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Me Antoine Domingue : « Oui, il y a eu complot pour tenter de déstabiliser les institutions »

L’invité de l’interview de ce dimanche est Me Antoine Domingue, qui revient sur les événements qui ont secoué le sommet de l’Etat et poussé la présidente à la démission. Il donne sa lecture de ces événements et surtout de leurs conséquences, avec le franc-parler qui le caractérise.

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Après « Maurice va vers une dictature policière », il y a deux ans, il y a quelques jours, vous avez parlé de « complot » et de « trahison » dans le cadre des événements qui ont mené à la démission de la présidente de la République. Qu’est-ce qui vous a poussé à utiliser le terme, très fort, de « complot » ?

— Replaçons les choses dans leur contexte. Le vendredi 16 mars vers 13h15, des journalistes d’une radio privée sont venus m’interviewer sur la crise au sommet de l’Etat. Au cours de cette interview, on m’a laissé entendre que certains avocats du PMSD avaient donné un avis légal selon lequel la présidente de la République pourrait instituer une commission d’enquête. J’ai immédiatement dit qu’on pourrait arriver à cette conclusion en se référant seulement à la Commission of Enquiry Act, mais que cela n’était pas possible en appliquant ce texte à la section 64 de la Constitution qui est la loi suprême du pays. Cet article 64 définit la séparation des pouvoirs et des responsabilités entre la présidence et l’exécutif. A 14h, la radio me rappelle en direct pour m’annoncer que la présidente venait de nommer une commission d’enquête et j’ai réagi en disant que ce n’était pas possible en raison, justement, de la section 64 de la Constitution et qu’il s’agissait d’un complot.

Pourquoi ?

— Nous nous sommes quasiment retrouvés dans une situation où la reine d’Angleterre se trouvant en porte à faux avec le Premier ministre, décide de nommer une commission d’enquête sur Theresa May. C’est inconcevable, selon la loi. Pour moi, à ce moment précis, et je le pense encore jusqu’à ce qu’on me prouve le contraire, la façon dont l’affaire s’est passée, le jour que ça s’est passé, le moment où le communiqué a été émis, signifiaient qu’il y avait un complot afin de tenter de déstabiliser les institutions de l’Etat. La façon dont les choses ont été « gérées » et se sont passées m’a fait craindre le pire. C’est très facile dans un pays comme Maurice de créer du désordre en agitant, entre autres, l’argument communal. Les gens de ma génération n’ont pas oublié les bagarres raciales de 1967 et, plus récemment, les problèmes sociaux qui ont suivi la mort du chanteur Kaya. Pour moi, une étincelle peut mettre le feu aux poudres à Maurice.

Et vous avez utilisé le terme complot, qui dans ce contexte est très proche de l’expression « coup d’état ».

— Quand on se permet de faire des choses contraires à la Constitution, je viens dire que c’est antidémocratique et j’ai utilisé le terme approprié de complot. Au départ, c’était tellement énorme que j’ai cru que c’était un bobard. On était en train d’assumer des pouvoirs que l’on n’avait pas. On était en train de faire une tentative pour déstabiliser l’exécutif, en s’arrogeant des pouvoirs que l’on n’a pas pour instituer une commission d’enquête qui ne peut pas exister selon la Constitution. J’ai aussi utilisé le terme « haute trahison » envers les institutions démocratiques de notre pays. Une personne qui n’a pas été élue au suffrage universel ne peut pas s’arroger les pouvoirs de l’exécutif. L’exécutif est issu du Parlement qui est lui-même issu des élections démocratiques. Ce qui m’a d’autant plus choqué c’est que la veille, dans le magazine Weekly, l’ex-juge Vinod Boolell avait publié un article expliquant en long et en large le principe de la séparation des pouvoirs entre la présidence et l’exécutif. Et le lendemain, on annonçait que la présidente venait de faire le contraire de ce que prévoit la Constitution ! C’est pour cette raison que j’ai utilisé le terme « complot », ce qui a fait stopper net le cours des choses et poussé les gens à réfléchir au lieu de réagir, comme ceux qui avaient monté le complot l’espéraient sans doute.

La nomination de la commission d’enquête du vendredi 16 mars n’a-t-elle pas été surtout une réplique ou une menace dans le conflit qui a opposé la présidente au gouvernement à travers le Premier ministre ?

— On peut l’interpréter comme ça. Le Réduit a réagi à la décision du Conseil des ministres d’aller présenter une motion de destitution au Parlement en nommant une commission d’enquête contre la présidente, mais aussi contre le gouvernement à travers l’affaire Sobrinho. C’était une forme de réplique à la limite du chantage. Heureusement que cela n’est pas allé plus loin.

