Il aura fallu une grève de la faim. Quinze jours, quinze longs jours, et la pression constante d’une vie mise en péril, pour qu’un homme, Clency Harmon, obtienne du gouvernement la promesse de ce qui avait déjà été annoncé à maintes reprises, sans jamais être réalisé : la mise sur pied d’une Land Court. Ce n’est pas une mince affaire : c’est une grande partie de ce qui fonde notre pays, et son actuel fonctionnement économique, social et politique.
Il faut remonter à l’époque de la première colonisation française de notre île pour comprendre ce qui a été et qui continue à être à l’œuvre ici : très vite, dans cette île vite pillée de ses rares richesses naturelles que furent le bois d’ébène par exemple, c’est la question de possession de la terre qui fut centrale dès lors qu’il fut question d’y installer durablement des habitants.
S’il semble que les Hollandais laissèrent derrière eux quelques esclaves marrons lorsqu’ils décident de quitter l’île en 1710, ce sont les colons français qui s’installent dans l’île rebaptisée île de France à partir de 1715 qui vont officiellement pendre possession des terres qu’ils y trouvent. D’où une concentration évidente, aujourd’hui encore, entre certaines mains. Des possessions ayant permis d’exploiter le sucre, puis le tourisme, et aujourd’hui, alors que le sucre décline, le développement de propriétés de luxe pour étrangers friqués. En d’autres termes, une main mise foncière qui assure une domination économique directe. Et pas mal d’injustices.
C’est justement une des questions sur laquelle est censée se pencher la Commission Justice et Vérité (CJV) instituée en 2009 sous Navin Ramgoolam. Voulue selon le modèle de la fameuse Truth and Reconciliation Commission mise en place en Afrique du Sud en 1996, au lendemain de l’abolition de l’apartheid, la CJV mauricienne avait pour attributions de restituer la vérité sur l’esclavage et l’engagisme.
Présidée par le regretté Alex Boraine d’Afrique du Sud, avec pour assesseurs Viyaja Teelock, Parmaseeven Veerapen et le regretté Benjamin Mootoo, la Commission va entendre des centaines de personnes et éplucher des milliers de documents avant de rendre un passionnant rapport. Qui n’a jamais été dûment circulé et popularisé. Et pour cause…
Certains, manifestement, jugent épineux, pour ne pas dire embarrassant, ce volumineux rapport où apparaît très fortement la question de propriété de terres, et la recension de cas de dépossessions jugées frauduleuses. De fait, l’une des 290 recommandations de ce rapport concerne la mise sur pied d’une Land Court pour examiner les cas de dépossession de terres ainsi que la création d’un ‘Special Fund’ pour aider dans leurs recherches les familles spoliées.
Mais rien de tout cela n’eut de suite. Et si le gouvernement Ramgoolam proclama vouloir placer la « démocratisation de l’économie » au centre de son action, ce fut une nouvelle fois à un « festival des terres » que l’on assista, chaque gouvernement se faisant fort de rétablir une prétendue « balance » en… distribuant des terres de l’Etat à ses petits copains.
Il y a pourtant des cas dans le rapport, comme celui de Yolande Chantale César, qui montrait clairement qu’il y a bel et bien eu spoliation dans le cas d’un terrain acheté au Morne par son ancêtre, Pierre Spéville, un « créole libre», après l’abolition de l’esclavage.
Mais « certains n’ont pas compris le sens du rapport qui, dans son ensemble, vise à un meilleur vivre ensemble de tous les Mauriciens en commençant par ceux au bas de l’échelle» , faisait ressortir Vijaya Teelock.
Il n’est pas là question que d’une affaire de couleur de peau. Le 8 avril dernier, le gouvernement zimbabwéen a annoncé qu’il verserait à partir du mois prochain des indemnités aux fermiers blancs expulsés de force lors de la réforme agraire controversée ordonnée par l’ex-président Robert Mugabe. On se souvient en effet qu’au début des années 2000, celui-ci fit expulser manu militari quelque 4500 agriculteurs blancs de leurs terres au profit de fermiers noirs. Une initiative qui avait pour objectif affiché de corriger les inégalités héritées de la colonisation britannique. Mais qui avait débouché sur une opération faite au profit de proches du régime et de fermiers sans équipement ni formation. Ce qui a plongé l’économie du pays dans une crise dont il peine à se remettre.
Il ne s’agit pas de couleur de peau. Il ne s’agit pas de revanche sur l’histoire. Il s’agit de justice sociale et économique.
Il s’agit de reconnaître que beaucoup de descendants d’esclaves se sont vus injustement, pour ne pas dire frauduleusement, privés de l’accès aux terres qui aurait permis à leur descendance d’aspirer à une vie plus juste.
Il s’agit d’entendre tous ceux qui, à l’île de La Réunion par exemple, disent qu’ils ne sont pas intéressés à venir à Maurice, parce qu’ici, « tout est privé, tout est « domaines » où il faut payer l’accès. Et on se demande bien comment font les Mauriciens s’ils veulent aller faire de la randonnée ou juste se promener ».
Il s’agit de comprendre que c’est lorsqu’on s’entête à refuser d’affronter notre passé, et les imbalances qui en découlent, que l’on freine l’avancement équilibré de ce pays.
C’est dire que cette Land Court ne devrait pas rester qu’énième promesse sans racines, sans ailes…