Les récentes escarmouches entre le leader de l’opposition et ancien ministre du Tourisme Xavier-Luc Duval et l’actuel ministre du Tourisme Anil Gayan au Parlement sur les réalités des chiffres du tourisme ont sonné comme une révélation. Il y a une véritable tendance à la baisse en matière de fréquentation et de dépenses sur place du tourisme, même si le mois d’avril REMET un peu de baume au cœur quant au nombre des visiteurs. Dans cette conjoncture, Week-End est allé à la rencontre du directeur de l’Association des hôteliers mauriciens (AHRIM), et le moins que l’on puisse dire, c’est que la sonnette d’alarme est bien tirée. Jocelyn Kwok, habituellement très prudent dans ses déclarations, ne fait pas dans la langue de bois en annonçant que « le tourisme ne va pas très bien en ce moment ». Il va plus loin en parlant de la stigmatisation des touristes, sur la dégradation de l’environnement et de la sécurité dans le pays, sans oublier les arnaques dont ils seraient victimes. Il en appelle au bon sens civique des Mauriciens et aux autorités compétentes pour sortir de cette mauvaise passe.
l Les chiffres des arrivées touristiques pour le mois d’avril sont tombés hier avec notamment une progression de 3,4% sur 2018, mais sur les quatre mois de l’année, une baisse de 0,1% en comparaison AVEC l’année dernière? Comment se porte réellement le secteur du tourisme ?
– Effectivement, le mois d’avril a été meilleur avec une croissance des arrivées touristiques de l’ordre de 3,4%, mais les mois cumulés de janvier à avril montrent toujours un léger déficit de 0,1%. Statistics Mauritius publie depuis cette année les détails des arrivées par avion et par bateau pour chacun de nos marchés et les arrivées par avion, mesure principale et prédominante de la performance du secteur, sont de leur côté en baisse pour ces mêmes mois cumulés de janvier à avril, affichant une décroissance de l’ordre de 2,6%. En clair, notre tourisme ne va pas très bien en ce moment. Au-delà du fait que nos principaux marchés subissent chacun à leur manière des effets défavorables à Maurice, il y a, semble-t-il aussi, un problème de compétitivité de notre produit, pas forcément lié au prix, car nos concurrents directs de l’océan Indien, et d’ailleurs, s’en sortent nettement mieux que nous en ce moment précis.
l Cette guerre de chiffres à laquelle se livrent le ministre Anil Gayan et le leader de l’opposition est-elle un témoignage qu’il y a un vrai problème dans l’industrie ?
– Cette guerre des chiffres est chose du passé, je crois. Les chiffres officiels de Statistics Mauritius sont disponibles pour tout le monde. Le point le plus important, selon nous, demeure le produit Maurice qui perd de sa compétitivité hors prix. Notre principal atout, le patrimoine naturel, écologique, est moins bien perçu, de même que le niveau de sécurité. Et cela est dramatique.
l Notre destination est donc devenue en dessous des attentes?
– Notre destination tombe progressivement en dessous de ce qu’elle promet depuis un certain temps. Et ce n’est pas moi qui le dis. Ce sont les visiteurs eux-mêmes qui le disent dans l’évaluation qu’ils font de la destination. En effet, dans le sondage de Statistics Mauritius entre 2015 et 2017 par exemple, l’état de l’environnement à Maurice se dégradait sérieusement aux yeux de nos visiteurs. En 2015, 41% de nos touristes attribuaient la note ‘excellent’ à l’état de l’environnement à Maurice. En 2017, ce pourcentage d’appréciation a chuté à 19% ! Si l’on n’y fait pas attention, on a de fortes chances de ne pas pouvoir renverser la tendance, d’autant que tout cela est montré, preuve à l’appui, sur les réseaux sociaux. Il faut arrêter de dire que le tourisme, c’est uniquement l’affaire des acteurs du tourisme. C’est l’affaire de tous.
l Les acteurs du tourisme et le gouvernement comprennent-ils la portée de ces critiques ?