Mais comment se fait-il que des hommes de loi se soient prêtés à ce qui pourrait être interprété comme une tentative de manipuler un article de la Constitution ?.

— Je pense que certains ont lu le Commission of Enquiry Act en occultant la section 64 de la Constitution. Certains des experts autoproclamés de la Constitution qu’on a entendus connaissent peut-être le texte, mais pas les principes sous-jacents, la séparation des pouvoirs, les équilibres entre institutions et les mécanismes des articles comme ceux qui gouvernent la section 64.

Comment expliquez que Sir Hamid Moollan, QC, un des ténors du barreau mauricien, ait accepté de présider une commission d’enquête illégale ?

— Je pense qu’il a été piégé et qu’on a utilisé son nom. Et ce n’est pas pour rien que son nom a été utilisé dans cette affaire. Il s’agit de raisons propres à ceux qui ont trempé dans ces magouilles, dans ce complot réfléchi par qui nous savons…

Et ce qui nous savons, c’est qui, justement ?

— Des gens proches du PMSD et qui sont venus sur les radios défendre le fait que la présidente peut nommer une commission d’enquête. Il est évident que dans cette affaire, il y a des apprentis sorciers qui étaient en train de jouer avec de la poudre à canon !

Quelques heures après la démission de la présidente, le gouvernement a annoncé la nomination d’une commission d’enquête. En quoi cette commission diffère-t-elle de celle, « illégale », que la présidente avait nommée ?

— En tant que juriste, la décision du cabinet me semble cohérente. Il y a deux choses distinctes : tout d’abord des événements entourant le communiqué annonçant la nomination de la commission illégale et les protagonistes au-devant de la scène. Il faut savoir ce qu’on a cherché à faire ainsi que le rôle de chacun et c’est pourquoi une commission d’enquête a été nommée. Et puis, il y a eu, dans le cadre de l’affaire Alvaro Sobrinho, avec ses nombreux tenants et aboutissants, des allégations de délits sanctionnés par laPrevention of Corruption Act qui relèvent de la compétence de l’ICAC. Cette institution doit faire son enquête et envoyer ses conclusions au DPP à qui revient la responsabilité d’entamer ou non des poursuites.

Est-ce qu’en nommant une commission d’enquête sur la présidente et en demandant à l’ICAC d’ouvrir une enquête sur l’affaire Sobrinho, le gouvernement a réussi à se protéger d’une commission d’enquête parlementaire devant laquelle certains de ses membres auraient pu laisser des plumes. 

— Je ne crois que ce soient seulement des membres du gouvernement qui pourraient laisser des plumes si une commission parlementaire était instituée ! A mon avis, les tentacules de M. Sobrinho ne sont pas seulement installés au sein du gouvernement. J’aimerais rappeler que la présidente avait annoncé qu’elle allait tenir une conférence de presse avant son départ où elle allait tout dire et elle ne l’a pas faite. Cela me fait penser à un proverbe angolais qui dit : « La bouche qui mange ne parle pas. »

Comment expliquez-vous qu’après avoir, semble-t-il, bénéficié d’un traitement de faveur, pour ne pas dire de protection pendant plus d’une année, Alvaro Sobrinho s’est vu suspendre sa « banking licence », la semaine dernière par la Financial Services Commission ? Et cela juste au moment où le gouvernement demande à l’ICAC d’ouvrir une enquête sur lui…

— J’ai été interloqué par le communiqué de la FSC annonçant la suspension sans en donner la raison. Une fois qu’on a obtenu une licence, on a un droit acquis et on ne peut pas vous l’enlever sans donner des raisons valables pour justifier cette décision. Il semblerait que la suspension de la licence bancaire de Sobrinho soit une décision politique. Dans cette affaire, c’est la politique qui a prévalu, pas le droit.

Vous êtes en train de dire que la FSC prend des ordres des politiques ?

— C’est la conclusion à laquelle on est obligé d’arriver quand on suit l’évolution de la situation. Surtout, quand on se souvient qu’il y a eu quatre membres de la FSC qui ont démissionné autour de l’affaire des licences accordées à Sobrinho. Parmi les démissionnaires, il y avait des membres indépendants et le Solicitor General, le conseiller juridique de l’Etat ! Pour moi, la dernière décision de la FSC de suspendre la licence bancaire de Sobrinho est un acte politique avec des relents arbitraires ! Aujourd’hui, on accorde ou suspend des licences selon les voeux de l’exécutif : c’est le fait du prince. La FSC prend ses ordres de l’Hôtel du gouvernement et de la place d’Armes !

