Notre invité de ce dimanche est Me Yousuf Mohamed, ex-représentant légal de l’ex-présidente de la République, Ameenah Gurib-Kakim, qui avait demandé à être entendu par la commission d’enquête, jeudi dernier. Le lendemain, il a accepté de répondre à nos questions pour donner sa version des faits sur les événements ayant obligé Mme Gurib-Fakim à démissionner du poste de présidente de la République.
Vous êtes un avocat de carrière — un des ténors de la profession. Vous avez été ministre, ambassadeur, et avez une grande expérience de la politique. Comment vous êtes-vous retrouvé dans cette galère qu’ont été les évènements ayant entraîné la démission de l’ex-présidente de la République en mars dernier ?
Je souligne tout de suite que c’est vous qui utilisez le terme “galère”. Moi, je préférerais utiliser le terme “une triste histoire” dans laquelle étaient impliqués l’ex-présidente de la République avec ses liens avec Alvaro Sobrinho, ses dépenses et ses cartes de crédit. En tant qu’avocat, je voyais se profiler l’éventualité d’un « impeachment » de la présidente de la République et je me suis dit que c’était pour moi une occasion « challenging », comme dirait l’Anglais. J’ai dit autour de moi que j’aimerais prendre la défense de la présidente et cela a été publié dans la presse.
Mais avant, vous aviez été très critique envers des actions de la présidente.
Je l’ai été par rapport à ce que je lisais dans les journaux et je n’approuvais pas ce qu’elle faisait et je l’ai dit. Un avocat peut ne pas approuver ce que fait et dit une personne, mais quand elle fait appel à ses services, il doit tout faire en droit pour la défendre. On peut ne pas être d’accord avec son client sur les faits, on peut condamner son client, mais s’il existe un ou des points de droit en faveur de ce client, on a l’obligation de le défendre. Quel que soit le cas et quelle que soit la personne.
Comment êtes-vous entré en contact avec votre future et, depuis, ex-cliente ?
Comme je l’ai dit à la commission d’enquête, cette semaine, j’ai été contacté par la présidente d’alors à travers Me Hyderkhan, un des juniors de mon bureau. Il m’a dit que la présidente souhaitait me rencontrer, j’ai accepté et je suis allé au Réduit le 14 mars
Je rappelle qu’à ce moment-là, Maurice etait en pleine tempête constitutionnelle dans la mesure où le gouvernement demandait à la présidente de démissionner et qu’elle refusait de le faire. Et tout cela se passait publiquement, alors que le pays célébrait le cinquantième anniversaire de son indépendance !
Tout à fait. Nous étions en plein dans l’affaire de la carte de crédit de Planet Earth Institute utilisée « par inadvertance ». La présidente avait — à la demande du vice-Premier ministre Collendavelloo — questionné l’authenticité des documents bancaires publiés dans la presse. Je me suis dit : “Allons la voir pour savoir ce qui est vrai ou pas dans les informations publiées. Pour voir s’il y avait matière à la défendre”.
Vous allez donc au Réduit par instinct d’avocat.
Et aussi pour aller sauver une dame en détresse.
Vous avez aussi un côté chevaleresque en vous…
Je l’ai toujours été, que ce soit pour mes clients hommes ou femmes. Donc, je suis allé au Réduit, accompagné de M. Hyderkhan, pour savoir ce que la dame voulait de moi. Et là elle me dit que si jamais, comme la rumeur le prétendait, le gouvernement institue un tribunal spécial pour la destituer, elle voudrait que j’assure sa défense. Nous faisons ensuite un tour d’horizon de l’affaire, en présence de deux secrétaires de la présidence, elle me donne sa version des faits, dans les grandes lignes, et j’accepte la proposition de la défendre.
Vous étiez satisfait de la version des faits de votre nouvelle cliente ?
Non. Il y avait des incohérences et des contradictions dans ce qu’elle me disait, mais je n’avais pas été engagé pour la juger, mais pour la défendre. Et tout ce qu’elle m’avait dit dans le cadre de cette première conversation faisait partie de la confidentialité des échanges entre un client et son avocat. A ce moment-là, je lui demande l’autorisation de contacter d’autres avocats pour constituer une équipe légale pour la défendre.
Arrêtons un moment la chronologie des faits. Savez-vous que beaucoup s’étonnent, se disent même choqués, que vous ayez, cette semaine, déposé devant la commission d’enquête en violant la confidentialité des échanges entre un client et son avocat ?