– Il y a pire que cela. A l’item de la sécurité, la baisse de confiance est de 50%. Et de manière plus alarmante, alors que globalement, après leur séjour ici, seulement 1% de nos touristes disait ne pas vouloir recommander Maurice à leurs proches et amis, ce pourcentage d’appréciation négative a atteint en 2017 la barre des 10% de nos visiteurs ! Si 10% de nos 1,4 million de touristes disent ne pas vouloir recommander Maurice après leur séjour ici, il y a forcément un gros problème. Et, sincèrement, ce problème dépasse de loin la responsabilité et le mandat du ministère et des autorités du tourisme uniquement. Ce problème concerne tout le pays qui n’est peut-être pas l’hôte idéal qu’il prétend être.
l Il y a donc un manque de cohérence dans la stratégie mauricienne d’attirer plus de touristes ?
– Il y a un manque de convergence des priorités des différents ministères qui ont une part à jouer dans le tourisme. Par exemple, pour une plage publique, il y a au moins douze autorités — environnement, tourisme, santé, commerce, pêche, terres, beach authority etc. — qui ont leur mot à dire. Ainsi, chaque décision de bon sens prend plus de temps que nécessaire. Et c’est moins efficient. Un touriste n’est là que de passage. Si sur dix jours, il voit la plage sale trois jours parce que le nettoyage se fait tous les sept jours . Un petit détail aux grandes conséquences. Toute l’île Maurice n’a pas compris ce que c’est qu’être un hôte pour les touristes qui ont fait le choix de venir ici pour des vacances en déboursant quand même une somme importante.
l Et pourtant on parle d’une île paradisiaque et de l’accueil légendaire des Mauriciens !
– Il faut se rendre à l’évidence. Il y a, aujourd’hui, davantage de concurrence. Et à côté du sourire, de l’accueil légendaire de la majorité des Mauriciens et de notre île paradisiaque, il y a aussi une frange qui pense que les touristes sont des oiseaux à plumer. Sans compter les indifférents et les sceptiques qui estiment que les touristes sont responsables de la montée des prix. Malheureusement, nous ne sommes pas comme Dubaï, Singapour, ou Hong Kong… où tout le monde est au courant qu’un touriste est un visiteur par choix qui doit être protégé, bien traité, surtout pas arnaqué. Autant chez les acteurs formels que chez les informels ou, voire, le simple du citoyen, on constate que le touriste est de plus en plus déçu. Entre le guide touristique qui ne lui conte pas l’histoire, le patrimoine écologique qui laisse à désirer, la saleté environnante et les arnaques des pseudo taxis ou autres plaisanciers… Il a de quoi se poser des questions. La valeur ajoutée du touriste et ce qu’il apporte à la destination n’ont pas été forcément compris. Les gens ne sont pas assez sensibles à cela. Ce n’est peut-être qu’un symptôme du mal-être…
l Que faut-il faire ?
– Les efforts de promotion, de marketing et d’investissements dans le “trade” par les hôteliers et la MTPA sont systématiques. Les opérations sont maintenues. Est-ce qu’on aurait pu faire plus ? Certainement, surtout sur certains marchés particuliers. On est présent dans les foires, dans les road shows… Mais je crois que dans la forme finale, dans tout ce qui est réalité mauricienne, il y a beaucoup de chemin à faire. Au final, si la promesse n’est pas tenue, cela veut dire que nous devons faire du tourisme, de la sécurité et de l’environnement des priorités nationales. Tout comme on fait des mains et des pieds pour redresser l’Ease of doing business, faisons des mains et des pieds pour redresser notre tourisme.
l On avait un branding pour pousser la destination. Est-ce que le fait de l’avoir éliminé fait une différence et joue sur la qualité de la promotion de Maurice ?