Le leader de l’opposition a déclaré que c’est grâce à ses PNQ que la FSC a suspendu la licence bancaire d’Alvaro Sobrinho…— Ce n’est pas parce que le leader de l’opposition a posé une question sur Sobrinho qu’on en est arrivé là. Je pense que la suspension fait partie des retombées de l’affrontement entre l’ex-présidente et le Premier ministre.

Est-ce que l’ex-présidente devrait déposer devant la commission d’enquête ?

— Je ne comprendrais pas qu’elle refuse de venir déposer, d’autant plus qu’elle a déclaré dans son discours d’adieu que « la vérité finira par éclater ».Tous les Mauriciens attendent qu’elle vienne dire cette vérité promise. On dit que la présidente aurait écrit sa lettre de démission tout de suite après qu’on lui aurait fait voir une vidéo.

Nous sommes dans un feuilleton télévisé reposant sur des menaces, du chantage, des accusations non prouvées et cela se passe au sommet de l’état mauricien !

— Malheureusement, oui. On a l’impression que c’est chantage contre chantage, menace contre menace. Moi, je vais te faire destituer. Moi je fais nommer une commission d’enquête qui t’implique aussi et tutti quanti.Nous sommes dans une république bananière et l’affaire Sobrinho nous a fait ouvrir les yeux sur certaines pratiques au sommet de l’Etat pour le cinquantième anniversaire de l’indépendance. Nous sommes devenus la risée du monde ! Il y a plus que l’ex-présidente dans l’affaire Sobrinho. Ce monsieur est arrivé à Maurice, il a jeté de l’argent par les fenêtres, a acheté des voitures que certains ont conduites, a engagé dans une de ses entreprises l’ancien secrétaire de la présidente, lequel a pris un congé sans paye et qui après est revenu prendre son poste au sein de la fonction publique comme si de rien n’était ! Il semble qu’on trouve tout à fait normal qu’un fonctionnaire puisse prendre un congé sans solde pour aller travailler avec un homme d’affaires angolais à la réputation sulfureuse, puis revenir et reprendre son poste sans être questionné ! Mais tout cela dégage un relent de trafic d’influence et mérite une enquête qui devrait être faite par l’ICAC.

Vous savez mieux que moi que l’ICAC a un sérieux problème de crédibilité à Maurice…

— Mais évidemment que je le sais. Il faut amender le texte de loi pour faire en sorte que les enquêtes soient faites par des magistrats instructeurs avec une police « judiciaire ».

Si le gouvernement s’est tourné vers l’ICAC, c’est qu’il est confiant que les choses iront dans le sens de ses intérêts !

— Du point de vue juridique, cette enquête ne peut être confiée qu’à l’ICAC. Elle a été créée pour ça, elle est indépendante et peut et doit prendre des initiatives pour enquêter.

Cela fait plus d’une année que de graves allégations sont faites dans le cadre de l’affaire Sobrinho et il a fallu que le Premier ministre demande à l’ICAC d’ouvrir une enquête pour qu’elle ouvre un dossier et réagisse !

— L’ICAC ne réagit que quand les intérêts de l’Etat et les intérêts de certains ministres sont en cause. Elle sait prendre l’initiative quand elle essaye de prévenir quelque chose. Mais curieusement, dans les cas comme celui de l’affaire Sobrinho, l’ICAC ne voit rien, n’entend rien, ne se saisit pas d’office. La loi prévoit que l’ICAC n’a pas besoin d’attendre les ordres du gouvernement pour ouvrir une enquête dans des affaires de corruption. C’est ce que la loi prévoit. Mais il est clair que personne n’a confiance dans l’ICAC, c’est pourquoi il faut que les oppositions fassent pression pour qu’on revoie le fonctionnement de l’ICAC, qui coûte une fortune aux contribuables. Dans son fonctionnement actuel, l’ICAC c’est du pipeau. Il faut donc faire pression pour faire changer la loi qui la gouverne et restaurer la confiance qu’elle a perdue.

Pensez-vous que l’enquête demandée à l’ICAC par le PM sur l’affaire Sobrinho sera bien faite ?

— Non. Pas du tout. De toutes les façons, pour moi, cette enquête demandée est purement politique. Elle a été instituée pour emmerder les amis d’hier. On lance le chien de l’ICAC contre ces personnes juste pour les embêter. On sait déjà comment « l’enquête demandée » va finir : ses conclusions vont atterrir sur la table du DPP et il n’y aura pas de suite. Ce n’est pas la première fois qu’on utilise l’ICAC à ces fins-là.

