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Vidula Nababsing : « Il nous faut inventer un nouveau modèle de développement »

L’invitée du dimanche, 11 mars, est Vidula Nababsing, sociologue perçue comme ayant occupé une place à part dans la politique mauricienne. Dans l’interview qui suit, elle passe en revue son itinéraire politique et partage son analyse sur l’évolution socio-économique du pays.

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Quel était le profil sociologique de Maurice dans les années 1970, après l’indépendance ?

C’était le profil classique d’un pays dont la principale industrie économique était le sucre. Il y avait une insécurité sociale entretenue par les questions sur l’avenir du pays après l’Indépendance, suivant la campagne des élections de 1967. Et puis, dans les années 1970, il y a eu le bonanza sucrier que l’on a cru éternel, mais qui n’a duré que quelques courtes années avant la dévaluation de la roupie en 1979. C’était une période instable avec beaucoup de craintes pour l’avenir.

Vous êtes entrée en politique dès votre retour au pays en 1969 ?

Non. Je me suis mariée et j’ai pris de l’emploi à l’université de Maurice. Prem et moi avions acheté notre maison et vécu tranquillement en suivant l’actualité politique de loin. Nous avons noué des liens avec de jeunes professionnels comme nous qui commençaient à réfléchir, à discuter, à envisager des solutions pour l’avenir de Maurice et à rejoindre le MMM, très actif au niveau syndical à cette époque.

Vous étiez pourtant née dans une famille traditionnellement travailliste…

Tout à fait. Mon père, qui était pharmacien et faisait partie de la bourgeoisie hindoue, a dirigé le journal Advance à un certain moment. Mais il était assez critique de la politique menée par le Parti travailliste. Quand, plus tard, Prem et moi, ainsi que mes frères, nous nous sommes rapprochés du MMM, il y a eu de grandes bagarres au sein de notre famille. Mais mon père nous a laissés libres de suivre nos convictions, même s’il ne les partageait pas. Nous avons été traités de traîtres pour avoir quitté le PTr pour le MMM, qualifié de parti des « minorités ». Pendant tout ce temps, je donnais un coup de main, mais je n’étais pas impliquée directement dans la politique. Le vrai fonceur en politique dans notre couple était Prem, pas moi.

Mais si vous n’étiez pas engagée politiquement, comment vous êtes-vous retrouvée candidate du MMM à Beau-Bassin aux élections de 1976 ?

Par hasard. Le candidat pressenti s’est désisté à la dernière minute et j’étais la seule à pouvoir le remplacer. J’ai fini par accepter parce que j’étais persuadée que nous allions perdre cette élection. Nous étions tous convaincus, au MMM, aussi bien que chez nos adversaires et dans le pays, qu’on ne pouvait pas gagner cette élection, un peu comme en 2014. Avec cette différence fondamentale qu’une fois élus, nous avons travaillé d’arrache-pied et avons rapidement appris à maîtriser les règlements du Parlement et nos dossiers et à faire une opposition qui a épuisé le gouvernement de coalition PTr/PMSD, nouée pour barrer la route au MMM. C’était une période extraordinaire, où au Parlement et même ailleurs, les adversaires respectaient les règles et se respectaient. Je me souviens d’une de mes premières interventions au Parlement au cours de laquelle SSR m’a dit : « Ki ou pé faire la bas ? Ou place ici ! Ou koné ki mo kamarad avek ou papa ! » La période 1976 à 1982 a été riche et intense à tous les points de vue. Nous avions un idéal, des idées de partage et de justice dans lesquels tous les jeunes et beaucoup d’adultes se retrouvaient. Le MMM était portés par le peuple et son enthousiasme, à tel point que Sir Gaëtan Duval avait déclaré qu’on n’avait jamais vu une communion d’un peuple avec un parti comme les Mauriciens et le MMM. Le peuple était avec nous, nous avons cru dans un élan extraordinaire qui allait changer le pays. Nous avions oublié que Maurice avait une histoire, un développement économique qui avait créé des frontières entre les habitants et que l’accès aux ressources était limité, poussant les gens à se regrouper en groupes et en communautés. Jusqu’au meeting du Champ-de-Mars, après la victoire, tout le monde était avec nous, même nos adversaires, qui étaient remplis d’espoir. Mais quelque temps après …

Pourquoi est-ce que l’espoir et le rêve de toute une nation se sont fracassés ?