L’ex-présidente avait déjà révélé à la commission la teneur de nos conversations. Avant, elle avait nommé une commission d’enquête en refusant de suivre mes conseils. C’est elle qui a violé la confidentialité de nos échanges.
Mais en tant qu’avocat, vous n’êtes pas lié par la clause de confidentialité, même si un ex-client décide de parler ?
Si l’ex-client parle sans faire quoi que ce soit, la confidentialité existe. Mais si le client ne suit pas les conseils de son avocat, puis rend publiques ses conversations, la clause de confidentialité ne tient plus.
Reprenons la chronologie de l’affaire. Pourquoi vouliez-vous faire appel à d’autres avocats ? Vous aviez besoin de renforts ?
J’ai demandé à Me Hervé Duval et Me Yanilla Moonshiram de rejoindre l’équipe et ils ont accepté. Je l’ai fait parce que Mme Gurib-Fakim, M. Hyderkhan et moi sommes musulmans et que dans le contexte mauricien, tout cela pouvait prendre une connotation communale. D’autant plus que quand elle n’avait pas été nommée au poste de vice-chancelière à l’Université de Maurice, Mme Gurib-Fakim avait déclaré que cela était dû au fait qu’elle était une musulmane. Et puis quand elle avait été nommée présidente, on avait dit que c’était surtout parce qu’elle était une musulmane pour tenter de plaire à l’électorat musulman. C’est pour éviter que cette affaire prenne une tournure communale que j’ai fait appel à deux autres avocats.
Un avocat réfléchit-il en ces termes ou est-ce le politicien qui est en vous qui raisonne de cette manière ?
C’est sans doute en raison de mon expérience de la politique mauricienne que j’ai pris cette initiative, dans l’intérêt de ma cliente.
Vous avez expliqué le but de la manœuvre à votre cliente ?
Non, je ne lui ai pas dit, mais elle avait compris. Vous savez, elle est loin d’être bête.
On pourrait se poser la question quand on suit ses dépositions devant la commission.
C’est l’impression qu’elle veut donner en tout cas. Tout comme elle dit qu’elle n’a pas de bagage légal, qu’elle n’a pas été soutenue. Donc, elle accepte ma proposition pour que soit constituée une équipe pour la défendre si jamais un tribunal spécial est institué par le gouvernement.
Et après, vous discutez de vos honoraires ?
Vous savez c’est une question qui vient après. Il m’arrive de ne rien réclamer à certains de mes clients. Ce fut le cas pour Navin Ramgoolam, Anil Gayan et Samad Goolamally. J’avais défendu autrefois Gaëtan Duval sans réclamer le moindre sou. Quand il s’agit de personnes en détresse professionnelle — surtout des avocats — je suis toujours disponible. Lors de cette réunion du 14 mars, je demande à ma cliente de rédiger une liste des événements, depuis l’arrivée d’Alvaro Sobrinho, ses rencontres avec lui, ses dépenses, ses cartes bancaires. Bref, je lui demande de me faire un document de travail des faits à partir duquel je vais établir la défense.
Quand est-ce que vous avez eu ce document ?
Je ne l’ai jamais eu. Le lendemain, le 15 mars, M. Hyderkhan me dit que la dame veut me voir et nous allons ensemble au Réduit. Lors de cette réunion, la dame parle de choses et d’autres, dont de ses prédécesseurs à la présidence qui avaient voyagé aux frais des institutions étrangères. Elle a cité le cas d’un de ses prédécesseurs qui avait demandé que ses frais médicaux à l’étranger soient pris en charge par le gouvernement. Elle voulait se servir de ça pour démontrer que ce n’était pas la première fois que cela se faisait. Tout cela n’avait rien à faire avec ce qu’on lui reprochait. Dès ce moment, je me suis dit qu’il fallait être prudent. C’est à ce moment qu’elle a demandé aux personnes présentes à la réunion de sortir pour qu’elle puisse me parler en tête à tête.
Quelle était la raison d’être de ce tête-à-tête ?