Donc, l’affaire Alvaro Sobrihno va être enterrée ?

— Probablement. Le point focal des deux enquêtes sera sur les événements qui ont mené au communiqué publié un certain vendredi après-midi. On va dépenser beaucoup d’argent — parce qu’une commission, ça coûte de l’argent — pour donner un grand coup d’épée dans l’eau. Il faudrait insister pour que l’opposition obtienne du gouvernement une commission d’enquête parlementaire qui examinera tous les aspects de l’affaire Sobrinho. On saura enfin comment et grâce à qui ce monsieur est venu à Maurice, qui l’a aidé — et a quel prix ! — à installer ses tentacules au sein des institutions. Au point de faire changer une loi financière qui l’a avantagé. Comment et pourquoi le ministre de la Bonne Gouvernance, M. Badhain à l’époque, a organisé une réunion pour présenter l’homme d’affaires angolais à des fonctionnaires, réunion à laquelle l’ancien gouverneur de la Banque de Maurice a refusé de participer.

Au train où vont les choses, ces questions ne seront pas posées devant la commission d’enquête.

— C’est probable parce que personne ne semble intéressé à ouvrir la boîte de Pandore. Ni l’ancienne présidente ni le gouvernement. Visiblement, le gouvernement n’est pas intéressé à ce que la vérité sur l’affaire Sobrinho éclate au grand jour. Mais cela ne devrait pas empêcher l’opinion publique de poser ces questions, de maintenir la pression sur le gouvernement.

Quelle leçon tirer de tout cela ?

— Que certains textes de loi doivent être revus pour pouvoir répondre aux besoins et questionnements d’aujourd’hui. On se scandalise du fait que l’ex-présidente qui a fauté va bénéficier de la totalité de sa pension et de ses avantages. Mais c’est la loi votée par les parlementaires, sans aucune clause de sauvegarde, qui l’exige. Ce qui fait qu’aujourd’hui on peut nommer un président de la République qui s’il démissionne demain partira avec sa full pension et ses avantages. C’est ce qui est prévu par la loi qu’il faut modifier pour la moderniser. Surtout en fonction de ce qui vient de se passer ! Les parlementaires se sont appuyés sur les textes anglais qui disent que le président, comme la reine « can do no wrong » et n’ont pris aucune disposition au cas où. Avec ce qui s’est passé en mars, on a vu que « he president can do wrong » et il faut en tirer les leçons pour l’avenir.

Nous avons échappé à une tentative de complot et maintenant on tourne la page et on revient à business as usual ?

— Ce n’est pas si simple que vous le dites. Le gouvernement va devoir trouver un oiseau de plus en plus rare pour remplacer l’ex-présidente. Un oiseau d’autant plus rare que maintenant l’institution a été ternie et les candidats potentiels, qui pourraient faire l’affaire, ne vont pas se bousculer au portillon.

Ce qui mène à la question suivante : l’île Maurice a-t-elle besoin d’un président ?

— Oui, dans la mesure où nous avons choisi de devenir une République, nous avons besoin d’un chef d’Etat. Nous avons besoin d’un président pour signer les textes de loi et faire fonctionner certaines institutions. Mais comme on nous l’a appris à l’école : les institutions ne valent que ce valent les hommes/femmes qui les dirigent.

Que souhaitez-vous dire pour conclure ?

— L’île Maurice profonde a tiré les leçons de ce qui vient de se passer et a profondément débattu de l’affaire. On a eu plein de commentaires sur les radios, dans la presse et sur les réseaux sociaux. J’ai été très intéressé à suivre les commentaires qui ont suivi la publication d’articles sur cette crise au sommet de l’Etat. Il y avait pas mal de commentaires pertinents qui méritent qu’on s’y arrête. L’opinion publique pose les bonnes questions et je suis sûr qu’elle va les poser à ceux qui votent les lois, les parlementaires. Ils auront à s’expliquer sur leur rôle dans cette affaire Sobrinho que l’on cherche à enterrer, ce que refuse l’opinion publique. J’espère qu’avec la pression des oppositions et surtout de l’opinion publique, on va finir par nommer une commission parlementaire afin de faire la lumière sur l’affaire Sobrinho, qui est d’une opacité extraordinaire. Personne ne veut parler. Est-ce parce que beaucoup ont été arrosés et nourris par Sobrinho et que, comme dit le proverbe angolais, « la bouche qui mange ne parle pas » ?

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