Parce que nous n’avions pas réalisé que l’espoir et l’idéal ne suffisaient pas pour combattre la réalité. Qu’on ne pouvait pas changer une structure économique qui existait depuis des années du jour au lendemain. Dès le lendemain de la victoire, quand l’équipe s’est mise au travail, elle s’est heurtée aux réalités économiques. Du coup, au lieu de remettre les règles économiques inégalitaires en question, elle s’est retrouvée obligée de les gérer. Nous n’avons pas eu le temps de trouver un nouveau projet économique pour remplacer celui qui existait. Je me souviens d’une réflexion de quelqu’un qui résume la déception ressentie après les 60-0 : « Ti vot zot pou vinn Managers, zot finn vinn sirdars ! » Nous avions promis de nationaliser les secteurs économiques clés du pays et, bien au contraire, nous avons dû accepter les conditions du FMI et de la Banque mondiale !

Pourquoi est-ce que vous n’avez pas été candidate aux élections de 1982 ?

Mais tout simplement parce qu’il n’y avait pas de place pour moi et, de plus, cela ne m’intéressait pas. Prem et moi avions donné un coup de main comme toujours et puis il a été nommé ambassadeur de Maurice à Paris après la victoire. C’est de Paris que nous avons suivi l’évolution de la situation après les 60-0. L’appareil d’Etat qui contrôle beaucoup de choses dans le pays — et c’est encore le cas aujourd’hui — a accentué les dissensions entre le MMM et le PSM et fait remonter à la surface toutes les divisions qu’on croyait disparues, mais qui étaient enterrées. Du coup, tous ceux dont les espoirs avaient été déçus ont changé de camp. Avec le recul, ce qui s’est passé en 1983 était prévisible.

Le MMM quitte le gouvernement et ceux qui restent avec le PSM créent le MSM et Prem et vous rentrez à Maurice.

Oui, après la cassure du MMM, tous les torts ont été mis sur le dos de Paul Bérenger, ce qui était une injustice énorme, inacceptable. Et là j’ai été candidate à Rose-Belle aux élections de 1983 où le MMM présentait Paul Bérenger comme Premier ministre. C’est l’élection la plus violente de toute l’histoire politique mauricienne. Tous les désespoirs, toutes les frustrations, toutes les divisions remontant loin dans le temps ont été cristallisés sur Paul Bérenger, le MMM et ses candidats. Toutes les forces souterraines se sont mobilisées et on a vu le côté le plus horrible de la politique mauricienne refaire surface. Avec le recul, il faut dire que cela a été le résultat d’une série de circonstances, dont la politique économique prônée par Bérenger. Ainsi, ceux qui avaient été enterrés politiquement en 1982 ont eu une occasion de se venger et de revenir sur la scène et ils se sont alliés pour reprendre ce qu’ils avaient perdu en 1982. Quand on regarde les résultats, on se rend compte que Maurice était divisé en pratiquement deux camps. Il faut souligner que c’est grâce au MMM, à son langage d’unité, aux fonctionnement de ses branches que la situation n’a pas dégénérée.

Vous aviez l’espoir de remporter une victoire à Rose-Belle?

Pas du tout, mais il fallait le faire. Les décisions économiques prises par Paul Bérenger à l’époque étaient les seules possibles. D’ailleurs Vishnu Lutchmeenaraidoo a suivi la même voie âpre. Mais dans la campagne électorale, on a tout mélangé, on a grossi certaines choses, ignoré d’autres, juste pour battre Bérenger et le MMM.

Au cours de cette campagne, vous êtes devenue la candidate qui a trahi sa communauté. Comment avez-vous vécu cette campagne au cours de laquelle on vous a qualifiée de « passionaria » ?

Il était de mon devoir de m’engager dans cette campagne pour défendre mes convictions. Cela a été très difficile, mais je l’ai fait. Cette élection m’a dégoutée à tout jamais de la politique active. Mais, par contre, Prem, lui, s’est engagé et s’est présenté aux élections de 1987.

On a souvent dit que vous aviez cédé votre place politique à votre mari, alors que vous auriez pu être la première femme à occuper le poste de Premier ministre à Maurice.
C’est faux. Comme je vous l’ai dit, c’est Prem qui était le fonceur politique dans notre couple. Et puis, je ne suis jamais entrée dans la machinerie. On a voulu faire de moi un symbole à cause de ma participation aux élections de 1983, mais aussi à cause de mon profil électoral de candidate vaish. Cela a causé des problèmes dans notre couple dans la mesure où c’était Prem qui était sur le terrain et qui faisait tout le travail et que c’est moi qu’on recherchait à cause de mon profil. Et puis, il faut souligner une chose : les gens pensent que je suis une bonne politique parce que je n’ai jamais été aux affaires. Je n’ai jamais été ministre et je n’ai jamais eu à prendre des décisions difficiles et on pense que je le peux et ce n’est pas vrai. Si j’avais été ministre, on aurait bien vite découvert que l’image politique idéalisée que l’on a de moi ne correspond pas à la réalité.