– Oui, cela fait clairement une différence dans l’esprit des gens, dans l’esprit des voyageurs quand on n’a pas une affirmation de son identité, une affirmation de ce que nous sommes et de ce que nous promettons. On est forcément beaucoup plus faibles. Aujourd’hui, on a tendance à rester très raisonnable dans ce que nous sommes: un beau pays, de superbes plages, un pays de migration, avec un mélange où l’on vit en parfaite harmonie, etc. Tout ça, on le sait. Mais de là à parler un langage qui attirerait le visiteur et qui nous permettrait d’avoir une identité ou, tout au moins, un message de positionnement qui nous permettra d’être différenciés des autres, on a beaucoup de mal. Est-ce important ou pas ? Les avis divergent. Je crois que Maurice n’arrive pas à créer de lien émotionnel avec le voyageur. Et ce lien émotionnel est provoqué dès ses premiers instants par le message qu’on lit, l’image qu’on projette, un jingle, une musique, etc. Cela est très important pour le marché asiatique par exemple. C’est difficile à expliquer, car ce n’est pas mesuré, mais c’est vrai que l’absence d’une identité est un trou dans ce qu’on doit avoir comme base avant même de penser qu’on doit se battre contre les autres.
l Pour garder la tête hors de l’eau, certains hôteliers ont revu leur politique d’accueil des Mauriciens dans les hôtels. Maintenant c’est non seulement en basse saison, mais presque 365 jours sur 365. Est-ce parce que nos hôtels se vident ?
– Je ne dirais pas que nos hôtels se vident. La stratégie de proposer des packages taillés sur mesure pour les Mauriciens, c’est quelque chose de bien pour tout le monde. Les vacances, c’est pour tous. C’est aussi une stratégie palliative sur ce qu’on perd en ce moment dans le secteur. Mais il faut rester lucide: ce ne sont pas les mêmes normes. Dans une situation où l’on est under performant, tout revenu marginal est bon à prendre. Il ne faut pas se méprendre sur ce que je dis, car le Mauricien est toujours le bienvenu, mais c’est simplement la loi du marché qui impose quand et comment.
l Les compagnies aériennes ont-elles aussi des responsabilités dans cette situation alarmante?
– Les compagnies aériennes ont leurs propres soucis de compétitivité et de rentabilisation de leurs appareils qui dépassent le simple cadre du tourisme. Et la demande pour les sièges d’avion est aussi le premier signal sérieux et fiable envoyé par le marché. Les réservations de chambres d’hôtel sont également des signaux de la tenue de la destination, mais leur annulation, souvent facile et sans frais, les rend moins fiables comme indicateurs de santé. Donc, le nombre des sièges d’avion mis à la disposition de Maurice est le résultat de décisions prises plus tôt dans la chronologie des événements. La capacité aérienne devient alors une donnée qui conditionne le tourisme sur Maurice. Si elle est restreinte, elle limite les possibilités de voyage à préavis court ou de dernière minute. Bien entendu, la politique nationale peut volontairement influencer cette chronologie des prises de décision.
l N’y a-t-il pas de concertation entre hôteliers et compagnies aériennes pour voir et suivre la tendance des marchés ?
– Non, il n’y a pas une concertation systématique. Il y a des concertations par moments de crises ou quand il y a des occasions sur tel ou tel événement, comme les Jeux des îles, les Spring Festival… Mais de là à avoir une concertation pour le développement d’une stratégie, non… Il semble non seulement que les arrivées soient en baisse, mais les recettes aussi… Oui ! Cette baisse de l’ordre de 10,7% pour les mois de janvier et février représente déjà un déficit de revenus de plus de Rs 1,3 milliard pour l’industrie. C’est clair que la situation n’est pas brillante et tout le pays devrait s’atteler à trouver des solutions de redressement. Une partie de l’explication se trouve aussi dans le secteur informel qui grossit trop rapidement selon nous, possiblement plus rapidement que le secteur formel.
l Y a-t-il de nouvelles tendances qui se dessinent ?
