire que nous sommes entrés dans le temps de la « bise », qui fera la cigale arrêter de chanter ?

— Je crois que ce temps va bientôt arriver, dans deux ou trois ans. Surtout s’il y a une nouvelle crise économique mondiale, comme en 2008. La situation pourrait être pire, parce que je pense que l’économie mauricienne n’est pas aussi résiliente qu’elle l’était en 2008, en raison des réformes de 2007 dans la bureaucratie publique et l’ouverture aux étrangers, par exemple. On n’a pas fait de réforme économique majeure, structurelle et courageuse depuis 2010, alors qu’il aurait fallu continuer sur la lancée de 2007 et surtout en tenant compte de ce qui s’était passé en 2008. Il aurait fallu faire des réformes dans le secteur public et les corps paraétatiques.

l Mais le gouvernement qui est arrivé au pouvoir aux élections de 2014 bénéficiait d’une très confortable majorité parlementaire.

— C’est vrai. Nous avons eu un gouvernement avec, au départ, pratiquement une majorité de trois quarts, mais il n’a pas voulu faire les réformes économiques nécessaires, indispensables. En plus, quand le PMSD a quitté le gouvernement, on ne pouvait faire voter les réformes. Pour faire des réformes dans ce pays, il faut un gouvernement fort et surtout une politique économique qui transcende les partis et les alliances politiques: ce n’est malheureusement pas le cas. Pour revenir à la question de base, nous allons vers la bise puisque nous consommons au-dessus de nos moyens, que la majeure partie de ce que nous consommons est importée, même si nous avons encore suffisamment de devises étrangères pour le payer. Malgré tout, le déficit du compte courant — qui comprend les biens et les services — est en train de se détériorer et atteindra 7 % du PIB. Par ailleurs, avec la mise en vigueur, le 1er avril prochain, du nouvel accord fiscal entre l’Inde et Maurice, le flux d’investissements qui passe chez nous pour aller en Inde va continuer à diminuer.

Vous venez de dire que Maurice se retrouve dans la situation économique actuelle par manque de réformes. Dans votre livre vous avez établi une liste des maux qui empêchent l’économie mauricienne de fonctionner normalement : bureaucratie, corruption, trafic d’influence, clientélisme, favoritisme, népotisme. La cigale qu’est Maurice peut-elle survivre à autant de cancers ?

— Très bonne question. Ces maux sont devenus institutionnels et malheureusement nous ne pouvons survivre que par nos institutions fonctionnant selon une politique de bonne gouvernance politique et économique. Mais tous les maux que vous venez de reprendre de mon livre, font partie de l’anti-gouvernance politique et économique, parce que nous ne sommes plus dans les années 1980 où nous pouvions être compétitifs à cause du prix de la main-d’œuvre, et nous étions protégés par des accords préférentiels comme la Convention de Lomé et le Protocole sucre. Ce qu’il nous faut, c’est de la bonne gouvernance et nos institutions doivent devenir phares, indépendantes. Il faut combattre la corruption et prôner la méritocratie aux dépens du copinage et du népotisme, surtout dans les marchés publics.

l Vous avez l’impression que nous allons dans cette direction quand la une des journaux nous apprend que l’ICAC continue à mener l’enquête, commencée il y a plus d’une année, sur un cas d’auto-augmentation de salaire d’un responsable d’un corps paraétatique !

— L’ICAC a beaucoup perdu de sa crédibilité ces derniers temps. Si l’institution supposée s’attaquer à la corruption prête le flanc à des soupçons de partialité vis-à-vis du pouvoir politique, on ne pourra jamais gagner le combat contre ce cancer-là. Et cela se voit aux baromètres internationaux de lutte contre la corruption où Maurice dégringole depuis des années. Nous ne pourrons remporter la bataille d’un taux de croissance dépassant les 5 % qu’à travers nos institutions fonctionnant selon les règles de la bonne gouvernance.

l Il va falloir remettre de l’ordre et revoir les nominations à la tête dans presque toutes les institutions du pays pour atteindre cet objectif.