Revenons à 1983, qui a été pour beaucoup une des périodes sombres de notre histoire. Comment avez-vous vécu cette période ?

On dirait que pendant cette période tous les maux de société dont souffrait le pays sont remontés à la surface. Cette période a été très dure à vivre, surtout pour ceux qui étaient supposés ne pas être sur le bon versant de la montagne. Et puis, Maurice étant Maurice, les ennemis irréductibles d’hier se sont réconciliés et nous avons eu droit à la première grande réconciliation de la famille militante, qui était un des grands rêves de Prem, comme celui du groupe du MMM, lequel avait réussi à enlever le PTr et le PMSD du pouvoir en 1982. Ils ont toujours ce rêve d’autrefois, mais même si les choses ont changé, de temps à autre, on reparle de cette grande réunification qui, il faut le rappeler, a failli avoir lieu en 2014.

Est-ce qu’un retour de la génération MMM sur la scène est encore envisageable ?

Je ne le pense pas. Certains de ceux qui font partie de cette génération ont vieilli, d’autres sont morts, d’autres font autre chose. Les choses ont changé et la capacité de travail n’est plus la même. Par exemple, Paul Bérenger a eu une puissance de travail extraordinaire, mais elle a diminué et on le voit quand il anime la conférence du MMM chaque samedi.

Justement, que pensez-vous de Paul Bérenger aujourd’hui ?

J’ai encore beaucoup de respect pour lui, pour son cheminement politique. Jusqu’à l’heure, je trouve qu’il a encore de bonnes idées. Cela dit, je le vois et je l’entends de loin. Si j’étais dans les structures du MMM, à ses côtés, peut-être que j’aurais un regard différent sur lui, que j’aurais eu des problèmes avec lui. Comme beaucoup, je trouve qu’il dit des choses intéressantes, par exemple qu’il faut un nouveau paradigme, une nouvelle manière d’envisager l’économie à partir d’un nouveau modèle de développement. Mais le problème c’est qu’en attendant le nouveau modèle, c’est celui des années 1970 qui est encore utilisé, il n’est plus adapté aux besoins d’aujourd’hui. C’est un problème mondial.

Dans les années 1970, les jeunes étaient à l’avant-garde du combat politique et social, revendiquaient dans les usines, dans collèges, à l’université, partout. Aujourd’hui, les jeunes sont scotchés devant un écran de télévision, d’ordinateur ou de téléphone.
Aujourd’hui les gens — jeunes ou vieux — sont de plus en plus individualistes et le développement technologique pousse dans cette direction. On ne communique plus directement, mais à travers des machines. L’autre jour, au restaurant, j’ai vu une table d’une dizaine de personnes où chacun parlait au téléphone. Les structures du vivre-ensemble sont en train de disparaître. Autrefois, dans les villages, il y avait des baitka, des centres sociaux et des clubs de jeunes littéraires où tout le monde se retrouvait et participait à la vie collective. Cela n’existe plus ou très peu. Les centres communautaires ont été remplacés par les shoppings centres, où on se croise sans beaucoup se parler. Aujourd’hui, les relations humaines ont été remplacées par des outils technologiques qui détruisent les structures communautaires, ce vivre-ensemble d’autrefois. Il n’y a plus de rêve mauricien, comme ce fut le cas dans les années 1970 pour galvaniser les jeunes. C’est ce qui empêche le regroupement qui pourrait déboucher sur des actions collectives comme autrefois. Avant, quand l’eau ne coulait pas, on descendait dans la rue pour protester, aujourd’hui on signe des pétitions sur Facebook. Cependant, il faut reconnaître que quelque chose est en train de se mettre en place aux Etats-Unis avec la révolte des femmes et des enfants face au harcèlement sexuel et au lobby des armes. Il y a aussi, en Europe et ailleurs, de nouvelles formes de protestation qui commencent à se mettre en place.

Quel est l’avenir de Maurice du point de vue sociologique ?

Il faut d’abord dire qu’on ne peut pas séparer la sociologie de l’économie, qui détermine tout aujourd’hui. Il me semble que tout le monde est un peu perdu, même les pandits de l’économie et on n’a pas de solutions. Le problème de Maurice, c’est sa taille, et le fait que le peu de terres qui reste est alloué aux hôtels et aux IRS pour couvrir le pays d’une couche de béton. Nous sommes, quelque part, condamnés à continuer dans cette direction. Les IRS commencent à poser problème dans certaines régions du pays où les Mauriciens commencent à se sentir étrangers dans leur propre pays et l’attitude de certains étrangers n’arrange pas les choses. C’est inquiétant.