– Il y a un phénomène nouveau que nous constatons en ce moment grâce à notre propre outil de monitoring des réservations des chambres d’hôtel. Il s’agit des annulations sur 30 jours. Un phénomène qui prend de l’ampleur. Beaucoup de voyageurs aujourd’hui font des réservations, semble-t-il, sur plusieurs destinations, et à 30 jours, 21 jours du départ, ils font leur choix définitif. Cela peut être lié à n’importe quoi, une mauvaise météo, un événement politique… ou inversement un événement positif concernant le pays. Le coût de réservation des voyageurs est quasi nul, donc ils peuvent se permettre d’annuler quand ils veulent.
l Dans ce tableau plutôt sombre brossé du secteur touristique, il y a tout de même une bonne nouvelle pour l’AHRIM qui a obtenu gain de cause dans sa bataille pour la protection de nos eaux contre le projet d’aquaculture de Growfish Ltd. Quelle est la prochaine étape ?
– Nous ne sommes pas contre l’aquaculture. L’aquaculture peut prendre plusieurs formes. Notre appel était dirigé contre les autorités qui ont octroyé la licence EIA à Growfish Ltd. Et nous avons estimé qu’il y avait plusieurs manquements. Le tribunal nous a entendus et a soutenu plusieurs raisons que nous avons avancées dont celle qu’il n’existe aucune étude par rapport aux risques requins que peut engendrer un projet d’une telle envergure, mais aussi la capacité monstre de ce projet-là qui dépassait la logique. Avec le verdict, l’AHRIM est pleinement satisfaite et surtout rassurée. La partie adverse à 21 jours pour faire appel. Attendons voir.
l Attendez-vous quelque chose du budget ?
– Aujourd’hui, à la veille du budget, il y a trois choses qui nous semblent être importantes : d’abord le de-Licensing. Il faut mettre de l’ordre dans ce secteur…. Aujourd’hui, il y a 5 000 hébergements répertoriés sur AirBnB, mais il y a quelque
1 100 permis répertoriés. Cela veut dire que plusieurs milliers vivent en dehors du système de taxation! L’informel pose non seulement des problèmes de qualité, de suivi client, mais aussi de protection et de sécurité. Et ces chiffres n’entrent pas dans les activités touristiques. L’informel a son rôle à jouer, mais il devrait avoir plus de transparence sur la réelle croissance de ce secteur et sa participation dans l’économie touristique. Ensuite, il y a le problème environnemental. Nous, dans l’hôtellerie, nous payons l’Environment Protection Tax. Presque Rs 400 M par an. Nous sommes les principaux payeurs de cette taxe, mais on ne voit pas de résultat. Enfin, il y a le problème de la main-d’œuvre. On demeure une industrie à forte densité de main-d’œuvre, et durant ces trois dernières années il y a eu entre 300 et 500 postes vacants chez nos 85 membres. Et ça, ce n’est pas normal. Il faut trouver une solution, augmenter les effectifs à l’école hôtelière, donner plus d’incitations, rallonger et renforcer le programme d’apprentis pour nous permettre, nous opérateurs, d’avoir à notre disposition ces ressources et ces employés potentiels.
l Le mot de la fin?
– Le tourisme est une industrie nationale. C’est une ambition nationale et non l’affaire d’un groupe ou un autre. Et la valeur ajoutée du tourisme à Maurice bénéficie vraiment à tout le monde, pas comme certains autres secteurs économiques. C’est reconnu, c’est justifié. Si nous voulons nous donner les moyens de nos ambitions, il faut impérativement qu’il y ait une meilleure convergence de nos actions sur le terrain découlant de la stratégie de l’Etat. Il faut que tout le monde comprenne qu’on a intérêt à faire des efforts, s’entraider, mieux communiquer, coordonner les actions… pour reprendre des couleurs et assurer sa pérennité. La réalité est que nous devons pouvoir faire vivre l’existant pour pouvoir préparer l’avenir et continuer à évoluer, alors qu’on sait que nos espaces sont restreints, le patrimoine se dégrade, la mentalité des gens même change… Il faut que les autorités mettent de l’ordre dans tout ceci. Sinon on va prendre encore plus d’eau…