Elle me dit qu’elle va instituer une commission d’enquête « because I want to clear my name ». Je lui ai répondu qu’elle ne pouvait le faire, qu’elle devait passer par le Conseil des ministres. Je le sais d’expérience, car j’étais ministre pour la commission d’enquête sur Badry et Daby et je sais comment cela fonctionne. J’ai déjà paru devant les commissions d’enquête, dont celle présidée par l’ancien chef juge Maurice Rault et je connais très bien la section de la loi sur l’institution des commissions d’enquête. Je l’ai répété à la dame qui m’a alors dit qu’elle voulait que l’on rédige ses termes de référence pour une éventuelle commission d’enquête à partir de la discussion que nous avions eue avant sur les voyages de ses prédécesseurs. Elle m’a demandé mon aide pour cela et je n’avais aucune raison de refuser, mais je lui ai redit qu’elle devait obligatoirement passer par le Conseil des ministres pour faire nommer une commission d’enquête. Après cela, j’ai demandé à Me Hyderkhan, qui m’attendait, d’aider à rédiger les termes de référence pour une éventuelle commission d’enquête à partir des discussions préalables. Le lendemain, j’ai reçu de M.
Gilbert Noël un email avec d’autres termes de référence pour une commission d’enquête. J’ai mis ce mail de côté, parce que je n’avais jamais demandé à Gilbert Noël de le faire. Par ailleurs, Me Hyderkhan avait rédigé un petit texte que je lui ai demandé de soumettre à la dame au Réduit, parce que moi je n’étais pas disponible.
Durant toutes ces réunions, vous avez trouvé votre cliente sereine ?
Je dirais plutôt qu’elle était combative. Très combative. Je reprends la chronologie. Dans la matinée du lendemain, le vendredi 16 mars, j’ai reçu un coup de fil de M. Gilbert Noël me disant que la présidente voulait aller de l’avant avec l’institution d’une commission d’enquête. Il me dit qu’elle croit pouvoir le faire en citant une partie de la section 64 de la Constitution se terminant par « or her deliberate judgment ». Je soutiens le contraire en lui demandant de relire la totalité de cette phrase qui dit explicitement que la présidente doit passer par le Cabinet pour le faire. Comme j’étais pris en Cour, j’ai dit à M. Noël que nous allions discuter de la question plus tard et de demander à la présidente de ne rien faire en attendant.
Est-ce qu’à ce moment vous avez eu le sentiment que Mme Gurib-Fakim allait démissionner ?
Absolument pas. Elle nous avait dit et répété le 13 et le 14 qu’elle n’allait pas le faire et qu’elle n’avait jamais dit au Premier ministre qu’elle allait démissionner le 15. Elle a insisté là-dessus. Après la Cour, je suis revenu au bureau où j’ai rencontré Mme Moonshiram et M. Hyderkhan, qui, lui, revenait du Réduit. Il nous a appris que non seulement la présidente maintenait sa position pour la nomination d’une commission d’enquête sans passer par le Cabinet, mais qu’elle avait déjà téléphoné à Me Hamid Moollan pour lui en confier la présidence. J’ai été choqué par cette nouvelle et j’ai appelé la présidente pour lui dire qu’elle était en train d’aller contre la loi. Puis j’ai appelé Me Hamid Moollan pour lui exprimer mon sentiment sur cette commission d’enquête. Il m’a demandé de venir le voir à son bureau, après la prière du vendredi. J’ai dit à Me Moollan qu’en nommant une commission la présidence n’avait pas respecté la section 64 de la Constitution. J’avais rendez-vous à mon bureau avec une de vos consoeurs pour une interview. Pendant cette interview, je reçois un coup de téléphone de Mme Gurib-Fakim à qui je reproche d’avoir nommé une commission d’enquête « against my advice ». Elle me répond alors : « I have done it for tactical reasons. » J’ai posé le téléphone et répété à votre consoeur la phrase que Mme Gurib-Fakim avait utilisée : « I have done it for tactical reasons. » Donc, elle n’avait pas suivi mon conseil.
Mais quand est-ce que vous avez prononcé la fameuse phrase : « You can’t, but you can » qui aurait poussé l’ex-présidente à nommer la commission d’enquête?
Je n’ai jamais prononcé cette phrase et je l’ai dit à la commission. Je vais revenir dessus plus loin. Le lendemain matin, la dame m’a demandé de venir au Réduit et j’y suis allé avec Me Hyderkhan. J’ai dit à Mme Gurib-Fakim qu’après avoir violé la Constitution en nommant une commission d’enquête, elle ne pouvait faire qu’une chose : soumettre sa démission.
Je rappelle que depuis la veille, Me Antoine Domaingue avait qualifié la nomination de la commission d’enquête de tentative de coup d’Etat constitutionnel.