Il y a également une agressivité chez les Mauriciens.

Mais il n’y a pas que l’agressivité, il y a aussi une déprime augmentée en ce début d’année par la météorologie. Et cela en dépit du fait qu’il y a eu des avancées, que les Mauriciens vivent mieux, en tout cas plus confortablement qu’il y a vingt ans. Mais la déprime est là, même chez les gens qui ont d’excellentes conditions de vie. Il est vrai que la situation mondiale est loin de pousser à l’optimiste. Les inquiétudes sur les plans climatique et économique augmentent le sentiment d’insécurité, de mal-être. Ici, ce sentiment d’insécurité est tellement fort que les gens deviennent facilement agressifs, souvent pour des prétextes futiles. Et cela se ressent tous les jours sur nos routes. Tout cela est accentué à Maurice à cause du manque de direction, de leadership fort.

Sur le plan politique ?

Forcément, on a besoin d’un sens de direction pour mener le pays à bon port et de quelqu’un pour l’incarner. Paul Bérenger est trop vieux, tout comme Anerood Jugnauth et Pravind Jugnauth semble trop jeune et qui manque d’expérience, et de l’autre côté, il y a Ramgoolam, qui est en train de jouer la carte du populisme et qui peut attirer la masse. Je pense que malheureusement nous allons dans cette direction. C’est dommage parce que Maurice aurait pû être autrement.

Que pensez-vous de l’affaire de la carte de crédit de la présidente de la République ?

Tout d’abord, j’aimerais souligner que je ne pense pas que les femmes « fanent » plus que les hommes. Le problème c’est qu’il n’y a que quelques femmes à des postes de responsabilité et donc quand elles « fanent », cela se voit et se sait plus rapidement. Je crois que la présidente s’est laissée attraper et n’a pas envisagé les répercussions négatives que son action allait avoir sur elle et sur le pays, sur son image et sa réputation.

Si on vient vous dire : le pays est déprimé, on a besoin de quelqu’un pour prendre la barre et ce quelqu’un peut être vous ?

Ma réponse est non, parce que je n’ai pas de baguette magique ou de plan pour changer les choses. Je constate les problèmes, mais je n’ai pas de solution, magique ou pas, pour les résoudre. D’ailleurs, c’est une grosse erreur que de rechercher des solutions miracles, des baguettes magiques ou des messies. Ce n’est pas un homme ou une femme providentiels qui va sauver le pays, mais un programme économique bien pensé par un groupe de personnes ayant réfléchi sur la question. Il faut un plan pour créer de l’emploi, démocratiser l’accès aux ressources, trouver des solutions aux problèmes de la pauvreté, trouver des solutions aux problèmes de l’environnement. Tous ces sujets doivent faire l’objet d’un débat public à partir duquel des solutions et des propositions seront envisagées et inclues dans le nouveau modèle de développement.

Cela passe-t-il obligatoirement par les politiques ?

Pas du tout. Tout cela doit passer par la compétence et l’expérience pour mettre au point une nouvelle politique économique, dégager une vision pour l’avenir à travers un débat national impliquant tous les Mauriciens. Il faut consulter les spécialistes, mais aussi ceux qui travaillent sur le terrain pour confronter les expériences. A ce sujet, je note que le secteur privé ne participe plus au débat national, n’a plus d’opinions comme c’était le cas autrefois. Je ne comprends pas son silence. L’Etat aurait du avoir organisé un grand débat sur ces sujets dans le cadre des célébrations du cinquantième anniversaire. Il ne l’a pas fait et c’est un groupe de presse qui a organisé un débat national !

Nous sommes à la veille des cinquante ans de l’indépendance. Est-ce que le jeune pays que nous sommes a raté beaucoup de choses ?

Nous avons sans doute eu des ratés, mais nous avons aussi gagné beaucoup de choses en cinquante ans. Sur le plan matériel, celui du confort personnel, il y a eu des avancées auxquelles nous sommes habitués, mais que les Mauriciens qui vivent à l’étranger remarquent et soulignent quand ils reviennent en vacances. Mais sur le plan social, ce n’est pas la même chose comme je l’ai dit auparavant. Ce qui manque c’est, je me répète, l’organisation d’un grand débat national dont les conclusions pourraient servir pour écrire le nouveau modèle de développement qui permettra à Maurice d’affronter l’avenir avec un focus sur les pays d’Afrique qui font des progrès fulgurants. Nous devons prendre exemple sur eux et faire bouger et réfléchir le pays pour avancer.

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