On parle beaucoup, ces jours-ci, de la violence de notre jeunesse. A mesure qu’internet partage et réverbère des scènes de bagarres filmées sur une gare routière à Port Louis ou Curepipe, des infos de passage à tabac dans des écoles à coups de barre de fer, des paroles de jeunes qui insultent grossièrement des policiers qui tentent de mettre fin à leurs rixes. Et les adultes de s’offusquer, de s’indigner, de fustiger « cette génération qui ne respecte plus rien ni personne », certains préconisant le retour à une discipline plus stricte.
Mais avant la mise en procès et la condamnation sans appel, ne devrions-nous pas tenter de comprendre ? D’où vient cette violence ? Comment s’est-elle développée ?
Il peut être intéressant à cet effet de revenir à l’essai Petite Poucette publié en 2011 par Michel Serres. Philosophe et historien des sciences, membre de l’Académie française, Michel Serres, qui a enseigné l’histoire des sciences en France et aux Etats-Unis, scrute depuis des décennies les transformations du monde et des hommes. Et si la question de la violence a toujours été au cœur de son questionnement, son regard éminemment bienveillant s’intéresse en particulier à la jeune génération, qui grandit dans un monde bouleversé, en proie à des changements radicaux et accélérés. Dans Petite Poucette, qu’il écrit à l’âge de 80 ans, Michel Serres, loin de condamner la jeune génération, dit ceci :
«Soyons indulgents avec eux, ce sont des mutants ».
Pour lui, en effet, « la planète change, ils changent aussi, ont tout à réinventer dans une société bouleversée par les nouvelles technologies ».
C’est d’ailleurs par rapport à cette nouvelle donne que Michel Serres appelle les membres de cette nouvelle génération Petite Poucette. Pour leur capacité à envoyer des SMS avec le pouce. « C’est l’écolier, l’étudiante d’aujourd’hui, qui vivent un tsunami tant le monde change autour d’eux. Nous connaissons actuellement une période d’immense basculement. La finance, la politique, l’école, l’Eglise… Citez-moi un domaine qui ne soit pas en crise ! Il n’y en a pas. L’avenir de la planète, de l’environnement, du réchauffement climatique… tout est bousculé, menacé. Et tout repose sur la tête de Petite Poucette, car les institutions, complètement dépassées, ne suivent plus. Elle doit s’adapter à toute allure, beaucoup plus vite que ses parents et ses grands-parents. C’est une métamorphose radicale! » commente-t-il dans une interview accordée au journal Libération en septembre 2011.
« Déjà, Petit Poucet et Petite Poucette ne parlent plus ma langue », poursuit Michel Serres. « Cela vaut pour tous les domaines. Je crois ainsi que le fait d’être «choisi» lorsqu’on naît, à cause de la contraception, de l’avortement, est capital dans ce nouvel état du corps. Nous naissions à l’aveuglette et dans la douleur, eux sont attendus et entourés de mille soins. Cela ne produit pas les mêmes adultes. A la génération précédente, un professeur de sciences transmettait presque 70% de ce qu’il avait appris sur les mêmes bancs vingt ou trente ans plus tôt. Elèves et enseignants vivaient dans le même monde. Aujourd’hui, 80% de ce qu’a appris ce professeur est obsolète. Et même pour les 20% qui restent, le professeur n’est plus indispensable, car on peut tout savoir sans sortir de chez soi !
L’université vit une crise terrible, car le savoir, accessible partout et immédiatement, n’a plus le même statut. Et donc les relations entre élèves et enseignants ont changé. Il faudrait de profondes réformes dans toutes les institutions, mais le problème, c’est que ceux qui les diligentent traînent encore dans la transition, formés par des modèles depuis longtemps évanouis », poursuit le philosophe. « Quant à la politique, elle n’offre plus aucune réponse : il n’y a plus de partis, sinon des machines à faire élire des présidents, et même plus d’idéaux ».
Pour lui, « la seule façon d’aborder les conséquences de tous ces changements, c’est de suspendre son jugement. Les idéalistes voient un progrès, les grognons, une catastrophe. Pour moi, ce n’est ni bien ni mal, ni un progrès ni une catastrophe, c’est la réalité et il faut faire avec. Mais nous, adultes, sommes responsables de l’être nouveau dont je parle. Petite Poucette, il faut lui accorder beaucoup de bienveillance, car elle entre dans l’ère de l’individu, seul au monde. Pour moi, la solitude est la photographie du monde moderne, pourtant surpeuplé », estime Michel Serres.
Comment faire donc pour espérer assurer la survie de notre société humaine ? Une société où, par définition, cohabitent des générations d’âge, différents « entre lesquelles il est nécessaire et utile d’assurer des passages, une continuité dynamique qui n’est pas obstacle mais condition du développement à venir », pour reprendre les mots de Michel Serres.
C’est là tout le défi qui se pose face à « la génération mutante ». Le grand défi de faire face au monde que nous avons contribué à créer. Un monde où chaque jour, nos jeunes voient s’exprimer la violence autorisée de situations d’exploitation économique, d’injustice sociale, d’agressions raciales et sexuelles, d’impunité politique.
Parce qu’à moins de penser que nos jeunes sont, d’eux-mêmes, nés violents, il faudra bien que l’on consente à se demander ce que nous avons laissé faire à nos enfants…