— L’indépendance de nos institutions a été piétinée par le gouvernement. Cette indépendance est fondamentale pour la bonne marche du pays et de l’économie. Pour le moment beaucoup de nos institutions économiques, comme la Banque de Maurice et la Financial Services Commission fonctionnent à partir des directives du Bâtiment du Trésor.

l Dimanche dernier, dans Week-End, Ram Seegobin, de Lalit, disait que le gouvernement n’a aucun projet/programme de développement de l’économie, qu’il se contente de gérer la situation au jour le jour. Vous partagez cet avis ?

— Je ne suis même pas sûr que le gouvernement gère la situation économique du pays au jour le jour ! J’ai le sentiment que nous sommes en pilotage automatique, dans la mesure où nous n’avons pas un ministre des Finances à plein temps, puisqu’il est aussi le Premier ministre.

l Les mauvaises langues économiques affirment que le véritable ministre des Finances est le Secrétaire financier !

— Même si c’est le cas, sa performance est loin d’être une réussite quand on regarde la situation des finances et de la dette publique, pour ne citer que deux exemples. Je répète que le poste de ministre des Finances est un travail à plein temps, un 24/7, pas un poste à temps partiel. Il faut suivre l’actualité internationale, rencontrer les investisseurs sur place et les potentiels, faire avancer les dossiers, s’assurer que les choses se mettent en place. Il faut renforcer notre économie et la rendre résiliente et l’on ne le fait pas de manière systématique depuis deux ans. Un ministre des Finances ne fait pas que lire le discours du budget une fois par an et prononcer quelques discours devant le secteur privé lors d’inaugurations de bâtiments ou de services. Le discours c’est pour la galerie, mais l’économie se construit au jour le jour dans le cadre d’un plan. Or, il n’y a pas un véritable plan de développement économique au gouvernement, on fait les choses au petit bonheur. Le seul développement auquel on a assisté au cours des deux dernières années est celui de l’immobilier.

l Parlons-en de ce développement de l’immobilier. C’est le nouveau pilier économique qui va permettre à Maurice de régler ses problèmes ?

— Au contraire, puisque ce n’est pas un développement durable, alors que nous avons besoin d’une production continue pour créer des emplois. Une petite île comme Maurice ne peut être tributaire d’un développement immobilier et de la construction. Il faut prévoir comment développer le pays de manière durable, en respectant l’environnement, comment apporter un développement inclusif en ce qui concerne le tourisme.

La frénésie de consommation que vous soulignez dans votre livre n’est-elle pas due au fait que le gouvernement n’a pas pris de mesures pour l’encadrer, la freiner, et ne tient-elle pas aussi au silence des économistes qui n’ont pas tiré la sonnette d’alarme ? On ne les a pas beaucoup entendus les économistes, ces temps derniers, tout comme le secteur privé, d’ailleurs.

— Je le dis dans le livre : le silence assourdissant des élites n’arrange guère les choses et favorise un climat économique malsain. Vous savez, le secteur privé est d’abord là pour vendre ses produits et on le voit mal venir dire : Ne consommez pas. Je le dis dans le livre que ces dernières années on a appliqué des politiques qui favorisent la consommation au détriment de l’épargne. Je dirais même qu’on a encouragé les gens à consommer et, pire, à s’endetter pour consommer. Tant qu’on a les moyens de consommer, cela ne pose pas de problème, mais quand on s’endette pour le faire, ça devient dangereux. Dans la réalité, les taux d’intérêt ont beaucoup baissé — le taux directeur est passé de 9,27 % en 2009 à 3,65 % aujourd’hui. C’est une incitation à ne pas épargner. D’une part, nous avons eu une politique monétaire qui encourage la consommation et, d’autre part, le gouvernement ne donne pas le bon exemple en dépensant et en s’endettant, ce qui fait que la dette publique est arrivée à 63 % du PIB, et les Mauriciens sont encouragés à consommer avec insouciance.

l   La consommation et l’endettement sont les principaux maux de notre économie, de cette « bise » que vous dites voir venir ?