Et il avait raison. J’ai dit à Mme Gurib-Fakim que pour sa réputation, celle de son père, qui était dévasté par tous ces évènements, celle de sa famille et du pays — qui ne pouvait se permettre une crise au sommet de l’Etat — elle devait soumettre sa démission comme présidente. J’ai insisté pour qu’elle démissionne le jour même et elle m’a demandé d’attendre jusqu’à cinq heures de l’après-midi. A deux heures, je suis retourné au Réduit à la demande de Mme Gurib-Fakim qui m’a annoncé qu’elle avait décidé de démissionner et m’a demandé de l’aider à écrire sa lettre de démission qui devait prendre effet le 22 mars, le temps qu’elle récupère ses affaires personnelles. Vous connaissez la suite.
J’ai lu la déposition de l’ex-présidente devant la commission d’enquête. Je viens d’écouter votre version des faits et je suis effaré : c’est comme ça, avec cet amateurisme, que les choses se passent au sommet de l’Etat mauricien ?
Il ne faut pas oublier que cette ex-présidente était le choix d’Ivan Collendavelloo. Voilà ce qui arrive quand on place des nominés politiques à des fonctions de responsabilité au sommet de l’Etat ! J’ai été très sévère contre elle dans ma déposition devant la commission, jeudi. Quand on s’attaque à ma réputation et mon métier, qui est mon gagne-pain, je suis comme une bête. Tout ce que j’ai aujourd’hui, c’est grâce à ma profession. Cela dit, et malgré tout ce que j’ai dit devant la commission, jeudi, je suis très triste pour cette dame, qui est, quelque part, la victime de certaines personnes.
L’ex-présidente dit aujourd’hui qu’elle a été mal conseillée et dément certaines de vos déclarations.
Elle a déclaré que je lui avais dit d’aller de l’avant avec la nomination de la commission d’enquête. Ce n’est pas vrai.
Vous êtes en train de dire qu’elle a menti ?
C’est vrai. L’ex-présidente n’a pas dit la vérité. Je n’ai jamais prononcé la fameuse phrase: « You can’t, but you can ». Un homme de loi qui connaît la Constitution et aime son métier ne prononce pas une phrase pareille.
Comment va se terminer cette triste histoire pour reprendre vos termes ?
Attendons les prochains témoins qui vont venir déposer devant la commission. Attendons les conclusions de la commission. En ce qui me concerne, j’ai l’intention d’aller assister à la séance de lundi prochain et si cette dame dépose, j’ai l’intention de demander à la commission l’autorisation de lui poser trois questions.
Vous avez le droit de le faire ?
Oui, à travers le président de la commission. D’ailleurs, jeudi dernier, Me Hervé Duval, l’avocat de la dame, m’a posé des questions à travers le président et je compte demander le même privilège à la commission. J’ai trois questions à poser à la dame et je vous dis tout de suite que je ne vous les donnerai pas.
Pensez-vous que ces événements vont aider la République à mieux fonctionner dans l’avenir ? Ou tout au moins à éviter des crises au sommet de l’Etat ?
J’ai toujours prôné la méritocratie. Quand vous êtes au pouvoir et que vous avez quelqu’un qui n’est pas du même bord politique, il faut l’employer dans l’intérêt du pays. Il ne faut pas choisir un président de la République d’abord parce qu’il est de votre parti, ensuite de votre communauté ou de votre caste. Ce choix ne devrait pas être seulement des politiques, mais celui de tous les Mauriciens. Mais ce n’est pas encore le cas et c’est pourquoi nous avons ce que nous avons aujourd’hui : nous avons les gouvernements que nous méritons.
Vous avez été tout au long de votre carrière l’avocat qui pose des questions au témoin. Comment c’est quand on se retrouve dans la situation inverse, devant une commission d’enquête ?
Quand je suis avocat, je suis dans la peau de l’avocat et quand je suis témoin, je suis dans la peau du témoin. Comme tous les témoins, j’ai juré de dire la vérité et je ne mens pas. Si je mentais, je pourrais être poursuivi pour parjure. Croyez-vous qu’après cinquante-sept ans de carrière au barreau je vais risquer ma réputation en mentant ? Croyez-vous que je vais risquer de remettre en cause tout ce que j’ai fait pendant toute une vie en donnant un mauvais conseil. Qui plus est, un conseil menant à un viol de la Constitution !
Aujourd’hui, avec le recul, regrettez-vous d’avoir accepté cette affaire ?
Oh, oui ! Si j’avais pu imaginer ce qui allait arriver, je n’aurais jamais accepté de défendre l’ex-présidente.