— Je pense que oui, surtout dans un contexte où il n’y a pas d’investissement privé. Nous sommes en train de créer une bulle financière et le jour où l’on sera obligé d’augmenter les taux d’intérêt en raison de l’inflation, elle va éclater. L’endettement va devenir insoutenable, parce que les gens ne pourront plus rembourser leurs emprunts, ce qui fait que les banques auront beaucoup de créances douteuses. Nous n’en sommes pas là, pas encore, mais il faut être prévoyants après l’entrée en vigueur du nouveau traité fiscal avec l’Inde et la réduction des capitaux. La question à poser est la suivante : dans ce contexte, le déficit commercial sera-t-il soutenable ?

l Quelle est votre réponse à cette question ?

— Je crains fort que, d’ici deux ans, il y ait beaucoup de pressions sur la roupie. Les conséquences du Brexit et de l’économie mondiale commencent à se faire sentir. Je peur que nous n’arrivions pas à soutenir le déficit commercial et que la Banque de Maurice ne doive puiser dans ses réserves pour injecter des devises étrangères sur le marché, pour protéger la roupie. Tous ces facteurs peuvent produire un mélange détonant pour l’économie mauricienne, c’est pourquoi je dis : il est tempe de se réveiller économiquement !

l Vous dites également qu’une des raisons de la situation économique actuelle réside dans le fait qu’en cette année préélectorale le gouvernement a choisi d’échapper à l’économie en faisant preuve d’irresponsabilité fiscale. Expliquez-vous!

— Il a annoncé son intention de mettre la pension de vieillesse au même niveau que le salaire minimum, un certain degré de gratuité dans l’éducation tertiaire publique, la publication du prochain rapport du PRB, sans compter les autres nombreuses dépenses publiques. Pour moi, c’est de l’irresponsabilité fiscale, parce qu’on ne sait pas où tout ça va mener. C’est une politique de la terre brûlée.

l Vous êtes en train de décrire une situation économique apocalyptique, mais on dirait que ces prévisions, qu’ils doivent nécessairement connaître, ne semblent inquiéter ni le gouvernement ni le secteur privé. Ils sont tous aveugles et vous êtes le seul clairvoyant du pays ?

— Je suis une des rares personnes qui disent haut ce que beaucoup pensent tout bas. Je crois que tout le monde est en train de jouer avec le système. Comme disent les Anglais : « They are milking the system ». Le tout c’est de profiter du système, de se maintenir au pouvoir et après, quand ça va exploser, ce sera: « Après moi le déluge ! »

l Un changement politique aux prochaines élections pourrait-il changer la donne économique ?

— Je l’espère. C’est tout ce qu’on peut faire : espérer que ça change. Ce sont nos enfants et petits-enfants qui paieront la surconsommation et les emprunts faits.

l Qu’est-ce qu’on doit faire pour échapper à la « bise » qui vient ?

— L’exemple doit venir d’en haut. Nos dirigeants politiques doivent commencer à avoir de la rigueur en matière de dépense des fonds publics, ne pas dépenser plus que le taux d’inflation comme ils le disent chaque année dans le budget, sans le faire. Il faut arrêter avec la politique de crédit facile et faire des réformes économiques drastiques. Il y a des choix budgétaires à faire pour pérenniser l’avenir en ne se fondant pas sur des promesses électorales pour satisfaire tel ou tel électorat, mais sur la réalité des chiffres.

Imaginons un instant que vous êtes le ministre des Finances. Quelles sont les mesures phares que vous prendriez dans le prochain budget national pour redresser l’économie ?

— Il faudrait mettre le paquet sur l’investissement privé en rétablissant la confiance qui fait actuellement défaut, en raison des signaux contradictoires envoyés par le gouvernement. Il faut repenser l’économie au-delà de l’immobilier, voir comment apporter un développement inclusif en intégrant et en diversifiant les services, faire en sorte que les bienfaits du tourisme profitent plus aux petites entreprises que les grands groupes. Le problème des PME, c’est l’accès au marché local et elles ne pourront se développer que dans le cadre d’une déconcentration de l’économie.

l  Que voulez-vous dire par déconcentration de l’économie ?

— Je refuse d’utiliser le terme démocratisation de l’économie qui a une mauvaise connotation, comme vous le savez. Comment peut-on développer les PME quand les grands groupes locaux ont leurs propres PME — dans tous les domaines possibles et imaginables : de la formation à la communication en passant par l’impression et même la restauration — et sont des entreprises dans l’entreprise auxquelles tous les contrats sont attribués ! En plus, en utilisant tous les encouragements et les facilités accordés aux PME ! C’est un cercle infernal dont il faut absolument sortir.

l Vous voyez un gouvernement accepter de remettre en question la politique économique en place, en collaboration avec le secteur privé depuis des années ?

— Parfois, je me dis que la solution ne peut venir que d’une crise mondiale qui obligerait Maurice à se ressaisir et à réveiller les Mauriciens !

l Malgré tout ce que vous venez de dire, vous êtes optimiste pour l’avenir économique du pays ?

— Comme le disait l’économiste français Alain Minc : « Je suis un pessimiste actif ». Oui, la situation est grave, mais si nous nous ressaisissons, si nous prenons les bonnes décisions, si nous raisonnons, nous pouvons quand même rebondir. Je crois dans le Mauricien, dans sa capacité de rebondir, de tirer parti des opportunités comme il le fait quand il est à l’étranger. Je crois que Maurice a beaucoup de potentiels qui ne sont pas exploités.

l Vous terminez votre livre par un post-scriptum consacré au chien de garde : la presse. Vous considérez qu’elle n’aboie pas, qu’elle ne mord pas assez au niveau économique…

— Je trouve que parfois la presse s’intéresse plus aux faits divers, aux faits politiques plutôt qu’aux grands enjeux économiques. Il y a un effort de pédagogie que la presse doit faire pour amener les gens à s’intéresser à l’économie, à s’intéresser à ce sujet qui nous concerne tous. J’en profite pour déplorer le fait qu’on lise de moins en moins chez nous. A Maurice, on semble croire que les livres — ceux traitant d’économie – sont destinés uniquement aux étudiants, alors qu’il faut se former en permanence, s’ouvrir aux nouvelles idées économiques.

l Excusez-moi : Maurice doit être un des pays où les conférences sur l’économie données par des gurus — parfois autoproclamés — de l’étranger qui viennent partager leur dernière trouvaille ou technique sont fréquentes.

— Il y a tellement de séminaires ici qu’on pourrait nous surnommer Maurice, l’île de Séminaristes ! A Maurice on aime faire venir des étrangers, chèrement payés, pour qu’ils viennent nous dire ce que nous savons déjà ! Non seulement ils ne connaissant pas le contexte et les spécificités locales, mais il y a des Mauriciens qui sont capables de faire la même chose…

l Je suppose que vous parlez de vous-même ?

— Moi, parmi d’autres. Non seulement on pense que nul n’est prophète dans son pays, mais on a développé un complexe envers les étrangers. Beaucoup de ceux qui viennent arrivent avec la même powerpoint présentation !

l Dernière question : est-ce que les décideurs économiques, à qui votre livre est destiné, vont vous écouter, ou est-ce que, comme dans la fable Le Loup et l’Agneau, la raison du plus fort sera toujours la meilleure et va l’emporter sur vos mises en garde ?

— En tout cas, moi j’aurais fait ma part et publié le résultat de mes recherches et analyses. Il fallait que quelqu’un dise ce que les gens ne veulent pas entendre, je l’ai fait. Si on veut changer le donne économique — et il faut absolument la changer —, il faut aller de l’avant au lieu de continuer à s’asseoir dans son salon et à réagir seulement en postant un petit commentaire sur Facebook ! Pour résumer, j’estime avoir fait ce que je devais faire en tant que citoyen mauricien responsable.

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